Chapitre 18
Mary se laissa choir sur le rebord de son lit. Sa chevelure s’échappait en mèches rebelles de son châle et sa poitrine haletait au rythme de sa respiration. Lepois l’observait, surpris par cette réaction inattendue, blessé d’avoir en toute apparence visé juste.
— Tu as découvert pour Olga, lâcha-t-elle dans un souffle.
— Oui, se contenta de répondre le policier.
— J’aurais dû m’en douter. Tu n’abandonnes pas l’os que tu as dans la gueule.
Merci pour l’image…
— Tu m’as tout de même tendu un sacré truc à ronger, tu trouves pas ?
La jeune femme rentra la tête dans les épaules, piteuse.
— Je ne voulais pas. Je ne voulais pas t’attirer là-dedans, je te le promets. Je ne pensais pas… tout ça… Quand… quand Olga est morte…
— Mais pourquoi Mary ? Les flics du coin pouvaient pas s’en occuper ? Ça m’aurait évité des tombereaux de chiasse !
Mary se redressa, les yeux rougis et les traits tirés. Ses mains tremblaient légèrement, elle triturait une bague à son annulaire.
— J’avais besoin de savoir, Henry. Olga était mon amie, et…
— Et pas que ça, hein ?
— Non… pas que ça, avoua-t-elle. Je connaissais ses liens avec le réseau. Je… je n’aurais jamais dû te demander… de te mêler de cette affaire.
— C’est bien le temps de le regretter ! gronda l’inspecteur. Et d’abord, comment t’en es arrivé à fricoter avec ces Russes ?
La prostituée marqua un court silence avant de répondre, dans un murmure :
— Tu le sais déjà, Olga n’était pas une vraie prostituée. Mais moi, je l’ignorais, au début. Je l’ai bien rencontrée à Saint-Lazare, comme je te l’ai expliqué. Nous avons discuté, et de là, petit à petit, nous avons tissé des liens. Elle… Elle est devenue mon amie. Mais quelque chose en moi, une alarme intérieure, me titillait. Entre filles, on cause. De nos clients, de nos espoirs, de nos… protecteurs. Mais elle, elle restait discrète et réservée. Elle ne me parlait jamais ou presque de sa vie d’avant, et encore moins de ses habitués.
— Pas très étonnant, ponctua Lepois, amer.
— Et quelques semaines plus tard, poursuivit Mary sur sa lancée, elle a été chassée du Louisiane. J’ai pris peur pour elle, je lui ai proposé de la recueillir ici, aux Trois couleurs. Mais elle a refusé et s’est retrouvée dans cet horrible endroit, rue Quincampoix.
Les yeux de la prostituée s’embuèrent. Elle essuya une larme du revers de la main, le regard perdu dans le vide. Le policier ressentait la tristesse réelle, profonde, de la rouquine à l’égard de son amie. Il n’avait rien su de la relation qui unissait ces deux femmes. Joli travail, une fois encore, pour un flic hors pair.
— Et c’est là, articula-t-elle avec peine, c’est là qu’elle m’a proposé de rejoindre son réseau.
Lepois tressaillit. Nous y étions enfin ! Balas avait vu juste, comme d’habitude, et lui avait été mené en bateau. Comme d’habitude. Il se redressa, bras croisés, planté devant sa régulière, toujours assise sur le rebord de son lit. Il se pinçait les lèvres, luttait avec difficulté à l’envie de laisser échapper sa colère, de permettre à ce sentiment de trahison qui l’assaillait de prendre le dessus. On l’avait berné. Mary lui avait menti, dès le début.
— Elle m’observait, depuis plusieurs semaines. Elle a hésité avant de me parler. Elle… elle craignait de me mettre en danger.
— Trop aimable de sa part, grinça le policier.
— J’aurais voulu refuser. J’y suis presque parvenue tant j’avais peur. Mais elle m’a fait rencontrer des filles qu’elle avait réussi à sortir des griffes des esclavagistes.
Maligne, la petite.
— Et ton grand cœur l’a emporté, c’est ça ?
— Non ! Enfin… si… peut-être… mais je me suis dit que ces monstres auraient très bien pu s’implanter en Irlande, chez moi. J’aurais pu me retrouver à la place de ces malheureuses. Et… et j’ai fini par accepter.
Mary baissa la tête. Elle fixa le plancher durant de longues secondes avant de reprendre, d’une voix sourde, le regard désormais plongé dans un passé perdu.
— J’aidais Olga à accueillir les femmes et les enfants libérés des griffes de ces monstres. Nous devions les héberger dans une maison du quartier, pendant une ou deux nuits, tout au plus, puis les escorter discrètement par petits groupes jusqu’aux fortifications, au nord de Paris. De là, un autre membre les récupérait et les accompagnait en sécurité, quelque part en dehors de la ville.
Lepois encaissait les informations et les preuves enfin établies de la manipulation de la prostituée. Sa respiration s’était accélérée, hachée, il sentait une veine battre dangereusement à son cou. Garde ton calme, Henry. Garde ton calme et essaye d’en tirer le maximum. Il faut pas grand-chose pour qu’elle s’effondre, la rouquine, et t’en apprendras rien de plus, du coup.
— Qui faisait partie de ce réseau ? lança-t-il, ses réflexes de cogne enfin retrouvés. Tu as des noms, des visages ?
— Non, non, personne… personne à part Olga et ce contact aux murailles, c’est tout. Je ne connais même pas son identité. Je… j’aimerais t’aider, mais l’organisation est cloisonnée, personne ne connaît ses membres dans son entier… En tout cas pas moi.
— Comment est-ce que je peux encore te croire ? grinça Lepois. Tu n’as pas cessé de me mentir, depuis le début, Mary. Si tu m’avais tout de suite expliqué ce qui se passait, au lieu de m’envoyer dans ce foutoir, j’aurais pu avancer, plutôt que de perdre mon temps et me cogner contre les murs !
— Je suis navrée, Henry. Je devais savoir, m’assurer de la façon dont mon amie était morte et je… je voulais également vérifier si… si cela avait quelque chose à voir avec le réseau.
La prostituée pâlit, ses traits s’affaissèrent. Elle hoqueta, se reprit avec difficulté.
— Lorsque tu m’as dit… que le Poinçonneur avait été à l’origine du meurtre… j’ai été horrifiée, profondément horrifiée, à l’idée qu’Olga soit devenue une de ses victimes.
Elle renifla, essuya sa joue humide avant d’ajouter d’une voix frêle :
— Mais une partie de moi s’est sentie rassurée que le réseau n’ait rien à voir avec son assassinat. Qu’il n’était pas en danger et je… j’ai eu honte de penser cela. J’ai encore tellement honte… Olga était mon amie, mais…
Lepois se retint de hausser les épaules. Rien d’étonnant, après tout. Ils étaient tous prêts, dans cette foutue organisation, à laisser leur peau pour la cause. Embrigadés jusqu’à la mort. Alors ça ou autre chose… Quelle connerie !
Un instant, le policier manqua céder. En rester là, ne pas pousser plus loin. Peut-être aurait-il pu prendre sa protégée dans ses bras, la réconforter ? Il aurait même réussi, avec un peu de chance, à trouver les mots justes. Mais sa propre honte de s’être fait berner, la colère de voir Mary le manipuler, la fatigue, le découragement, eurent raison de ses dernières parcelles de sensibilité. Il jeta sur la prostituée un regard glacial, un fin rictus apparut au coin de ses lèvres.
— Sauf que ce n’est pas le Poinçonneur qui a tué ton amie. Si tu m’avais tout expliqué plus tôt, j’aurais pu gagner un temps précieux, au lieu de m’évertuer à courir après une chimère.
— Comment ça ? s’étrangla Mary. Ce n’était pas le Poinçonneur ? Qu’est-ce que tu racontes ?
Elle semblait à deux doigts de défaillir. Mais le policier s’en moquait à présent. Il voulait cracher, blesser, punir celle qui l’avait utilisé comme un pion.
— Surprise ! grimaça-t-il. C’est d’autant plus regrettable qu’il est mort, le larron. Pas de chance, hein ? Et grâce à toi et tes cachotteries, mes pistes sont froides. Comme une partie de ton cher réseau, au passage. Je suis sûr qu’Olga te remerciera, de là où elle se trouve !
À la seconde où il prononçait ces paroles, Lepois sut qu’il avait franchi une limite. Mary laissa échapper un hoquet de stupeur. Elle s’affaissa encore un peu plus, assommée par l’uppercut. Elle vacilla, se redressa de justesse, le souffle court, la tête dodelinant au rythme de sa respiration saccadée.
— Tu ne peux pas… murmura-t-elle. Tu n’as pas le droit, poursuivit-elle, plus fort.
Elle releva son visage vers le policier, les yeux étrécis en une fine ligne émeraude, lame acérée et redoutable.
— Je t’interdis de parler en son nom ! Jamais !
L’inspecteur manqua de reculer devant la rage qui sourdait désormais de son ancienne protégée. Il se carra toutefois sur ses positions, serra les poings sans même s’en apercevoir.
— Tu n’as rien à m’interdire, tonna-t-il. Rien ! Tu n’en as plus le droit depuis que tu t’es moquée de moi et que tu m’as envoyé ramasser la merde qui avait été semée. Ça te blesse de l’entendre, c’est ça ? Comprendre que j’aurais peut-être eu une chance de remonter la piste du meurtre de cette souris ? Mais grâce à tes manigances et tes mensonges, j’ai perdu tout espoir d’y arriver. Et des hommes sont morts, de surcroît. Pas par ta faute, certes, mais qui sait ce qui aurait pu se passer si je les avais retrouvés plus tôt ?
Les mots sortaient de la bouche du policier sans qu’il ne puisse plus les contrôler. Le torrent boueux se déversait, les paroles jaillissaient de sa poitrine, crachées à la face de la rouquine qui les encaissait l’une après l’autre, combattante résistant avec courage à un déferlement de coups.
Lepois tendit un doigt accusateur vers la jeune femme. Il sentait son visage s’empourprer, sa voix, parfois, tremblait du fait de l’émotion qu’il ne parvenait plus à canaliser.
— On m’a enlevé, molesté, poursuivi, attaqué. Je me suis fait tirer dessus. Un gamin est mort entre mes bras. Je traîne des cadavres derrière moi comme un de ces foutus croquemorts ! Et j’apprends quoi ? Que depuis le début, tu savais tout et que tu aurais pu me donner des informations d’importance plutôt que de me retrouver avec déjà presque un pied dans la tombe ? Merde, Mary, qu’est-ce qui a bien pu te passer par la tête ?
— Assez ! Ça suffit, Henry ! Ça suffit ! Je ne veux plus entendre un mot de toi.
Mary s’était levée, pâle comme la mort. Ses traits, déformés par la peine et la colère, durcissaient son visage, le rendaient aussi terrifiant qu’une statue de déesse antique prête à déverser sa puissance.
— Sors d’ici, Henry ! Si tu ne peux que me cracher tes horreurs, alors va te faire pendre ailleurs ! Tu ne t’es pas posé la question une seconde de savoir pourquoi je ne t’ai pas parlé du réseau ? Toi et ta discrétion habituelle ? Ta propension à laisser derrière toi terre brûlée et paysage dévasté… Si j’avais évoqué les Russes, il n’aurait pas fallu deux jours pour que toute l’organisation tombe !
Elle s’avança en direction du policier. À son tour de pointer vers lui un index tendu, déverser sa rancœur, asséner sa vérité. Mais Lepois ne voulait pas céder ni esquisser le moindre geste qui aurait trahi un signe de faiblesse.
— J’aurais dû t’avertir ? Oui, peut-être, poursuivit Mary. Facile, de réécrire l’histoire une fois qu’on en connaît l’épilogue. Mais si c’était à refaire, j’agirais exactement de la même façon, sans rien y changer ! Tu es dangereux, Henry. Bien trop dangereux. Pour tes ennemis, mais aussi pour tes amis.
Les dernières paroles de la prostituée avaient transpercé le policier de part en part. Ses épaules s’affaissèrent un instant, ses poings se desserrèrent. Ébranlé par cette vérité hurlée en plein visage, il déglutit avec difficulté. Mais sa fierté emporta la lutte, son honneur de mâle élevé dans les méandres de la rue et la complexité de la maréchaussée lui insuffla un ultime sursaut, bravache.
— Si je suis si dangereux, cracha-t-il, alors autant que je reste éloigné de toi ! Avec un peu de chance, moi à distance, personne ne s’en prendra plus à ta personne !
Il savait ses paroles injustes, celles d’un enfant grondé pour avoir commis une bêtise et qui, de colère, en cassait ses jouets. Il se recula de deux pas, sous le regard assassin de la prostituée.
— Va-t’en, Henry ! répéta-t-elle. Sors de cette chambre et va mener ta guerre hors de ma vie !
Le policier traversa la pièce, furieux, hors de lui. Il franchit la porte restée ouverte, tomba nez à nez avec les curieux demeurés dans le couloir tout au long de l’altercation. Prêt à assommer le premier venu, il fendit l’attroupement qui, prudent, laissa le passage à cette tempête bouillonnante. La Berthier, en bas de l’escalier, s’écarta sans oser lui poser la moindre question ni esquisser le moindre geste. Bon choix. Il aurait été capable de passer ses nerfs sur elle.
Il bondit dans la rue, rendu ivre par ses sentiments incontrôlés. Et il savait sur qui il allait déverser son trop-plein de colère.
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