Chapitre 20
— Et vous dites que vous êtes ?
— Inspecteur Bessière, répondit Lepois.
— Et vous travaillez pour le commissaire Déroulère ?
— Exactement.
— De la brigade des mœurs...
— Tout à fait.
Gouvion-Saint-Cyr, assis jambes croisées dans un fauteuil de velours safran observait la troupe avec amusement. Son regard sombre s’illuminait par instant tandis que ses traits de marbre demeuraient immobiles. Il se délectait de cette situation et Lepois, déjà, sentait la partie mal engagée. Le policier se tenait debout, aussi officiel que possible, ses comparses regroupés trois pas derrière lui, troupeau hagard et bien en peine de garder contenance.
— Mais dites-moi… inspecteur, votre affaire doit être d’une certaine importance pour que vous ayez convoqué tout le ban et l’arrière-ban de la maréchaussée. C’est époustouflant. À moins que vous n’ayez été obligé de racler les fonds de tiroirs pour ramener une équipe aussi… disparate ?
On ne pouvait pas dire que la première impression avait eu l’effet escompté sur cet homme. Dès l’entrée du palais, faubourg Saint-Honoré, le groupe avait dû subir une inspection en règle par quatre gardiens goguenards armés jusqu’aux dents. Ceux-là devaient avoir l’habitude de fricoter avec la police pour se montrer aussi peu concernés par une descente. À moins qu’ils ne soient si assurés du pouvoir de leur maître que la vue d’une poignée d’uniformes les laissait aussi froids qu’une bonne sœur frigide en plein lupanar. Il ne restait plus qu’à espérer, cerise sur le gâteau, que personne ne reconnaisse l’un des malfrats qui l’accompagnaient…
— Avez-vous décidé de garder le silence, inspecteur… Bessière ? revint à la charge Gouvion. Si tel est le cas, j’ai d’importantes affaires à mener, aussi je pourrais vous faire patienter une heure ou deux, le temps que vous repreniez vos esprits.
Lepois, obnubilé par ses pensées et de plus en plus persuadé de l’issue catastrophique de son inestimable idée, n’avait pas réagi suffisamment tôt à l’évocation de son nom d’emprunt. Son interlocuteur laissa échapper un soupir de résignation et adressa un signe de tête à l’un de ses valets restés en arrière.
L’inspecteur bomba le torse, s’avança d’un pas, sous le regard sourcilleux des loufiats. Rentre dans ton rôle, bon dieu ! Rentre dans ton rôle. Il se retint de prendre une profonde bouffée d’air frais, attrapa son courage comme il le pouvait et se jeta dans la fosse.
— Nous sommes ici pour perquisitionner votre demeure dans le cadre d’une enquête.
Ton protocolaire, répété des centaines de fois.
Gouvion ne bougea pas d’un pouce.
— Une enquête ? Sur ?
— Un meurtre, trancha Lepois.
— Un meurtre ? Ici, dans ma propriété ?
— Non, bien sûr que non. Un meurtre qui a eu lieu…
— Alors dans ce cas, pourquoi venir jusque chez moi, inspecteur… Bessière ?
Il se moquait ouvertement de sa tête, celui-là ! Et avec le sourire, en prime. Le policier devait garder son calme, ne pas rentrer dans le jeu de son adversaire. Vite dit, avec ce genre de type en face soi.
— Nous avons de sérieuses raisons de penser que vous y êtes mêlé.
— Moi ? Vous m’accusez d’assassinat ? grinça Gouvion. La chose est grave, voyez-vous.
— Bien sûr que non, monsieur, vous êtes bien trop malin pour cela.
— Ah ! Voilà enfin une parole juste ! La première depuis votre arrivée inspecteur... Bessière.
La répétition de sa fausse identité inquiétait Lepois. Déjà mis à nu ? Cet homme était un démon, un serpent qui avait commencé à s’enrouler autour de lui depuis plusieurs minutes. Il ne devait en règle générale pas s’en laisser compter bien longtemps. Le policier aurait mieux fait de se renseigner un peu plus sur son adversaire avant de foncer, comme à l’accoutumée. Il ne fricotait pas avec du tenancier de bordel ou du malfrat de bas étages sur ce coup. Il se retrouvait en première ligne, avec en face de lui des troupes aguerries et redoutables.
— Assez parlé, tenta-t-il sans grand espoir de s’imposer. Laissez-moi procéder, ou…
— Ou je serai sévèrement puni ?
Un rictus anima le visage de Gouvion. Sa voix, posée, se teintait d’une dérision à peine dissimulée. Bien que toujours assis, il paraissait dominer l’assistance par sa simple présence. Il détailla lentement le groupe hétéroclite entassé derrière l’inspecteur.
— Si je parviens encore à compter juste, vous êtes neuf pour cette mission de la plus haute importance. Je crois que ma modeste demeure possède aux alentours de quatre-vingts pièces. Je sais, c’est excessif, mais que voulez-vous ? Quoi qu’il en soit, votre fière armée devrait avoir besoin de deux bonnes semaines pour venir à bout d’une fouille en règle. Rassurez-moi, inspecteur, vous n’allez pas m’importuner deux semaines durant, tout de même ?
Fourbe scélérat ! Bien sûr que non, je ne vais pas te tenir la jambe aussi longtemps et tu le sais très bien !
L’entretien tournait au vinaigre. Plus vite encore qu’une piquette abandonnée en plein soleil. Dans le dos de l’inspecteur, ça bruissait. Ses hardis camarades, visiblement, sentaient eux aussi l’odeur du moisi et une bonne partie d’entre eux devait déjà se demander comment prendre la poudre d’escampette sans y laisser trop de plumes. Voilà ce qu’il en coûtait de se fier aux brigands. Les cognes, au moins, devaient justifier leur salaire d’une manière ou d’une autre et ne se trouvaient pas tentés de filer aussi rapidement. Quoi que, à la réflexion, se désola le policier, cela ne devait se jouer qu’à une poignée de secondes près.
— Parce que, s’il le faut, poursuivit Gouvion, je peux demander l’aide de deux ou trois brigades au ministre Baroche… pour vous rendre service, bien sûr.
— Bien sûr, grinça Lepois.
Et voilà ! Baroche, une fois de plus ! Il devrait un jour le rencontrer, ce brave homme. Sûr qu’ils deviendraient les meilleurs amis du monde. Avantage certain à leur future relation, le ministre connaissait déjà tout de lui. Autant démarrer une relation sur des bases saines...
Le policier rassembla enfin assez d’aplomb pour tenter de stopper la partie engagée par son interlocuteur. S’il laissait Gouvion mener la danse, ils se trouveraient encore là au lever du jour. Or, ils n’avaient que trop tardé et plus le temps passait plus ils risquaient de se voir démasqués. Même s’il était désormais persuadé que son adversaire avait tout deviné depuis bien longtemps, peut-être depuis leur entrée dans son palais, et ne faisait que prendre plaisir à se jouer des intrus...
— Messieurs, au travail ! ordonna-t-il à sa troupe. Commencez par le bureau de ce monsieur et…
— Lequel ? s’amusa Gouvion. J’en possède cinq, voyez-vous.
Ça suffit, bon Dieu !
Lepois fusilla du regard l’homme d’affaires. Il s’était assez moqué de lui comme ça ! Au diable calme et contrôle de soi.
— Peu importe le nombre de vos bureaux, s’irrita-t-il. Si nous devons tout remuer de la cave au grenier, nous le ferons !
— Pour ce que j’en dis, fit mine de battre en retraite l’hôte des lieux.
— Monsieur… hum… inspecteur, se reprit son « bras droit » La Guigne, on y va ou pas, du coup ?
Lepois soupira, le regard fixé sur le sol. Ils allaient réussir à l’achever, c’était certain. Pourquoi n’avait-il pas opté pour une autre approche, bon sang ? Une attaque en pleine nuit aurait au moins offert un brin de panache, plutôt que cette Bérézina policière.
— Mais bien sûr que vous y allez ! intervint Gouvion dans un large sourire. Depuis quand la maréchaussée hésite-t-elle à obéir aux ordres de son supérieur ? Ne vous a-t-on donc rien appris à votre école de police ?
La Guigne, désespéré, jeta un regard perdu à l’inspecteur. Celui-ci, d’une main lasse, lui intima d’obtempérer.
— Allez-y, je vous ai dit, souffla-t-il de dépit.
L’équipe de choc s’anima. Quelques bousculades, une ou deux prises de bec, tel brigand refusant de se retrouver en binôme avec tel autre, pour une histoire de rapine ou de trahison ancienne. Au bout de deux longues minutes de souffrance pour Lepois, les groupes s’égaillèrent dans la demeure, menés par des valets revêches. Et passablement costauds.
Qui escortait l’autre, se demanda le policier au moment où ses complices disparaissaient de son champ de vision ?
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