Chapitre 23
La porte de la salle d’autopsie s’ouvrit à la volée. Trois hommes, arme au poing, se ruèrent dans la pièce. Balas se jeta derrière la table à la recherche d’un abri de fortune. Lepois dégaina, tira à l’instinct, avant de rejoindre son ami.
Un des assaillants gémit.
Pas si rouillé que ça.
Une seconde plus tard, les balles fusaient dans leur direction.
— Faut pas rester là, tonna le policier entre deux tirs de réponse.
— Ah, tu crois ? Ils sont là pour moi, je les reconnais, ce sont des hommes de Gouvion.
— Ce fumier m’avait annoncé qu’on ne voulait pas me voir mort.
— Merci de porter autant d’attention à ma personne, ironisa le légiste. Et si ça peut te rassurer, il savait parfaitement que tu foncerais ici, la liste entre les mains.
Le salopard ! Il avait sans succès tenté de l’acheter et donc opté pour l’élimination. Une pierre deux coups. Efficace et économique.
Deux nouveaux tueurs s’étaient joints à la partie. Autour du policier, les éclats volaient en tous sens, bois, verre ou céramique et ses propres munitions s’épuisaient à vue d’œil. Il parvenait avec peine à retenir leurs adversaires, mais ses munitions s’épuisaient et il ne leur restait plus beaucoup de temps devant eux.
— T’as pas d’autre arme dans le coin ? Parce qu’une puissance de feu supplémentaire m’aiderait bien.
— À ton avis, gros malin ? Je te demande si tu te promènes avec des scies d’autopsie ?
Le légiste réfléchit un instant, adossé derrière leur protection.
— Notre seule chance, c’est de rejoindre cette porte, là-bas.
Lepois la connaissait bien, elle lui avait permis d’échapper à la Brigade, lorsqu’ils s’étaient précipités à la morgue pour récupérer le corps d’Olga, une éternité auparavant. L’idée semblait séduisante. Sauf qu’ils devraient franchir près de trois mètres à découvert. Autant se transformer en cibles de foire.
Un liquide gluant goutta sur son front. Il leva la tête, esquiva juste à temps un jet verdâtre qui s’écoulait du rebord de la table d’autopsie.
Charmant.
— Je crois que notre ami le cadavre vient finalement de remourir, s’amusa Balas, malgré le tragique de la situation.
— Tu t’arrêtes jamais ? Il te viendrait pas une idée, à la place ? Ils vont pas tarder à comprendre qu’il leur suffit de nous prendre en tenaille pour nous pincer, alors fais marcher ton cerveau, bon Dieu !
De fait, les tirs redoublèrent et deux tueurs parvinrent à se glisser derrière une desserte métallique.
— J’ai bien une proposition, par contre, ça va chauffer, répliqua Balas. Tu vois l’armoire, au bout de la paillasse ? À l’intérieur, il y a une bouteille de gaz, et…
— Excellent ! Comme ça, on va se faire péter avec la moitié du quartier. Pas envie de mélanger mes morceaux avec toi, Karl.
— D’accord, d’accord. Alors on va la jouer plus sale.
Les deux adversaires avaient renversé leur protection et progressaient dans leur direction. Les balles de Lepois ricochaient sur le métal et il avait de plus en plus de mal à ajuster sa visée tant les tirs s’intensifiaient. À croire que ces fumiers avaient piqué une de ces mitrailleuses américaines et s’amusaient à les arroser à volonté.
Balas s’empara de deux grands seaux remplis de matières gluantes. Il en confia un à l’inspecteur, sourire aux lèvres.
— À ton signal, mon vieux.
— Maintenant ! hurla aussitôt Lepois.
Les projectiles s’envolèrent en direction des tueurs, parabole rougeâtre et nauséabonde, tandis que le duo en profitait pour bondir de sa protection. Lepois vida ses dernières balles. Des exclamations de surprise et de dégoût accueillirent bile, sang, viscères et autres flux excisés du cadavre.
— Bordel, c’est quoi cette saloperie !
— De la barbaque !
— Ils s’échappent, beugla un troisième homme, avant de vomir tripes et boyaux.
Les fuyards avaient mis à contribution ces quelques secondes de répit. Ils se précipitèrent dans le couloir attenant à la salle d’autopsie. Le légiste referma l’huis derrière lui, bloqua le passage en poussant d’un coup de rein un meuble bas. Des têtes dépassaient du bureau du greffe et de celui des magistrats, un peu plus loin.
— Restez pas là ! hurla Lepois alors qu’il filait en trombe devant les visages ébahis.
— Foutez le camp, les gratte-papiers, ponctua Balas, sur ses talons.
Un bruit de bois brisé, derrière eux. Des tirs, à nouveau. Une balle siffla à l’oreille du policier. Un employé s’effondra, la mâchoire arrachée. Aussitôt, les curieux, gallinacés effrayés par la vue du sang, se claquemurèrent dans leurs poulaillers.
Le légiste ouvrit une nouvelle porte et déboula dans la salle d’exposition des corps, pleine à craquer.
— Merde, Henry, ça va être un carnage !
— M’en fous, c’est rien que des vautours.
— Arrête tes conneries, bon sang !
Lepois soupira, se fraya un passage à travers ces assoiffés de mort. Plus de balles dans son arme, impossible de tirer un coup de feu pour que les chacals s’égaillent. Mais il connaissait un moyen bien plus efficace. Imparable, même.
— Ils ramènent le cadavre d’une gamine démembrée, à l’arrière, cria-t-il.
L’assemblée bruissa, s’agita. On se répétait l’information. Bientôt, les premiers voyeurs se dirigeaient vers la sortie. Premiers arrivés, premiers servis. Et ce genre de macchabée, ce n’était pas monnaie courante.
— Fonce, Karl !
— Henry, t’es un dieu !
Les premiers poings fusaient, on se bousculait, s’injuriait et déjà des malheureux se retrouvaient écrasés contre les piliers de la salle. Ironique, de crever dans une morgue, songea Lepois. Certains d’entre eux, sans famille ni proches, seraient peut-être exposés à leur tour le lendemain, sous le regard des autres habitués ?
Les deux hommes jouaient des coudes, poussaient, piétinaient sans aucune pitié. Un coup de feu, dans leur dos. Ils baissèrent la tête par réflexe. Mais dans cette cohue les tueurs ne pouvaient viser personne.
Arrivés sur le parvis, ils continuèrent tout droit, laissant le flux des spectateurs se déverser vers les côtés du bâtiment. Lepois se rua vers deux plantons, leur ficha ses papiers d’identité sous le nez.
— Des tireurs, dans la morgue. Quatre, si je sais encore compter.
Les cognes frémirent, habitués à leur travail tranquille de gardiennage. Leur plus dangereuse mission consistait à arrêter des assassins amateurs enclins à venir admirer d’un peu trop près leur œuvre, ou de calmer les ardeurs de la populace excitée par la vue de la mort. Alors, se retrouver en face d’hommes armés…
— On… on va chercher du renfort, tenta le premier, plein d’espoir.
— Oui, c’est juste, renchérit le second… du renfort.
— Le renfort, c’est vous, bande de larves ! Donc, vous vous mettez en position avant que je vous crée un trou de plus dans le fondement !
Au milieu de la masse qui continuait à se déverser, Lepois repéra le visage d’un des assaillants. Premier d’entre eux, ou bien ses comparses étaient-ils déjà sortis et entamaient un mouvement tournant pour les prendre à revers ? Bref coup d’œil alentour. Rien d’anormal, en toute apparence. D’un signe de tête, il désigna le malfrat.
— Là ! C’est votre premier cavalier, messieurs. À vous de jouer.
— Et… et vous, inspecteur ?
— Moi ? Je vais chercher du renfort, bien sûr.
Lepois s’éloigna d’un pas rapide, Balas à ses côtés, avant que les argousins aient eu le temps de réagir. Il s’en voulait de laisser des collègues face à ces assaillants. Mais c’était sa peau ou la leur.
Ils empruntèrent le pont Saint-Louis, longèrent la berge de l’île et franchirent la Seine par le pont Marie. La poitrine du policier le brûlait, son cœur semblait sur le point d’exploser. Il jetait sans cesse des coups d’œil inquiets dans son dos. Pas de poursuivant, pas de nouveaux tirs ou de badauds affolés. Ils avaient peut-être réussi à les semer ?
Parvenus rive droite, sur les quais de l’Hôtel de Ville, les deux comparses disparurent dans les ruelles du quartier.
Maigre récompense, Balas demanda grâce le premier.
— Arrête, bon Dieu ! Tu veux... me faire crever ?
Lepois franchit une porte cochère et s’immobilisa dans l’ombre d’un passage voûté. Les deux hommes restèrent silencieux de longues minutes, tant pour s’assurer de l’absence de suiveurs que pour reprendre leur souffle. Le légiste toussait, crachait, plié en deux contre le mur, les mains sur les cuisses. Pâle, il semblait sur le point de perdre connaissance. Lepois ne s’en tirait pas mieux et ses vieilles blessures s’étaient même réveillées. Quelle chance !
— J’ai… j’ai pas couru ainsi depuis l’école de médecine, hoqueta Balas. Pas depuis qu’on a… qu’on a fait cramer la statue en bois d’Esculape de ces sagouins d’apothicaires. Je m’en… je m’en serais bien passé, de cette escapade.
L’inspecteur sourit à l’anecdote de son ami, s’avança vers la rue. Rien d’anormal. Il se retourna vers le légiste. Celui-ci se tenait le flanc, une auréole rouge tachait son gilet. Il avait posé la main sur sa blessure, le visage crispé.
— Pas… pas eu le temps de t’en causer avant, mais je crois que j’ai ramené une petite surprise de notre fuite… dans le couloir.
— Merde, Karl ! Assieds-toi, je vais chercher des secours.
— Non ! Laisse-moi faire. Pas un de ces tocards de médecins farfouillera dans ma panse. Appelle-moi un fiacre, je vais rentrer chez moi. Avec un peu de chance, j’arriverai avant ces fumiers qui veulent me faire la peau et Désiré saura quoi faire. La… la balle est passée dans le gras, elle est ressortie, ça ne… ça ne devrait pas être bien méchant. Sauf que ça fait un mal de chien.
Il sourit avec difficulté, le teint livide.
— Pour une fois que mon embonpoint me sauve, hein ?
Lepois n’essaya pas de lutter. Une décision prise par le légiste valait un Commandement.
— Prends garde à toi, murmura Karl, par-dessus la portière du fiacre. Fous-toi dans un trou, restes-y planqué et ne ressors pas avant d’avoir reçu de mes nouvelles.
Il n’avait pas tort. En temps normal, il aurait peut-être pu trouver refuge au Savoye ou aux Trois couleurs, mais… bon sang ! Mary ! Il devait la prévenir. Le bordel allait être la prochaine cible de ces salopards.
— Fais-lui parvenir un message, intervint Balas, devinant les pensées de son ami. Mais fais pas de connerie. Disparais pendant qu’il en est encore temps.
— Et toi ? Ils vont venir chez toi, c’est certain.
— T’en fais pas, je vais pas y rester.
Sur un signal du légiste, l’attelage emporta son ami au milieu de la circulation parisienne. La main de Balas s’agita un instant par la fenêtre ouverte. Une poignée de seconde plus tard, il n’était plus là.
Un tramway bringuebalant s’approchait dans un crissement métallique à vous faire déchausser les dents. Lepois monta à l’intérieur avec difficulté, lui qui, en ses vertes années, s’amusait à sauter sur la plate forme arrière, au grand déplaisir des voyageurs dérangés. Une autre fois, peut-être.
Le véhicule démarra, en direction du nord, le quartier de la Bourse. Son quartier.
Fin de la deuxième partie
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