Acte I : Les Secrets du Lieutenant

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Au sud est de Bayonne, bercé par l’écoulement de l’Adour, ce petit hameau se voulait un havre de paix et de tranquillité aux portes de cette grande agglomération du pays basque, non seulement pour les oiseaux migrateurs qui y trouvaient des zones de stationnement, mais aussi pour ses deux-cents habitants qui avaient tout loisir de choisir entre les plages de Biarritz ou d’Anglet et les randonnées sur les sentiers pyrénéens pour se détendre.

Au bout de ce chemin qui venait se perdre sous les bois, une grande propriété semblait se reposer depuis plusieurs jours. La Mini Cooper gris foncé se présenta devant le portail du jardin de cet homme athlétique. Le conducteur sortit de la citadine et manipula un petit clavier dissimulé dans le pilier du vantail gauche. Alors que les deux battants s’ouvraient, l’homme regagna sa place au volant et s’engagea dans l’allée qui se présentait maintenant. Le véhicule fut bientôt immobilisé dans le garage fermé où une place restait libre entre la familiale et le coupé sport bâché. L’homme sortit du véhicule et se dirigea vers le portail pour le refermer, puis releva son courrier, qui attendait depuis trois semaines dans la boîte aux lettres. Il entra dans la maison, hantée de souvenirs amers.

Une douche rafraîchissante, relaxante, la brosse à dent, le rasoir à cinq lames. Enfin, des vêtements propres furent enfilés, un pantalon de toile marron foncé, un polo blanc qui fit ressortir les muscles saillants de ses bras bronzés. Après avoir réajusté sa montre à son poignet, Hector se fit couler un café dans le percolateur que ses enfants avaient choisi comme cadeau pour la dernière fête de Noël. Plein d’amertume, il s’installa, tasse à la main, à la table de la cuisine et commença à consulter son courrier. Entre diverses publicités et autres lettres de condoléance qu’il avait encore reçues après les obsèques de ses enfants, sauvagement assassinés devant ses yeux au printemps dernier, une enveloppe ridiculement petite attira son attention. « Hector Fischer » était la seule mention inscrite sur la face, pas de timbre, pas de tampon des services postaux. Hector décacheta l’enveloppe dans laquelle avait été glissée une petite feuille cartonnée de sept centimètres par trois. Il lut à voix haute, particulièrement intrigué, l’unique phrase typographiée.

— Tu te souviens de moi ?

Reposant la carte sur la table, il engloutit son café, attrapa son téléphone puis un porte-clés métallique, approximativement triangulaire, formé de deux ailes stylisées, au milieu duquel une bande rectangulaire vert foncé portait, en police Optima, le nom de la prestigieuse marque automobile britannique fondée par Lionel Martin et Robert Bamford, en 1913. Il fila dans le jardin. Sans prendre le temps de refermer derrière lui la porte du garage, il débâcha l’Aston-Martin V8 Vantage noire Millésime 1980, en déverrouilla la porte et s’installa au volant. À l’instant où il démarra le puissant moteur à huit cylindres en V, son téléphone portable se mit à sonner. L’écran affichait la photo en pied d’un homme trapu, aux cheveux bruns, à peine plus grand que la femme élancée aux cheveux noirs qu’il tenait chaleureusement par l’épaule. La photo était barrée du prénom de Roger. Hector coupa le contact et ouvrit le cendrier dans lequel était dissimulé un port de branchement. Il y connecta son portable. Aussitôt, l’image de Roger prit vie en hologramme sur le siège passager pour une visioconférence.

— Salut mon grand, j’ai des infos sur ton lieutenant.

— Je t’écoute.

— Alors, l’histoire n’est pas simple, mais je te fais un résumé. Guillaume Lamontagne, né en janvier 1969 d’un père inconnu et de Jeanine Lamontagne, et adopté par le mari de cette dernière, Joseph Francheville, tous les deux parents d’un petit David.

— Jusque-là, pas de surprise…

— Je continue, David est presque un jumeau de Guillaume, puisqu’il est né en décembre de la même année. La mère n’a pas chômé, on dirait…

— Mouais, on dirait…

— Parcours scolaire classique pour les deux, à ça près que les deux frères ont été en permanence dans les mêmes classes. Ni cancres, ni brillants élèves, ils sont allés jusqu’au lycée, avec plus ou moins de succès, et puis, ils ont arrêté leur scolarité, en même temps, pour vivre de leur passion.

— Laisse-moi deviner, les combats ?

— Ouais, mais rien d’illégal, David est devenu boxeur professionnel, entraîné par son frère, moins doué sur le ring, d’après mes sources.

— L’alpha devient le coach du petit frère…

— Ça aurait pu être pire. La famille Francheville, c’est garni de voyous en tous genres, et parmi les oncles Lamontagne, trois ont été victimes de règlements de compte, et le quatrième est interné, diagnostiqué schizophrène paranoïaque, depuis qu’il a menacé de faire exploser son immeuble en 1988.

— Carrément ?

— Il était persuadé que tous ses voisins étaient venus pour l’emmener sur Véga de la Lyre et mener sur lui toutes sortes d’expériences.

— Une famille de rêve, donc…

— Bref, les boxeurs ont progressé ensemble, jusqu’à ce que David se voie offrir une chance de titre européen. D’après ce que j’en sais, il s’est entraîné dur pour cet objectif, avec, en ligne de mire, une chance mondiale en cas de succès.

— Mais il a tiré une pointure trop grande…

— … qui l’a mis KO au deuxième round, suite à une esquive rotative sur crochet au visage, par deux crochets, droite-gauche, au corps puis uppercut au menton. Un sacré enchaînement !

— Ouais je sais, j’ai pas oublié…

— Lui non plus ! Il a fait encore trois combats, qu’il a perdus, abandonnant au passage sa ceinture nationale, et puis il a raccroché les gants, avant de décrocher, complètement.

— Explique…

— Apparemment, il a fait une dépression, il a commencé à faire des conneries, les gènes des Francheville et des Lamontagne ont repris le dessus, un sacré cocktail ! Il a dépensé son pognon, et il s’est retrouvé dans la rue.

— Et Lamontagne ?

— Lui, il a continué d’entraîner des jeunes, dans un club amateur, et il a passé son bac en candidat libre, est allé à l’université, licence de lettres, tout en ayant des petits boulots. Il a réussi à survivre. David, par contre, s’est enfoncé. Il en est arrivé à tabasser deux clodos à mort, dans les rues de Marseille. Il a été condamné pour coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Son passé sur les rings a été considéré comme circonstance aggravante. Il a été envoyé à la Centrale d’Arles pour vingt ans. Mais à partir de mars 2003, plus de trace de lui.

— Comment ça ?

— Plus rien ! Silence radio, plus une ligne. J’ai pas compris. Il faut que je cherche encore.

Faute d’en savoir plus sur David Francheville, Hector voulut comprendre comment Guillaume Lamontagne était passé d’un enchaînement de petits emplois variés à lieutenant de police.

— Lui, il a passé le concours d’officier de la Police Nationale en septembre 2003. Si on trouve ce qui s’est passé pour David, on saura s’il y a un lien. Mais, a priori, il y a anguille sous roche…

— Dis donc, reprit Hector, voyant au loin une voiture s’arrêter devant le portail de son jardin, j’espère que tu as été discret, en faisant tes recherches.

— Pourquoi ? se vexa Roger.

— J’ai l’impression que Lamontagne vient me rendre visite. Je coupe la transmission, on se tient au courant.

Le lieutenant Lamontagne, voyant qu’Hector venait à sa rencontre, ouvrit le petit portillon sur la gauche du portail principal et s’approcha de celui qui venait de l’inviter à entrer, jetant un coup d’œil panoramique sur l’ensemble de la propriété. Puis il s’approcha de l’Aston-Martin dont il fit le tour, curieux.

— Une belle voiture, que vous avez là, Monsieur Fischer. Je l’avais vue, quand j’étais venu, pour l’enquête, mais je ne m’étais pas permis de la débâcher. Elle date de quand ? Fin des années soixante-dix ?

— 1980. Vous êtes connaisseur ?

— Amateur. Mais ce n’est pas la plus célèbre de la marque, je me trompe ?

— Non, mais c’est une de mes préférées. Sinon, vous vouliez quelque chose ?

— Vous commencez à me connaître, Monsieur Fischer…

— Vous m’avez déjà fait le coup, quand vous m’avez emmené en pique-nique, vous vous souvenez ? Vous détendez l’atmosphère avant d’entrer dans le vif du sujet…

— Bien vu, je suis impressionné !

— Ne le soyez pas… Alors, qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

— Votre ami est parti en me voyant arriver ? Il a des choses à cacher ?

— Mon ami ? De qui voulez-vous parler ?

— La personne qui était assise à côté de vous, quand je suis arrivé. Vous parliez avec qui ?

— Il n’y avait personne, sans doute un mauvais reflet dans le pare-brise…

— Ou bien le propriétaire de la Mini, là-bas ?… Celle qui est immatriculée 68, à moins que ce ne soit aussi un reflet…

— Il n’y avait personne, Lieutenant. Et puisque vous en parlez, la Mini, je parie que vous savez déjà d’où elle vient.

— Ce que je voudrais savoir, c’est comment elle est arrivée ici.

— Par la route, cette question. C’est moi qui suis venu avec. Si vous me disiez ce qui vous amène, au lieu de tourner autour du pot.

— Vous avez raison, reprit Lamontagne. Ce qui m’amène, c’est une triste histoire que m’a racontée un collègue de Mulhouse. Figurez-vous que, dans un patelin voisin, une mère de famille et ses deux filles aînées, des sœurs jumelles, ont connu un destin tragique semblable à celui qui a touché votre famille. D’après l’enquête de voisinage, un homme que personne ne connaissait a passé quelques jours dans cette famille, avant que le drame ne se noue. Et, par un bel après-midi, un camion de livraison d’électro-ménager est venu, chargé de « sales types habillés tout en noir », comme ont été rapportés les témoignages, venus semer la terreur et la mort. Et vous savez qui était cette femme ?

— Bien-sûr que je le sais, et ne me dites pas que je vous l’apprends.

— Cette pauvre Madame Pierrard, une si belle femme, et ses deux filles, si jeunes, si ça n’est pas malheureux.

— Terrible, oui.

— Ça a dû vous faire un choc, trois mois après le drame que vous avez vécu vous-même…

Hector, qui essayait de comprendre où, précisément, Lamontagne voulait en venir, ne répondit pas.

— Vous savez, Monsieur Fischer, ce qui est le plus bizarre ?

— Dites toujours…

— Les assassins, ben on les a retrouvés, figurez-vous.

— C’est vrai ? demanda Hector, feignant la surprise.

— Tel que je vous le dis ! s’enthousiasma Lamontagne. Deux d’entre eux gisaient dans le jardin, à la verticale des fenêtres du premier étage, au milieu de débris de verre. Trois autres, près de la porte d’entrée, avaient manifestement succombé à de graves blessures, dont un par arme blanche à la gorge.

— Une vraie boucherie, on dirait…

— Vous l’avez dit ! reprit le lieutenant. On se pose encore la question. Y avait-il un sixième gars qui aurait trahi ses potes, ou bien une sorte de justicier, arrivé juste après le drame, qui aurait décidé de frapper de son bras vengeur…

— Et que vous dit votre intuition ?

— Qu’il y a peut-être encore une autre alternative. Madame Pierrard avait une troisième fille, plus jeune. Peut-être qu’un ami de la famille, présent ce jour-là, et suffisamment expérimenté, aurait pu faire tout ce qui était en son pouvoir pour sauver la petite dernière… Qu’on n’a pas retrouvée, d’ailleurs. Entre-temps, mon collègue et son adjoint pensent que des complices ont voulu passer. Une camionnette s’est arrêtée, mais ils ont été repérés aussitôt et sont repartis sans demander leur reste. L’adjoint a essayé de les suivre, mais ils se sont vite volatilisés. Vous connaissez le terrain, là-bas, c’est plein de petites ruelles, pas optimum pour une poursuite en voiture. Bref, maintenant, on cherche la fille cadette, vous n’auriez pas une idée…

— Vous ne la retrouverez pas, coupa Hector.

— Ah ! reprit le policier. Il me semblait bien que ce massacre des coupables me rappelait ce que vous m’aviez confessé, à l’hôpital. Vous aviez tué de vos propres mains un de ces types, qui s’étaient introduits chez vous. Vous ne manquez pas une occasion de vous lancer dans l’action, on dirait, Monsieur Fischer. Qu’auriez-vous à me dire, dans le cas de votre amie, la belle Hélène ?

— J’ai en effet passé quelques jours chez elle. Elle m’avait invité pour me changer les idées. Hélène m’a prêté l’une de ses voitures, mentit Hector. J’ai emmené sa fille cadette à l’aéroport quand je suis parti. Elle est retournée aux US, chez son père. Et puis il y a eu cette… malheureuse conclusion. J’ai été mis au courant par mes amis… J’ai traîné un peu, ici et là, j’ai fait la tournée des bars, et puis je suis revenu ici aujourd’hui, avec la voiture d’Hélène.

— D’accord, très bien, on vérifiera… Bon, et, dites-moi, voir, ce monsieur Briggs, ce détective privé. Je me suis renseigné, vous avez travaillé pour lui, jadis…

— Oui, il y a longtemps, et puis j’ai arrêté, je me suis lancé dans une autre activité.

— L’ingénierie de recherche, j’ai vu. Il paraît que vous êtes assez brillant, que vous n’avez rien perdu de l’époque de vos brevets.

— Je suis toujours aussi bien entouré.

— Il paraît ça, oui, de bonnes équipes de chercheurs. Cependant, puisqu’on en parle, je vous serais reconnaissant de cesser de faire des recherches sur moi.

— Sur vous ? s’étonna faussement Hector.

— Je ne suis pas né de la dernière pluie, Monsieur Fischer. J’ai été informé de ces recherches. Avec tous les événements qui se sont enchaînés autour de vous, j’ai vite fait le rapprochement. Je me suis moi-même renseigné sur vous. Il y a des passages intéressants, mais aussi de gros trous dans votre Curriculum Vitae… Mais j’ai pu faire quelques recoupements. Par exemple, pouvez-vous me dire ce qu’évoquent pour vous les noms des frères Franklin ?

Surpris de cette demande, Hector raconta à l’enquêteur une anecdote datant de son enfance, un incident dont il se souvenait avoir été témoin, dans une cour de récréation. Les deux caïds, empereurs tyranniques des cours d’écoles, avaient pris en grippe un enfant qui, sous la pression, avait fini par exploser et avait humilié l’un des jumeaux à coups de poings sous le regard pétrifié et impuissant du deuxième frère.

— Voici une petite histoire intéressante, reprit, admiratif, le lieutenant, qui nous éclaire sur le passé de nos deux gaillards. Mais savez-vous ce qu’il est advenu de ces deux-là ?

— Vous mourez d’envie de me le dire, répondit, blasé, Hector.

— Ils ont fait des bêtises, de grosses bêtises, mais ils étaient malins, aucun service de police n’a fait le lien entre les affaires. Mais votre ami, Monsieur Briggs, lui l’a fait, avec son agence privée. Et il a permis leur arrestation. Alors, vous voyez où je veux en venir, non ?

— Je vois, vous rapprochez Briggs et cette arrestation de la notion de vengeance sur ma famille. Mais ça n’a pas de sens, comment les frères Franklin auraient-ils fait le lien avec moi ?

— Ils pourraient, par exemple, avoir retrouvé la trace du seul témoin de leur humiliation, pourquoi pas… Et, en ayant travaillé avec ce Monsieur Briggs, vous pourriez être lié à leur arrestation, ce qui leur ferait deux motifs pour vous en vouloir. Quant à vous, je pense que vous avez des secrets, Monsieur Fischer, et des moyens, et que vous faites, ou avez fait, des choses pas forcément très claires qui vous ont fait croiser le chemin de pas mal de types pas nets. Je vais continuer à chercher, faites-moi confiance. Mais je vous assure, quoi que je puisse trouver dans votre passé, ne vous mettez pas sur mon chemin, ça ne profiterait à personne.

— Vous savez, Lieutenant, reprit Hector, quand vous m’avez parlé de ma victoire sur votre frère, et que vous m’avez demandé si l’un de mes anciens adversaires avait pu nourrir une telle haine envers moi, vous auriez pu, vous-même, jouer cartes sur table. Je me demande si on ne serait pas en face d’un cas typique de conflit d’intérêt… Il paraît que David ne s’est jamais totalement remis de sa défaite, et, pour finir, son décès pourrait avoir une influence sur votre jugement, au moment d’enquêter sur ces événements qui me touchent de plein fouet…

— Monsieur Fischer, s’agaça Lamontagne, ce n’est un secret pour personne que je suis entré dans la police pour pouvoir enquêter moi-même sur les circonstances exactes de la mort de mon frère, en prison, à la suite d’une rixe entre détenus. Le meurtrier présumé s’est évadé peu de temps après les faits. Moi, je suis on ne peut plus déterminé à mettre la main sur tous les responsables de ce drame. Aujourd’hui, je ne suis pas loin de tenir une piste, et je ne la lâcherai pas. Et, de vous à moi, quand je serai arrivé à mes fins, et que je tiendrai devant moi ces types, il vaudrait mieux pour eux que mes collègues soient plus rapides que moi.

— C’est bien ce qu’on dirait, conclut Hector.

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