L'ombre de la ballerine
Un gémissement lui échappa tandis qu'elle luttait contre une affreuse migraine pour se réveiller tout à fait. Avait-elle encore bu ? Elle était irrécupérable, son frère avait raison après tout, elle devrait arrêter de boire si c'était pour finir dans des états pareils. Son frère…
Lili ouvrit les yeux sur l'obscurité ; elle dut cligner plusieurs fois des paupières pour se rendre compte qu'ils étaient vraiment ouverts et qu'elle ne rêvait pas. Il faisait si sombre… et froid. Elle frissonna, réveillant une atroce douleur dans sa main droite. Qu'avait-elle fait, cette fois-ci ? Elle devait cesser tout ça, c'était ridicule. Jusqu'où elle allait pousser le vice ? Si elle continuait ainsi, elle allait bien finir par crever… Mourir, hein ? C'était peut-être ça, qu'elle cherchait.
En se redressant tant bien que mal, Lili prit conscience qu'elle était allongée sur le sol glacé d'une cave. C'était où, ça ? Elle n'avait aucun souvenir, pas même celui d'avoir bu, mais ça lui arrivait si souvent maintenant… Elle était un cas désespéré, après tout. À genoux, elle tapota le mur derrière elle pour chercher un interrupteur. C'était une pièce comme une autre, non ? Pourquoi il devait faire aussi sombre ?
Fatiguée, elle abandonnait l'idée de trouver quoi que ce soit dans le noir quand une ampoule jaune s'alluma au plafond. Sa lumière était minable mais avait au moins le mérite d'écarter un minimum les ténèbres. Avec un peu de chance, elle chaufferait d'ici quelques minutes et brillerait alors de mille feux, éclairant chaque recoin de la cave. Lili n'y croyait pas trop mais, après tout, pourquoi pas ?
Un détail, néanmoins, la chiffonnait : elle n'avait appuyé sur aucun bouton. Elle promena donc son regard dans la pièce pour trouver une âme à qui demander des explications. Avec surprise, elle découvrit quelques jouets dispersés sur le sol, des poupées, des voitures, et d'autres encore. Qui laissait un enfant jouer dans une cave, dans le froid et le noir ? Elle n'aurait jamais autorisé son frère à le faire, en tout cas.
« Bonjour ! »
Son regard se posa sur une enfant, un peu plus loin dans la pièce. Elle portait un justaucorps de danse et ses cheveux noirs étaient relevés sur son crâne en un chignon strict. Elle avait des yeux en amande desquels se dégageaient une grande force de caractère et une détermination sans borne. Ses pieds en canard semblaient avoir été stoppés en plein mouvement. Elle souriait simplement et sa voix était remplie de joie. Elle ne devait pas avoir plus de huit ans, peut-être même un peu moins.
« Salut, tu sais où on est ?
- J'sais pas. C'est pas chez moi. »
Lili soupira de déception. Comment tirer des réponses à une enfant ? Il valait mieux qu'elle cherche elle-même et qu'elle laisse la petite répéter ses pas de danse. Cette situation n'avait pas de sens mais la jeune femme n'arrivait pas à s'en inquiéter. Quelque chose, au fond d'elle, lui disait qu'elle ne devait pas avoir peur. Qu'elle était chez elle.
« Je suis Li Mei ! Et toi ?
- Lili.
- C'est trop joli ! Moi aussi, je veux qu'on m'appelle Lili.
- Alors, voyons… dis-le à tes amis ? »
La petite fille croisa les bras sur son torse et sembla réfléchir un instant. Puis elle leva un doigt après l'autre, comme pour compter quelque chose. Lili ne comprenait pas. Qu'avait-elle dit qui pouvait entraîner une réaction pareille ? C'était pour ça qu'elle n'aimait pas les enfants : ils étaient bizarres et elle n'arrivait pas à s'y faire. Elle se désintéressa donc de la gamine pour se lever difficilement et chercher une issue. La question franchit ses lèvres sans qu'elle ne s'en rende compte :
« Qu'est-ce que tu comptes ?
- Mes amis ! Mais… j'en ai pas. Comment je fais ? Ah ! Je peux demander à mon frère !
- Oui, voilà. Tu n'as qu'à demander à ton frère. »
Lili avait du mal à se concentrer sur la petite. Pas d'amis ? À son age, c'était effrayant. Qu'est-ce qui pouvait empêcher des gamins de s'aimer ? Elle ne comprenait vraiment pas, tout ça la dépassait. Elle préféra donc se concentrer sur la porte en bois qu'elle remarqua en haut d'un court escalier miteux. Elle gravit les marches lentement, faisant attention qu'elles ne soient pas pourries et ne cèdent pas sous ses pieds, avant de poser sa main sur la poignée.
« Elle est fermée.
- Quoi ? Tu aurais pu le dire avant !
- Désolée. »
Lili redescendit, dépitée, et s'assit sur le dernier degré. Pourquoi les enfants devaient être aussi embêtants ? Si elle avait déjà essayé d'ouvrir la porte, elle aurait pu le lui dire dès le départ. Ça lui aurait évité de monter inutilement. Que pouvait-elle faire, maintenant ? C'était la seule sortie.
« Dis, Li Mei, tu sais pourquoi on est là ? Je ne me souviens de rien.
- Pour toi.
- Quoi ?
- Pour qu'on soit amies ! »
Silencieusement, Lili jura de ne jamais faire d'enfant. Ne voyait-elle pas que la situation était étrange, voire même carrément bizarre ? Elle soupira et essaya de se souvenir de quoi que ce soit pouvant l'aider à sortir de là. Rien ne lui venait, pourtant. Rien d'autre que le regard apeuré de son frère quand elle l'avait tiré au-dessus du vide.
« J'avais un frère moi aussi.
- Un frère ? Il est comment ?
- Très intelligent. Nos parents sont partis quand j'avais seize ans, alors c'est moi qui me suis occupée de lui. Très vite, il n'a plus eu besoin de moi. Je l'ai bien élevé ! Mais, moi, j'avais besoin de lui, tu comprends ? Je ne voulais pas le laisser partir loin de moi. J'ai tout fait pour qu'il reste avec moi mais, lui aussi, il est parti. Il m'a laissée seule.
- Il est mort ?
- Oui. »
Lili fronça les sourcils, les mains crispées sur ses genoux. Une petite fille de sept ou huit ans connaissait la mort ? Était-ce normal ? Elle n'en savait rien. Son frère était bien plus vieux quand elle avait pris soin de lui ! C'était à n'y rien comprendre. On lui avait toujours dit d'arrêter de regarder les enfants si durement, de leur parler avec plus de douceur. Elle n'avait jamais su s'occuper d'eux. Elle avait toujours envie de les secouer, comme si ça pouvait les aider à mieux comprendre des concepts qui les dépassaient. Lili n'avait jamais été une bonne personne.
« Tu l'as tué. »
La jeune femme bondit sur ses pieds, choquée. Comment elle savait ça ? Est-ce que c'était déjà passé aux infos ? Non, l'enquête n'était pas terminée. Ils devaient encore comprendre ce qu'il s'était passé. Ce n'était pas dur, pourtant : Lili avait précipité son frère du haut de la falaise. Que voulaient-ils comprendre de plus ? Énervée, elle agrippa la gamine par les épaules, réveillant la douleur qui fusait dans sa main droite.
« Comment tu sais ça ?!
- Elle me l'a dit.
- Qui ?
- Lili. »
Le claquement de la gifle contre la joue ronde résonna dans la cave tandis que Li Mei tombait à terre. Sa petite main contre son visage, elle fixait Lili de ses grands yeux noirs. Étonnamment, elle ne pleura pas et aucune haine n'emplit ses iris. Elle la regardait simplement, surprise et curieuse, puis un fin sourire étira ses lèvres.
« Elle a dit que c'était pas grave. "Dis-lui de ne pas pleurer, elle a fait ce qu'elle devait faire. C'était trop dangereux, son frère savait. S'il n'était pas mort, il l'aurait enfermée dans un hôpital." Elle a aussi dit que si je voulais pas qu'on m'enferme, je devais te dire de pas aller voir la police. Tu dois fuir, Lili. J'aime pas les hôpitaux. »
C'était un cauchemar, un affreux cauchemar ! Tout ceci n'avait aucun sens. Que faisait-elle ici ? Qui était cette gamine ? Lili ne se sentait plus en sécurité du tout. La peur lui broyait les organes et bloquait sa respiration dans sa gorge. Que devait-elle faire ? Elle ne pouvait aller nulle part. Elle était coincée ici. Elle serra la main et hurla de douleur. En posant ses yeux sur son poignet, elle comprit : trois entailles parallèles barraient ses veines, laissant s'écouler un flot moindre de sang.
« Ce n'est pas bon, Lili, la mort n'est pas une solution. Cesse d'essayer d'attirer l'attention. Ce n'est pas dans ce sens qu'il faut couper pour tuer mais comme ça : du coude au poignet. »
Li Mei avait disparu laissant place à une ombre effrayante, un sourire fou accroché aux lèvres, un couteau entre les doigts qu'elle glissait sur sa peau sombre. C'était elle, le sang de son frère sur les mains, sa propre folie plein les yeux. Lili battit en retraite dans un coin de la pièce, marcha sur un jouet et s'écroula à terre. Il n'y avait plus trace de la gamine et la luminosité semblait avoir baissée. Était-ce vraiment un cauchemar ? Mais comment se réveiller ?
« Voyons, Lili. Li Mei… tu ne l'as pas reconnue ? C'était toi le plus beau jour de ta vie, tu te souviens ? Celui qui a tout déclenché. Si tu n'avais pas fugué, ma jolie, que crois-tu qu'il serait arrivé ? Tu étais si jalouse de l'attention que ton frère attirait sur lui… Tu détestais tes cours de danse, pas vrai ? La fugue, c'est tellement lâche, Lili. Tes parents se sont intéressés à toi, après ça, oui. Mais à quel prix ? Tu les as tués, eux aussi. Un fâcheux accident de voiture… qui ne serait pas arrivé si tu étais restée le fantôme que tu étais. Si tu n'avais pas fugué, ce jour-là, ils ne seraient pas venus voir ton spectacle, neuf ans plus tard. Tout est de ta faute, ma jolie. Tu es un monstre et tu ne t'en tireras pas comme ça. La mort ne te sauvera pas. »
À bout de forces, Lili ferma les yeux et cria. Elle ne pouvait pas fuir, elle ne pouvait rien faire. À mesure que son sang lui échappait, sa conscience s'étiolait. Qu'avait-elle fait ? Alors qu'elle s'abandonnait à la fatalité, la porte en bois sauta de ses gonds et un flot de lumière aveuglant inonda la petite cave. Des silhouettes se découpèrent sur le seuil, accourant vers son corps offert à la mort. Elle sentit qu'on l'aidait, qu'on lui parlait, qu'on essayait de la ramener. Ils ne pouvaient pas. Ils ne devaient pas la sauver ! Les ténèbres l'engloutirent lentement, laissant à Lili le temps de voir l'ombre se marrer et disparaître dans une promesse murmurée : « Comme promis, tu seras bientôt moi, Lili. »
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