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Sans savoir comment le temps s'est soudain arrêté. Le monde autour de moi est totalement figé, le plus effrayant dans cette situation, c'est le silence complet qui envahit la pièce. Juste deux secondes auparavant, on pouvait encore entendre le chant du rossignol sur la branche du grand chêne. On pouvait aussi apprécier le chahut des enfants et les discussions agitées de leurs parents ainsi que la musique qui semblait s’échapper de l’ipod d'un adolescent qui s'ennuyait ferme ... Et maintenant plus rien.
C'est pire que le néant ! Enfin c'est ce qu'il me semble. Maintenant il faut que j’essaie d'analyser calmement la situation. Comment expliquer ce phénomène ? Soit un miracle ou une catastrophe vient de se produire, soit je suis devenu complètement fou. Je ne m'y connais que très peu en physique quantique et la théorie de la relativité ainsi que ses petites sœurs ne sont pas vraiment de mon ressort. Néanmoins je serai plus enclin à croire que mon destin c'est l'asile que de croire que le monde puisse s'arrêter de tourner ainsi. Et pourtant ...
Ce matin je me suis levé, comme tous les matins depuis plus d'un an déjà. Je me suis levé en pensant à elle. J'étais encore profondément endormi quand le réveil a sonné sa sentence et qu'il m'a arraché à mes rêves. Toujours les mêmes depuis son départ ; je la tiens dans mes bras, j’essaie de la retenir et à chaque fois je la perds et tombe dans un trou sans fin. Je ne peux pas vraiment dire que ce soit de tout repos de faire ses rêves toutes les nuits. Quand je m'enfonce dans les profondeurs de des abysses, mon cœur se serre et je crois qu'il va s'arrêter d'un instant à l’autre. Et à chaque fois mon réveil me sort de ma torpeur, mais la seconde avant la sonnerie je vois son visage. Oui, c'est son visage. J'ai du mal à saisir son expression car cette apparition ne dure pas plus qu'une fraction de seconde. Néanmoins toutes les fibres de mon corps la reconnaissent. Il n'y a aucun doute ça ne peut être qu'elle.
Pour m'enlever cette impression désagréable de la tête et pour oublier son visage, il me faut une douche brûlante. Quand l'eau ruisselle sur mon corps j'espère qu'elle puisse me rendre ma liberté. Je sais très bien que c'est impossible, je l'ai trop dans la peau pour qu'un peu d'eau puisse y changer quelque chose. Je dirais que ma douche, au saut du lit, me permet d'avoir les idées en place et provisoirement de mettre de côté le doux sourire de celle qui me tourmente.
Je déjeune, je m'habille pour aller travailler. Je me regarde dans la glace et attends toujours à la voir apparaître derrière moi. L'image que me renvoie le miroir est la mienne et aucune autre. Pendant une fraction de seconde la déception m'assaille, il n'y a que moi. Je me dis que mon image n'est pas si mal. J'ai dépassé les trente ans il y a deux mois, les années ne m'ont pas trop marqué. Mes années de foot et de judo m’ont laissé un corps souple et athlétique. Je n'ai pas encore de cheveux gris, ni de calvitie. J'ai toujours les cheveux bruns et épais qui font la fierté de ma mère, et l'envie de mon meilleur ami qui a commencé à perdre ses cheveux à vingt ans à peine. Mais je crois que je donnerais tous mes cheveux pour échanger sa vie contre la mienne. Il possède tout ce que j'aurais voulu : une famille. Il a une femme drôle et spirituelle ; une jolie blonde avec un sourire aussi grand que son cœur, et deux petits blondinets.
J'ai l'impression que peu à peu le temps se remet en marche, les gens bougent encore imperceptiblement mais ils commencent à se mouvoir. Leurs gestes s'accélèrent pour reprendre un cours normal. Le brouhaha emplit de nouveau la pièce et les gens continuent leur discussion comme si de rien était. J'étais apparemment le seul à avoir perçu un quelconque arrêt. Alors en me disant que je ferais bien d'aller d'urgence consulter un psychiatre, j'effectuais un demi tour sur moi-même et c'est à ce moment-là que son parfum vint chatouiller mes narines. Une douce fragrance, sucrée et envoûtante et pourtant fraîche et légère. Un parfum que je ne connaissais que trop bien. Le sien ! Quelle femme avait l'audace de porter ce parfum et par la même occasion de jeter du sel sur mes blessures. C'est alors que je l'ai vu. Elle était plus belle que jamais, ses cheveux ondulants sur ses hanches, et ce sourire qui resplendissait sur ses lèvres. A sa vue deux choses me frappèrent : D'abord elle ne semblait pas me reconnaître ni me voir. Pour elle j'étais transparent comme s'il ne s'était jamais rien passé entre nous. Et ensuite je me souvins qu'elle ne devait pas, qu'elle ne pouvait pas être là puisqu'elle était morte il y a déjà plus d'un an !
Perdu comme je l’étais dans ces obscures pensées, je devais avoir la bouche grande ouverte ou afficher une grimace d’incompréhension puisque Jean-Paul me tapa sur l’épaule en me disant d’un air plus inquiet que compatissant :
- Eh ! Ça va vieux ?
- Moyen ! T’as vu la fille là-bas?
- Euh tu sais bien que je ne regarde plus aucune femme, je n’ai d’yeux que pour ma chère moitié.
- Arrête ! tu en fais trop et en plus Douce ne t’entend pas d’où elle est.
Vous vous demandez sûrement ce que c’est que ce prénom Douce? Comme vous vous en doutez c’est un surnom. En fait Douce a des origines nordiques et son prénom, qu’elle tient d’ailleurs de sa grand-mère, est à proprement parler imprononçable. Et il me semble que ce surnom lui colle à la peau depuis l’époque où Jean-Paul lui faisait la cour. Ce qui maintenant remonte à un petit bout de temps. En effet Jean-Paul n’a jamais réussi à prononcer le prénom de Douce sans l’écorcher. Il n’est d’ailleurs pas le seul et je dois dire que le moment où le prêtre a voulu, durant la cérémonie de leur mariage, prononcer son prénom suivi de son nom de jeune fille, qui est aussi un régale à prononcer « Schwarzschild » ou quelque chose dans le genre, a été un des plus grands moments comiques de mon existence. Le prêtre trébuchant sur chaque syllabe et prenant une grande inspiration avant de retenter le coup devant l’assemblée essayant de réprimer un fou rire des plus communicatifs. Je crois me souvenir que la rougeur du prêtre m’a même fait verser une petite larme.
- Eh ! T’es toujours avec moi ?
- Excuse-moi Jean-Paul. La fille… Je l’ai vu.
- Qui ?
Je n’eus pas besoin de lui répondre, il avait lu la réponse dans mes yeux. Comme deux amis se connaissant par cœur je vis ses yeux s’assombrirent et son regard devenir mélancolique.
- Tu sais aussi bien que moi que c’est impossible. Arrête de te faire souffrir de la sorte. On ne ressuscite pas les gens en pensant à eux nuits et jours. On se fait du souci pour toi.
- Moi aussi je m’inquiète. Tu crois que je deviens fou ?
- Non.
Je commençais à me faire à l’idée qu’en plus de hanter mes nuits, elle pouvait désormais hanter mes jours. Mais quand je l’aperçus de nouveau je ne pus me convaincre qu’elle n’était qu’un songe et je saisis avec plus de force que je n’aurai voulu le bras de Jean-Paul en lui disant :
- Là. Regarde c’est elle. Je ne suis pas fou…
- Je… Écoute-moi je suis désolé mais il n’y a personne.
- Là avec la robe bleue.
- Arrête tu commences à m’inquiéter sérieusement. Il n’y a qu’une vieille dame dans une robe grise et une grosse bonne femme avec trois gamins…
Je me tournais vers lui stupéfait me demandant s’il se moquait de moi. Mais l’image qu’il me renvoya était celle de mon fidèle ami sur qui j’ai pu compter pendant des années. J’allais protester et insister encore mais je ne la voyais plus… Alors comme si la lucidité avait chassé mes forces je me sentis soudain harassé et d’une voix éraillée par une profonde douleur, je lui demandais :
- Tu peux me ramener chez moi ?
Ses yeux étaient tristes à en pleurer.
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