L'Odyssée d'Homère
Par Emma-Louise Simon
Grotte de Loïzos, 10 juin 2024.
— Professeur, venez voir ! On a trouvé quelque chose ! cria un élève.
Je m'approchai, ignorant l'eau qui m'arrivait à la taille, et saisis l'objet étrange qu'il me tendait. Il s'agissait d'une dizaine de tablettes en terre cuite, parfaitement conservées. Je parcourus rapidement les premières lignes écrites, surpris qu'elles soient dans un anglais moderne. A mesure que je lisais, l'excitation me gagnait.
— Monsieur, qu'est-ce que c’est ?
— C'est...euh..une lettre qui va révolutionner le cours de l'histoire, bégayais-je. Appelez les responsables, la presse, tout le monde !
Aujourd'hui, pour les 30 ans de la découverte de la grotte de Loïzos, je tenais entre les mains, une preuve que tout était possible.
" Loïzos, III siècle av. Jésus-Christ,
Je m'appelle Honor Frost, je suis née à Londres en 1917. Si vous lisez ceci, c'est que j'ai réussi à m'échapper. Je suis arrivée à Ithaque en 1994, après un brevet d'archéologie. Je vous écris pour vous faire part d'un miracle. Peu après le début des fouilles, nous avons mis à jour l'existence d'un culte voué à Ulysse, ce héro grecque décrit par Homère dans l'Odyssée. Les adeptes pensaient qu'Ulysse avait réellement foulé cette terre. Un soir, alors que je fixais le ciel incapable de dormir, une femme, vêtue d'une armure grecquo-romaine en cuir, m'est apparue. Elle prétendait se nommer Athéna, déesse de la stratégie militaire. Alors que je lui riais au nez, la traitant de folle à lier, elle me parlait destinée. Après de longues minutes de monologue, elle me demanda si j'étais prête à prendre mes responsabilités. Un "non" avait-il franchis mes lèvres que je me retrouvai assise sur une plage de sable blanc.
Le ciel bleu était magnifique, nous devions être en été. Les mouettes planaient au-dessus de ma tête, s'amusant de mon malheur. La mer turquoise laissait apparaître de multiples poissons aux couleurs arc-en-ciel. Désorientée, j'ai erré pendant des heures, tentant de me convaincre que tout n'était qu'un rêve. Pleurant, m'énervant, je passais par toutes les émotions avant qu'un navire n'apparaisse à l'horizon. Un grand drapeau bleu et blanc était hissé. A corps et à cris, j'ai appelé à l'aide. Ils m'ont entendue, dieu seul sait comment. Des hommes lourdement armés de glaives et d'arcs m'ont rescapée. Ils portaient la même armure que la prétendue Athéna, avec des casques à franges rouges en plus. Ils me conduisirent vers leur embarcation longue de 20 mètres à bord d'une petite barque en bois. A peine avais-je posé le pied sur le bastingage que les soldats m'ont enchaînée tel un animal. Pestant contre ces liens de corde, je regardai leur chef m'observer. Ce grand gaillard à la peau aussi noire que les taxis londoniens, et aux cheveux coupés courts pressa sa lame sur ma gorge, relevant mon menton.
- Qui es-tu sorcière ? commença-t-il dans une langue que je n'avais jamais entendue et dont, pourtant je compris le sens.
Chaque son qu'il prononçait était traduit automatiquement par mon cerveau. J'avais l'impression que parler ce langage comblait un vide dont j'ignorai l'existence. Je lui répondis dans ce que je pensais être un anglais aristocratique. Les mots qui s'échappèrent de mes lèvres furent loin d'être dans une langue aussi distinguée.
— Qui êtes-vous, vous ? Comment osez-vous m'attacher de la sorte ? m'énervai-je.
— Vous êtes bien impertinente pour une étrangère, me lança-t-il. Je suis Ulysse, roi d'Ithaque, fils de Laëté et d'Anticlée. Je reviens victorieux de la guerre de Troie avec mes fidèles...
—- Vous avez fini ? le coupai-je, agacée par un tel melon.
Il me frappa de son glaive, la poignée heurtant mes tempes. Je m'écroulai. Mon sang tacha le pont, me déclenchant un haut-le-coeur.
— Tu parleras lorsque je t'en donnerai la permission, m'ordonna-t-il. D'ici là, nous t'appellerons Homère, femme.
"Otage".
Un profond désespoir m'envahit alors que ses hommes me dirigèrent vers le pont arrière. Ils m'assirent, m'intimant de ne faire aucun bruit, ni mouvement. Mais où étais-je ? Malgré les cordes qui m'enserraient, je me pinçai. Une douleur aigüe se répandit dans mon bras, s'ajoutant à celle de ma tête. Je ne rêvai pas.
Pendant de longues heures, nous voguâmes sur la mer, l'horizon bleu s'étendait de toutes parts, sans fin. J'observai le vol des oiseaux au-dessus du mât, bercée par le roulement des vagues lorsqu'un homme cria.
— Monstres !
La panique gagna rapidement les hommes, ils courraient en tous sens, bandant les arcs vers la mer. Je m'approchai tant bien que mal du bord tentant d'apercevoir la cause de ce raffut. Ce que je vis me glaça le sang. Une bouche émergeait, ses dents pareilles à des rochers, aspirant l'eau en un tourbillon et nous avec. Je nageais en plein cauchemar. Alors que je me disais que nous pouvions l'éviter en nous dirigeant de l'autre côté, le karma réplica. Un immense visage humain aux traits féminins sortit des profondeurs, suivi d'un buste à la poitrine proéminente. Le reste se composait d'un nœud de moignons, de têtes et de dents sans organisation apparente. Les choses étaient monstrueuses. Je fouillais ma mémoire, tentant de mettre un doigt sur leurs noms. Charybde et Scylla, voilà comment Homère décrivait ces créatures de l'enfer dans l'Odyssée. Alors que j'observais les monstres, terrifiée à l'idée de mourir, Ulysse aboyait des ordres.
— Evitez Charybde ! Elle pourrait dévorer le navire en entier ! Rappelez-vous des conseils de Circé ! cria-t-il.
— Et Scylla ? cria un membre de l'équipage.
— Nous l'affronterons ensemble, comme pour les sirènes, le rassura le chef. Puissent les dieux nous venir en aide.
Le bateau, malgré son poids, s'éloigna petit à petit des dents de la mer, se dirigeant dangereusement vers les tentacules de la bête. Telle Cruella dans la Petite Sirène, Scylla mesurait plusieurs mètres de haut. Elle nous attendait, patiemment, les bras croisés sur sa poitrine dénudée.
— Ulysse, quel plaisir ! Ta réputation te précède, déclara-t-elle, d'une voix forte.
— La tienne aussi, répondit le capitaine, affichant un visage faussement serein.
— Je vois que tu m'as apporté un goûter ! dit-elle, en se léchant les babines.
— Prépares-toi à l'affrontement, monstre ! Tu ne tueras personne aujourd’hui !
Elle ria, envoyant ses douze moignons cueillir le bateau. Elle nous souleva, puis pencha le navire vers sa bouche grande ouverte. Les marins déséquilibrés tentèrent de s'agripper au navire. Je fus projetée dans le vide, retenue uniquement par mes liens. Les cordes qui m'enserraient s'étaient prises dans un anneau, me sauvant ironiquement la vie. Un premier marin céda, tombant dans la gorge de la bête. Son cri résonna, puis disparut d'un coup. Un deuxième le suivit. Ulysse s'élança trop tard pour le sauver, et glissa dangereusement vers les crocs de Scylla. Agacée par l'attente, celle-ci secoua le navire, accélérant la chute du héros. Nul ne parvint à l'attraper. "Mais il n'est pas sensé mourir ainsi !" pensais-je. Alors qu'il passait à côté de moi, je me jetais dans sa direction. Il s'agrippa de justesse à mon corps menotté, menaçant de m'étouffer avec ses muscles. Deux autres soldats de plus moururent avant que Scylla ne repose le bateau. Le choc que provoqua la coque avec la surface envoya deux marins dans l'eau. Incapables de les ramener à bord, nous dûment assister au repas du monstre. Scylla prit son temps, faisant durer la torture. A la vue de spectacle, je vomis.
— Merci pour ce repas Ulysse, à une prochaine fois ! salua la créature, repue.
Elle poussa le bateau qui dériva. Les marins reprirent leur place, silencieux, marqués par la perte de leurs camarades. Ulysse se releva, puis me tendit la main. Acceptant son aide, il me redressa avant de trancher mes liens.
— Merci Homère, dit-il, dissimulant sa peine. Tu es un bon soldat.
— Pourquoi n'a-t-elle pas dévoré tout l’équipage ? questionnai-je.
— Il faut que des bateaux reviennent pour que d'autres partent. Si elle dévorait tous les marins, personne ne repasserait par-là, répondit-il.
J'hochai la tête, reconnaissante d'être en vie. Alors que j'observai Ulysse rejoindre son poste, j'aperçus Athéna sur le pont supérieur. Elle me souriait. Deux battements de cils plus tard, elle s'était envolée. Avais-je imaginé ?
La nuit tomba rapidement. La mer était calme, sans vague. Elle semblait respecter le deuil qui habitait le navire. Je fixais mon reflet dans l'eau surplombé par la pleine lune au-dessus de ma tête, pensant aux rues bondées de Londres, à la boutique d'art de Wilfrid Evill, lorsque le capitaine se dirigea vers moi
.
— C'est une belle nuit, déclara-t-il.
— C'est reposant après la journée que nous venons de passer, concédai-je.
— Madame, si vous êtes perturbée après cet incident, sachez que notre quotidien est bien pire.
— J'ai hâte, répondis-je avec appréhension.
— Je me dois de m'excuser pour mon comportement, et de vous remercier pour votre bravoure.
— Je ne sais ce qui m'a pris.
—Les dieux vous ont mené jusqu'à nous. Nous leur sommes redevables. Je n'ai pas pu m'empêcher de remarquer votre accent. D'où venez-vous?
— Vous ne me croiriez pas si je vous le disais.
— Essayez quand même.
— Je viens d'un monde où les monstres n'existent pas. Enfin pas des monstres comme les deux d'aujourd'hui. Un monde où nous nous déplaçons sur des machines plus rapides qu'un bateau. Un monde où les dieux sont une légende pour enfants.
— Effectivement, j'ai peine à y croire, sourit-il.
— Et vous d'où venez-vous?
— Je suis né à Ithaque, une île magnifique. Je m'y rends actuellement. Après plusieurs années d'errance, je rentre chez moi.
— Vous revenez de la guerre, me rappelai-je.
— Oui, j'ai combattu pour sauver l'honneur d'un ami. Je n'y ai pris aucun plaisir, c'était mon devoir. Maintenant mon trône est assailli, ma femme et mon fils harcelés. Je rentre pour une autre guerre, soupira-t-il.
— Votre vie se résume à combattre ?
— Les hommes grecques sont nés pour se battre, les dieux nous commandent. Le destin nous guide.
— Et le libre-arbitre ?
Il rit, amusé de ma remarque. Nous parlâmes pendant des heures. Il me conta son histoire, ses nombreuses mésaventures. J'eus du mal à croire aux cyclopes, aux sirènes et autres créatures mais je l'écoutais. L'aube pointait quand il me conseilla d'aller dormir. Je descendis dans le dortoir, les hommes s'éveillaient. Je m'allongeais sur un lit de fortune, trouvant le sommeil sans difficulté.
Je m'éveillai sur la plage de mon arrivée, Athéna m'attendait. Ses cheveux blonds se balançaient au gré du vent. Elle était vêtue d'une simple robe bleue. Elle tourna ses yeux vers moi :
— Enfin ! J'ai cru que tu n'irais jamais dormir ! s'écria-t-elle en anglais.
— Vous m’attendiez ?
— Oui. Maintenant, pose tes questions, londonienne, dit-elle, son regard me transperçant.
— Pourquoi moi ?
— Tu viens d'une époque où les terriens ont arrêté de croire. Ils nous ont oubliés, remplacés par des faux dieux qui sont devenus puissants. Je voulais nous sauver, vous montrer la vérité. Tu es une historienne, et tu as sous les yeux les racines d'un mythe qui perdure. Tu as un grand rôle à jouer Honor, ne l'oublie jamais.
— Qu'attendez-vous de moi ?
— Il faut que tu écrives son histoire, sans jamais te mentionner. J'ai sauvé Ulysse de la colère des dieux jaloux car il a un grand avenir. Dès à présent tu l'accompagneras, tu deviendras sa plus fidèle amie et lorsque le récit de sa vie sera fini, je te ramènerai chez toi, au moment même où tu es partie, sans une ride de plus.
Elle disparut dans un nuage de fumée, sans plus d'explication.
Le lendemain, je commençai mon voyage, gravant l'histoire d'Ulysse dans la terre. Plaçant le contexte, je relatai ses aventures, les unes après les autres, n'oubliant aucun détail. Ulysse, amusé de ma nouvelle activité, m'aidait dans mon récit, se rendant plus héroïque qu'il ne l'était en réalité.
L'écriture a duré des années pendant lesquelles nous avons vécu côte à côte, riant, pleurant. J'ai observé Ulysse grandir, s'épanouir, franchir chaque épreuve sans faiblir. Après 20 ans de solitude, il a retrouvé le sourire le jour où il a serré sa femme et son fils dans ses bras.
Lorsque ma plume a tracé le dernier mot de mon livre, Athéna est apparue. Elle semblait apaisée. Satisfaite de mon ouvrage, elle l'appela l'Odyssée d'Homère, nom que j'avais porté pendant tout ce temps. En me donnant ses dernières instructions, elle prononça "la boucle est bouclée". Ce que vous tenez entre les bras, chers lecteurs, est la dernière volonté de la déesse. Vous possédez la pièce manquante de l'Odyssée, celle qu'il manque à l'Histoire. Les dieux sont réels, et ils reviennent. Retrouvez-moi à Londres, si je suis encore en vie.
Homère".
Je posai les tablettes, me tournant vers mon audience. Des journalistes du monde entier, des archéologues, des historiens étaient abasourdis par ma découverte. Au milieu de ces têtes effarées, j'aperçus une femme, blonde, vêtue d'un un tailleur trois pièces noir, elle me souriait.
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