Chapitre 3 : Celle qui l’annonce à sa famille
Je m'examine dans le miroir. Ma longue robe fleurie ne laisse pas deviner le léger renflement désormais visible de mon bas-ventre. J'ai renoncé aux jeans que je ne supporte plus toute la journée. Je n'ai pas envie que tout le monde devine ce que j'ai à annoncer.
Je souris à moi-même pour me donner du courage. Cette journée risque d'être riche en émotions.
Je me gare devant la maison de mes grands- parents dans la ville de Brunoy. Je prends une grande inspiration avant de toquer à la porte. Ma mère m'ouvre avec un sourire gêné.
— Athéna, tu es enfin là. Tout le monde est arrivé. Va dire bonjour.
Parfois, j'ai l'impression qu'elle me traite comme une enfant. Je rentre dans le salon et commence mon tour de salutations. Une bise à mon frère et à sa femme qui me fait un grand sourire. Eux sont au courant et, contrairement à ma mère, ils ne jugent pas. J'attrape mon neveu de deux ans et lui ébouriffe les cheveux.
— Ayyète tata ! m'ordonne-t-il de sa voix fluette.
Je fonds. Il n'est pas impossible que m'occuper de lui ait accéléré mon désir de reproduction.
J'embrasse mes oncles et tantes, mes cousins avant de finir par mes grands-parents. Mon grand-père fête aujourd'hui ses 70 ans.
— Bon anniversaire, papy ! je crie presque pour être sûre qu'il entende avec ses appareils.
J'enlace ensuite ma grand-mère.
— Athéna, tu vas bien ? Tu n'es pas trop fatiguée ? Va vite t'asseoir... me presse-t-elle en me dirigeant vers le canapé.
Je la dévisage avec interrogation sans comprendre. Puis je jette un coup d’œil à ma mère qui prend aussitôt une mine coupable.
C'est pas vrai ? Elle n'a pas osé leur dire avant moi ?
Ma grand-mère demande à mon grand-père d'aller me chercher du jus de fruits. Je l'entends ronchonner :
— Ridicule... L'alcool n'a jamais tué les bébés... Cette époque...
Je me lève d'un bon et me précipite vers ma mère.
— Comment as-tu pu faire ça ?
Je sens des larmes embuer mon regard. Les hormones et les émotions fortes ne font pas ménage.
Ma mère m'entraine rapidement dans la cuisine.
— Je suis désolée. Ses mains se tordent dans tous les sens. J'ai préféré leur dire avant. C'était beaucoup pour eux...
Je croise mes bras et ne réponds pas. Elle m'a volé mon moment. Je me mords la lèvre et me retiens d'éclater en sanglots.
— Il y a autre chose, reprend ma mère.
Je lève les yeux vers elle, craignant le pire.
— Je ne leur ai pas parlé de... Tu sais...
Elle désigne mon ventre. Je ne comprends pas.
— Tu leur as dit que j'étais enceinte ou pas ? je demande sèchement.
Elle hoche la tête.
— Oui, mais j'ai dit que c'était un accident et que le père voulait pas en entendre parler.
— Tu as dit quoi ?
— Tu as très bien entendu, murmure ma mère. C'est trop pour eux, ils ne peuvent pas comprendre. Papy ne comprend déjà pas que les femmes enceintes ne boivent pas d'alcool.
Je suis sans voix. Cette femme qui m'a presque toujours soutenue m'a trahie. Je m'enfuis dans la salle de bains pour laisser libre cours à mon chagrin. Aussitôt la porte refermée, je m'assois par terre et les larmes dévalent mes joues. Je tape la moquette du poing. Je savais que ma décision ne plairait pas à tout le monde. Seulement j'aurais apprécié qu'à défaut de me soutenir, ma mère me laisse au moins assumer mes actes. La tête posée sur mes genoux, je renifle bruyamment.
Trois coups retentissent sur la porte.
— Toc toc toc !
Malgré moi, je souris. Hippolyte a toujours toqué ainsi à ma chambre, enfant, quand il voulait me parler.
— Ca va, Théna ? Maman dit que t'es chamboulée par les hormones...
— C'est rien qu'une menteuse !
Ma voix vibre sous ma colère.
— Vraiment ? L'amusement de mon frère est perceptible. Ouvre et explique-moi ce qu'elle a fait.
Je lâche un soupir et m'observe dans la glace. Mes yeux noisette sont rougis. Mes cheveux blonds se sont éparpillés tels des fétus de paille. Je m'essuie comme je peux et détache ma tresse. Avec mon frère, mieux vaut céder. Il a toujours été extrêmement têtu.
Lorsque la serrure tourne, il pousse immédiatement la porte.
— Alors qu'est-ce qui se passe ?
Je lève le nez vers son visage. Ses yeux verts semblent sérieux.
— Maman a dit à tout le monde que j'avais eu mon bébé par accident et que le père ne veut pas en entendre parler.
— Quoi ?
Sa bouche reste ouverte de surprise. Je hausse les épaules.
— Parait que c'est trop dur pour Papy et Mamie de comprendre que je veux faire un bébé toute seule.
Un sourire se glisse sur ses lèvres et je suis persuadée qu'il retient une remarque à propos de la chanson. Il est incapable de rester sérieux plus de deux minutes.
— Je suis désolé. Je sais que tu voulais leur dire. Je sais pas ce qu'a maman, mais elle vit très mal cette histoire. Comme si c'était un échec personnel...
Je souffle.
— C'est pourtant ma vie.
Il me tapote le bras.
— Je sais... Avec le temps, elle va s'y faire...
— J'espère.
Je me mordille la lèvre. Comment je fais maintenant ? Je dis à tout le monde que maman a raconté des bêtises ? Ça va faire un sacré bazar...
Hippolyte porte un rictus malicieux alors qu'il ouvre la bouche. Je sais déjà qu'il va annoncer une sottise.
— J'ai une idée pour que maman s'y fasse plus vite... T'as qu'à lui proposer de choisir le prénom !
Je me fige d'effroi. Il s'esclaffe.
— Certainement pas !
— C'est pas comme si elle pouvait faire pire qu'Athéna et Hippolyte !
— C'est pas sûr. Rappelle-moi ce qu'elle t'a proposé pour Malo...
— Pythagore... T'as raison, vaut mieux pas lui demander !
Il glisse son bras derrière le mien et m'entraine jusqu'au salon.
Lorsque je pénètre dans la pièce, les rires s'estompent et les gens affichent un sourire gêné. Je me trémousse. Est-ce que je dévoile la vérité maintenant ? Je vois ma mère qui m'étudie les yeux rougies et les lèvres pincées. Je soupire. Il faut vraiment qu'on arrive à se parler toutes les deux.
— Désolée, c'est les hormones... je lâche.
Tous les invités s'esclaffent puis viennent m'enlacer pour me féliciter. Mon grand-père me tend un verre qui contient un liquide orangé. Je le remercie et le renifle discrètement avant de le porter à ma bouche.
— C'est que des lâches les jeunes d'aujourd'hui. Tu veux qu'on aille lui parler à ce blanc-bec qui assume pas ? demande-t-il.
Je bois une gorgée pour me donner une contenance.
— Merci, c'est gentil, papy. Mais c'est pas la peine.
Mes joues chauffent. Je suis une bien piètre menteuse.
— Faut pas avoir honte ! C'est lui le responsable, me soutient ma grand-mère.
Je hoche la tête mal à l'aise. Je suis à deux doigts de lâcher ma mère et de tout balancer. Son visage défait me peine et m’agace à la fois.
— C'est pour quand l'accouchement ? me sauve ma tante.
— Pour le 26 décembre.
— Oh, c'est pas sûr que tu puisses venir à Noël, se désole ma grand-mère.
Le réveillon se déroule tous les ans chez elle. Elle nous épate à chaque fois par sa décoration recherchée et sa cuisine raffinée. Je grimace.
— Désolée, je pense qu'on ne saura qu'au dernier moment.
— Tata pas là à Noyël ? questionne Malo en débarquant dans la conversation.
Je m'accroupis et l'enlace.
— Je sais pas encore, mon cœur. Tu vois, j'ai un bébé qui grandit dans mon ventre et qui devrait naitre juste après Noël.
— T'as un bébé dans ton ventre ?
Ses yeux verts, identiques à ceux de mon frère, sont écarquillés alors qu'il m'examine.
— Tout petit pour l'instant. Comme une crevette.
Sa bouche s'ouvre.
— Une crevette ?
— Pas une crevette. Un bébé petit comme une crevette qui va grandir jusqu'à Noël.
— Mais le père Noyël, il va apporter un cadeau pour ta crevette ?
J'éclate de rire et passe ma main dans ses cheveux.
— On verra bien, c'est une surprise.
— Malo, laisse tata tranquille, appelle ma belle sœur. Et viens manger !
Aussitôt, un grand sourire illumine son visage.
— On mange quoi ? crie-t-il alors qu'il part en courant.
Le reste du repas se passe dans le calme. J'arrive même à oublier que ma mère a menti à tout le monde. Soudain, des éclats de voix retentissent au bout de la table. Je lève le nez de mon dessert, une magnifique tarte aux poires, pour découvrir que mon grand-père et ma tante se disputent.
— Mais puisque je te dis que c'est pas normal ! s'époumone papy.
Lise, ma tante, est rouge écarlate.
— Ce n'est pas une question de normalité. Qu'elle soit homosexuelle ou pas, elle reste ma fille ! Et je l'aimerai toujours !
Ses mots me réchauffent le cœur. Ma cousine Léa qui a une vingtaine d'années a fait son coming-out il y a quelques mois. Autant ses parents ont eu l'air de l'accepter facilement, autant cela heurte les idéologies de mes grands-parents.
— Mais elle ne pourra jamais fonder de famille, s'inquiète ma grand-mère.
Hippolyte intervient :
— Bien sûr que si, mamie. Maintenant, elle pourra se marier avec la femme qu'elle aime. Et si elle veut des enfants, elle pourra se faire inséminer à l'étranger. Et puis, qui sait ? D'ici là, elle pourra peut-être même le faire en France.
Mon frère me glisse un sourire en coin. On dirait que ma grand-mère a avalé un citron.
— N'importe quoi ! C'est pas comme ça qu'on fait les enfants ! Maintenant, pour faire un bébé, il faut toujours qu'un médecin intervienne. Pourtant, toi et ta sœur, vous n'en avez pas eu besoin, il me semble ?
Je me tends. C'est l'occasion rêvée pour tout dévoiler. Je jette un coup d’œil à ma mère qui secoue la tête en grimaçant. Mon père à ses côtés semble perdu dans ses pensées.
Hippolyte reprend :
— Peut-être qu'on a eu besoin de personne pour Malo. Mais c'est pas sûr que ce soit pareil si on en veut un autre. Beaucoup de couples rencontrent des difficultés pour avoir des enfants. Eh oui, on doit demander de l'aide à la médecine. Tu sais qu'il y a tellement plus de gens stériles qu'avant ? C'est pas leur faute !
Mon grand-père répond froidement :
— Eh bah justement, si les couples normaux en ont besoin. On devrait pas autoriser les homos à en avoir ! Tu parles d'une famille équilibrée après, avec deux mères...
Ma tante se lève d'un bon :
— Ça suffit, j'en ai assez entendu ! Je m'en vais. Léa ne risque pas de revenir si tu tiens des propos pareils. Si tu veux ne plus jamais revoir ta petite-fille parce que tu es borné, tant pis pour toi ! Moi je la soutiendrai toujours ! C'est ça, la famille !
Mon cœur tambourine dans ma poitrine. Des larmes envahissent mon regard. J'éclate en sanglots. Tout le monde se tourne vers moi. Les mots se bousculent dans ma bouche, mais ils ne franchissent pas mes lèvres. Lise en profite pour rassembler ses affaires. Je voudrais avoir le courage de dévoiler que j'ai eu recours à l'insémination pour fabriquer mon bébé. Que, moi aussi, je ne vais pas former un modèle familial standard. Mais que je ne pense pas qu'il faille forcément un homme et une femme pour fonder une famille heureuse. Si c'était là la seule condition alors les familles auraient déjà toutes trouvé le bonheur, non ? Mais je suis incapable de parler.
— C'est rien, c'est les hormones et la fatigue, explique ma mère alors qu'elle vient m'enlacer.
Elle me guide jusqu'à la cuisine.
— Je suis désolée. Tu comprends pourquoi je n'ai rien dit ? Je ne veux pas que tu souffres.
Sa voix douce me réconforte.
— C'est gentil, maman, mais j'aurais préféré que tu me laisses faire quand même. Je vais rentrer. Je suis épuisée et je ne suis pas sûre de supporter longtemps les discours de papy.
Elle acquiesce et m'embrasse. Je passe la tête dans la salle et fais un geste de salut à tout le monde avant de m'enfuir. Je suis lâche. J'aurais aimé avoir le courage de Lise pour défendre mes convictions.
Annotations
Versions