Je prends une grande inspiration avant de sortir de la voiture. La chaleur extérieure de cette fin juillet est accablante. Gabriel me rejoint aussi et me lance un sourire. Il passe une main dans ses boucles brunes et me tend la main. Je la saisis et le guide vers le restaurant où Cathy a réservé pour son anniversaire. Un buffet à volonté asiatique. Je retins une grimace en pensant à tous ces sushis qui vont me narguer…

Cathy m’a écrit un message pour vérifier avant que ça ne me dérange pas qu’on fasse son anniversaire ici. Je me voyais mal lui dire que mon manque de sushis devait surpasser son choix de lieu d’anniversaire. En plus, elle adore ce resto parce qu’il y a une partie karaoké et qu’après on peut aller massacrer nos chansons préférées.

Quand on franchit les portes, je retins un soupir de soulagement. La chaleur de cette fin aout est accablante et je peine à la supporter avec mon ventre qui me parait énorme. Cathy et Laura sont déjà là et me font de grands signes de la main.

J’avance vers elles et leur présente officiellement Gabriel, même si elles l’ont déjà toutes vu le jour de notre rencontre.

Caro arrive juste après qu’on ait repoussé le serveur pour choisir un cocktail. Ses cheveux bruns sont attachés dans une stricte queue de cheval. L’absence de maquillage dévoile l’étendue de ses cernes. Elle nous sourit, mais je remarque à sa façon qu’elle a de pincer les lèvres juste après qu’elle est contrariée. Au regard courroucé qu’elle jette à Matt, ils se sont disputés. Celui-ci arrive à ses côtés et pousse le landau dans lequel dort Gustave. Lena sautille à leurs côtés, inconsciente de la tension qui règne entre ses parents.

Elle se lance dans les bras de Cathy pour lui souhaiter un joyeux anniversaire puis salue tous les présents. Quand c’est mon tour, elle ne peut retenir un cri étonné :

— Mais tata Théna, ton bébé est gros maintenant !

Caro grimace.

— Désolée Athéna. On ne peut pas dire ça aux gens, ma puce, explique-t-elle à sa fille.

Mais déjà celle-ci reprend :

— Mais comment il va sortir ? Il est trop gros… Tu vas avoir mal… Maman, elle a encore mal de quand Gus, il est sorti !

— Ça suffit Lena ! Laisse les grands et va jouer à l’espace enfants, ordonne Matt.

Je me raidis. Je ne pense pas qu’elle méritait une telle rebuffade. On échange un regard surpris avec Laura et Cathy. D’habitude, Matt est le plus cool entre Cathy et lui, laissant sa fille faire ce qu’elle veut tant qu’elle ne le dérange pas. L’ambiance doit vraiment être tendue. Un gémissement survient alors du landau. Matt tente de bercer à nouveau Gus, mais les pleurs s’accentuent. Il lance un regard fâché au landau puis se tourne vers Caro. Elle annonce :

— Débrouille-toi ! C’est toi qui l’as réveillé ! Moi je compte bien profiter de ma soirée pour une fois que t’es là.

J’esquisse un sourire gêné à Gabriel. C’était peut-être pas le meilleur moment pour lui faire rencontrer mes amies. Super promotion pour la vie post-accouchement…

— Athéna m’a dit que ton compte instagram fonctionne super bien, déclare-t-il à Laura pour occuper le silence pesant.

Elle dévoile ses dents blanches dans un sourire éclatant et s’esclaffe.

— Oui, même moi, j’ai du mal à y croire !

— Pff, n’importe quoi, soupire Caro. Tu réussis tout ce que tu entreprends ! ça a toujours été comme ça. Tant que tu veux quelque chose, tu l’obtiens !

Sa voix est un poil trop sérieuse pour qu’elle plaisante totalement, mais Laura rigole quand même en haussant les épaules.

— Je ne suis pas la seule… Vous êtes toutes comme moi. Regarde-toi : tu as toujours voulu fonder une famille et tu l’as fait ! Athéna, elle a fait un bébé toute seule. Et Cathy, rappelle-toi comment elle s’est donnée pendant ses études d’infirmière !

Le serveur arrive à ce moment-là et nous distribue les verres de cocktail que nous avons commandés. Laura reprend en tendant sa coupe pour trinquer :

— Nous sommes des femmes fortes et indépendantes ! On obtient ce qu’on veut parce que nous sommes les Best Highschool Girls!

Nous éclatons toutes les quatre d’un rire joyeux au surnom que nous nous étions données quand nous étions lycéennes. Autant on l’utilise toujours entre nous, autant ce n’est pas forcément que l’on clame à tout va. Gabriel claque son verre contre le mien avec un air incrédule.

— Au lycée, on était fan de Desperate Housewives ! On adorait la série et on a cherché un nom qui la rappelait, mais qui nous représentait d’où Best Highschool Girls. Je sais, c’est nul…

Je m’esclaffe aussitôt que mon explication a franchi mes lèvres.

— On avait même un blog à notre nom, rappelle Cathy.

— L’époque des skyblogs, soupire Caro en secouant la tête.

— Peut-être pas la plus glorieuse, ajouté-je.

Nous parlons pendant quelques instants de cette merveilleuse et abominable période qu’est l’adolescence. Je m’aperçois que l’ambiance s’est détendue malgré l’entrée fracassante de Matt et Caro. Celui-ci ne participe guère à la conversation et tente vainement de rendormir son fils. Les lèvres serrées, il semble épuisé lui aussi. Quand je vois Gabriel échanger sereinement avec mes amies, je me rends compte que c’est ce que j’ai toujours espéré avant. Présenter un homme à mes amies et fonder une famille. Seulement je pensais que je fonderais une famille avec l’homme que je présenterais… La morosité me gagne. Je songe à notre Carpe Diem qui dure… N’est-ce pas un peu trop d’implication que de venir à des diners avec mes amis ? De rencontrer mes parents prochainement ? Certes, je me suis réjouie sur le moment, mais quand je le vois rire ainsi, s’intégrer, mon cœur flamboie d’un espoir qui ne résistera pas à la fin de ce Carpe diem.

— Ça va ? me demande Gabriel. Tu n’as pas l’air bien…

J’esquisse un sourire.

— C’est rien, les hormones je pense…

Ces hormones ! Elles me sauvent dès que je ne veux pas expliquer mes sentiments aux autres. C’est pratique tout de même.

— Pff… Les hormones ! Et c’est que le début, prépare-toi mec ! Après, quand tu crois que c’est fini, y a la chute d’hormones ! Et l’allaitement… ça n’en finit pas… gémit Matt en secouant la tête.

Gabriel s’esclaffe poliment. Seulement Matt ne plaisante pas. Il siffle la fin de son cocktail d’un trait et secoue la tête comme un chien mouillé qui s’ébroue.

— Franchement, mec, je serai toi, je partirai avant qu’elle accouche…

Je me fige d’effroi à ces mots. Comment ose-t-il ? Un bruit de chaise retentit et je vois comme dans un film Caro se lever et faire le tour de la table pour se rapprocher de Matt. Elle se saisit alors d’un verre d’eau sur la table et lui balance à la figure.

— Peut-être que Gabriel est un homme plus responsable que toi ! Tu n’as qu’à partir maintenant ! Je ne veux plus passer la soirée avec toi.

Matt s’essuie le visage. Il observe sa femme tel un poisson rouge qui découvre la vie hors de son bocal.

— Mais… Les enfants ? La voiture ?

— Tu n’as qu’à rentrer à pied ! Cela t’éclaircira les idées. Je peux très bien gérer les enfants toute seule. Je le fais tout le temps.

Sans laisser à Matt l’occasion de répondre, elle se saisit de sa pochette, récupère les clefs et les papiers de la voiture avant de lui fourrer la sacoche dans les mains. Elle se rassoit ensuite à sa place comme si de rien n’était.

Nous n’osons rien dire. Je vois bien que Laura se retient de balancer un commentaire vu la lueur malicieuse dans son regard. Finalement, penaud, Matt s’en va.

Lena rompt le silence la première :

— Il va où papa ?

Inquiète, je me demande comment Caro va gérer la situation, mais celle-ci ne s’effondre pas et commente calmement :

— Il est un peu fatigué. Il va se reposer à la maison.

— C’est parce que il a beaucoup de travail, acquiesce sa fille avec gravité.

— Bien joué ! lance Laura. Il l’avait bien mérité !

Caro hausse les épaules et je comprends qu’elle est un peu gênée de s’être donnée en spectacle. Elle est assez réservée et on sait bien que quand elle nous dit qu’elle va bien, en général, elle est positive, trop positive. Jamais elle ne dit qu’elle a un problème sauf s’il est de taille. On aurait dû le sentir venir. J’observe Gabriel du coin de l’œil et me dis que si l’amour entre Caro et Matt n’a pas pu résister à la naissance de 2 enfants alors qu’ils sont ensemble depuis le lycée, comment notre couple éphémère survivra à la parentalité ?

Le reste de la soirée se déroule dans une ambiance étrange, comme si l’on marchait sur des œufs. Le moindre de nos propos est réfléchi de sorte à ne blesser personne. Pas sûre que ce soit l’anniversaire dont rêvait Cathy. Heureusement, on conclut la soirée en beauté en massacrant du Spice Girls au karaoké.