Les Quatre Saisons
La fenêtre s'ouvrit dans un grincement et une légère brise s'engouffra dans la chambre blanche. L'air était chargé d'une douce fragrance de fleur et d'herbe coupée. D'une promesse de renouveau. De renaissance. La nature s'éveillait d'un long sommeil, l'aube nouvelle allait poindre à l'horizon aux premières notes du chant des oiseaux. Les couleurs de la nuit évincées, l'Aurore aux doigts roses piquetait le ciel de tâches vives, orangées, pourpres, d'or ou d'azur. Le jour s'éveillait, une jeune fille habillée d'une robe bleue faisait face au-dehors, à regarder le monde se parer peu à peu de lumière. La saison nouvelle étalait son manteau de verdure, les bourgeons explosaient comme autant de feux d'artifice et d'autres crevaient le sol pour s'épanouir.
De grands yeux noirs emplis de curiosité détaillaient l'arbre immense qui ployait sous le poids de son propre âge. Haru tourna son visage de poupée au teint de porcelaine sur son lit. Là l'attendait son bien le plus précieux, comme ensommeillé, à attendre qu'elle chasse une présence invisible. Il lui semblait qu'il l'appelait, son trésor, caché dans un boîte à la forme curieuse et son attrait fut plus fort que sa contemplation. Elle se détourna du jour naissant pour aller le libérer, ouvrir le couvercle, attraper du bout des doigts l'étoffe soyeuse et rouge qui le recouvrait comme un linceul. Ses gestes délicats, cette caresse, trahissaient une certaine tendresse pour lui, ce magnifique violon sculpté dans un bois clair presque orange. Elle le prit entre ses mains, l'accorda avec une infinie douceur. Ainsi s'étirèrent les secondes, secondes qui se muèrent en minutes et, de temps à autre Haru brisait le silence par quelques pizzicati.
Un sourire fleurissait sur ses lèvres, quoique fragile, mal-assuré. Là, au creux de sa poitrine, une appréhension la gagnait, le souffle venait à lui manquer. Elle lutta contre ce malaise, comme à chaque fois qu'il menaçait d'approcher les portes de son cœur et, se plaçant devant le soleil qui caressait de ses premiers rayons le parc en contrebas, joua un air de Vivaldi.
Le Printemps.
Les notes s'enchaînaient avec harmonie et saluaient l'éveil de la nature. L'introduction du Printemps parfaitement exécutée, cette note de crainte tapie dans les ombres de sa psyché se retirait, laissant place à une expression de plénitude totale et absolue. L'archet sur les cordes dansait sans discontinuer, sans la moindre dissonance. Jusqu'à ce qu'une voix, froide et implacable ne la fasse s'arrêter avec brutalité. Légèrement haletante, l'enfant, son instrument contre sa poitrine, se retourna vers une silhouette qui se tenait droite et rigide dans l'embrasure de la porte. Deux prunelles inquisitrices, semblables à celle d'Haru bien que rendues plus sombres par cette manifeste roideur, évaluaient l'enfant qui, déjà, baissait la tête en l'attente de la remontrance.
— C'est à croire que tu es une source perpétuelle de déception, Haru. Ton père et moi…
La femme au port altier et à la mise impeccable avec ses cheveux aux carrés fut interrompue par l'acclamation joyeuse d'un homme d'une belle carrure et à l'immense sourire chaleureux. Aussitôt la froideur ambiante fut éclipsée par cette indomptable chaleur et bonne humeur communicative. La jeune fille éclata d'un grand rire à voir son père faire le pitre, s'emparer de son instrument pour reprendre avec entrain là où s'en était arrêté Haru. La mère, d'un air pincé, s'effaça encore un temps avant de reprendre d'un ton ne souffrant d'aucune contestation :
— Bon, ça suffit maintenant, elle doit se reposer et nous avons encore beaucoup de choses à régler, Natsu.
Le jeu entre le père et sa fille cessa dès-lors, non sans un dernier clin d’œil complice de Natsu.
— Allez ! On écoute sa mère jeune fille, au lit ! C'est que nous avons conduit toute la nuit moi aussi j'irai bien roupiller.
Il grimaça en croisant le regard de sa femme, finit par se baisser vers Haru déjà sous ses draps immaculés pour déposer un baiser au milieu de son front.
— Dors-bien ma petite kitsune !
Haru aimait beaucoup que son père la surnomme ainsi, elle qui affectionnait tant les renards. Alors, avec un petit sourire sur ses lippes, elle ferma les yeux, accompagnée par la musique du Printemps.
Dans un frémissement, la petite renarde au pelage roux ouvrit un œil, puis un autre en voyant une ombre s'envoler au dessus d'elle. Un papillon aux ailes blanches évoluait avec grâce dans le ciel matinal, dansant, virevoltant au rythme de cette musique qui ne la quittait plus. Joyeusement, l'animal se prit à gambader dans l'herbe verte qui poussait à chacun de ses sauts. Chaque cabriole faisait naître tantôt une fleur, tantôt faisait se parer les hautes ramures des arbres jusqu'ici dénudés. La vie revenait ici-bas, dans un monde à part, son royaume des songes dont elle était maîtresse incontestée. La renarde chantait avec force de glapissements ravis, ponctuant la clameur heureuse des oiseaux qui saluaient sa venue. Dans le lointain c'était la mélodie des violons et des rires familiers qui se faisait entendre et ravissait ses oreilles. Tout ce qu'elle touchait devenait beau, vert et magnifique, sa cavalcade l'emporta loin, à l'orée d'une forêt. Une clairière où miroitait les couleurs de l'aube. Suivie par le papillon blanc, ce dernier semblait la guider dans les profondeurs du bois, mais, prise d'un drôle de sentiment, elle stoppa sa course. La tête penchée sur le côté, la renarde devinait la silhouette de l'insecte être engloutie par les ténèbres. Soudain, un grondement retentit. Sourd, sépulcral. Un long frisson dégringola le long de l'échine du canidé roux et commença à reculer, les oreilles plaquées contre son crâne.
Les yeux d'Haru papillonnèrent, blessés par la lumière trop vive qui tombait à l'oblique dans sa chambre blanche. Il faisait chaud, si chaud que ses draps étaient encore emprunt d'une inconfortable moiteur. En s'en extirpant, la petite fille vit que la porte était ouverte, comme l'unique fenêtre que comptait cette pièce où tout était parfaitement à sa place.
— Moi j'y crois encore...
La voix de son père était toujours aussi forte qu'à l’accoutumée seulement, Haru y percevait tout autre chose. Des choses bien éloignées de ce qu'il était d'ordinaire. La jeune fille ne voulut pas y prêter plus d'attention et opta plutôt pour rejoindre la compagnie de son trésor qui l'attendait, posé comme toujours dans un fauteuil rembourré. Aujourd'hui il n'y avait nul souffle de vent, nulle autre chanson que celle des criquets. Une journée d'été accablante et lourde où l'orage étalait ses bras sombres dans les cieux. Il viendrait bientôt, il progressait mollement, d'une façon inéluctable. Lui et son destin. Il était temps de jouer, de regarder l'au-dehors pour se donner du courage et le sourire. L'euphorie communicative d'un père qui observait sa fille jouer sans se départir de sa bonne humeur. Avec sérieux, le front plein de perles de sueur, Haru joua le premier mouvement de « L'estate ». D'abord dans une énergie combative, poussée par un élan venu de tout son être qui vibrait à l'unisson avec le cœur de Natsu. Dans le regard de ce dernier la fierté et une farouche détermination. Puis tout se figea au moment d'une fausse note. Le silence succéda à la musique, plus total et infini que jamais. Surprise tout à coup la jeune fille aux longs cheveux noirs fit volte-face en entendant son père l'applaudir avec effusion. Haru comprenait que Natsu avait préféré ignorer, occulter ce qu'il y avait à occulter, préférant cueillir cette larme unique qui roulait sur sa joue sans la juger, la gronder ou sombrer aussi avec elle. Ils riaient ensemble, lui jouait son rôle à la perfection en imitant quelques animaux, singeant sa femme et son stoïcisme brutal qu'il portait en dérision.
— Natsu !
L'imitation cessa sur l'instant, la chaleur fut écrasée par la simple apparition de cette dame aux allures rigides et austères. Un autre homme se tenait derrière elle, les observant au travers ses lunettes toutes rondes qui glissaient constamment sur son nez.
— Combien de fois te l'ai-je répété ? fit la mère, cinglante.
Natsu baissait la tête, accusant le coup. Quant à Haru, elle s'accrochait de toutes ses forces à son violon, à cette once de chaleur qu'elle sentait encore.
— Oui, Fuyu… Haru...
Il n'avait pas besoin d'en dire plus. Ce fut alors machinalement que l'enfant regagna son lit pour s'y rouler en boule. La voix de l'autre homme s'éleva :
— Venez, nous devons discuter.
Dans le lointain, un roulement de tonnerre.
La petite renarde se trouvait entourée par les blés. Secoué en vagues dorées, le champ offrait un ombrage confortable pour les animaux s'y étant réfugiés. Ils fuyaient la rudesse du soleil et de l'été, paraissaient tranquillement dans une certaine harmonie. Temps d'une trêve, mais tous savaient que la tempête n'était pas loin et que le son du tocsin pouvait à tout moment retentir. Innocente de ces préceptes de la nature, telle une flèche flamboyante, la renarde s'amusait une nouvelle fois, galvanisée par la réminiscence de cette musique plus langoureuse que la précédente. Tout à coup, surgissant de nulle part, le papillon blanc apparut devant ses yeux grands ouverts et brillants de curiosité. Cette fois, le canidé préféra l'ignorer plutôt que de le suivre. Le souvenir de la sombre forêt et de son ombre encore bien présent, suffit à la complaire dans ses envies de jeux. Tutoyant la tourterelle qui s'envolait à tire d'aile, embêtant gentiment le chardonneret élégant, le goupil ne vit pas Zéphyr et Borée s'agiter, se confronter.
Les nuages jusqu'ici épars se rassemblèrent comme des soldats sous le joug du Dieu des Larmes. La voix tonnante et guerrière de l'orage était la sienne, déité violente et primaire. Dans une brutalité inouïe les nuées se fendirent d'un trait de feu qui toucha la terre. Elle s'embrasa. Aussitôt, la panique gagna les réfugiés prostrés et apeurés qui, très vite, se prirent à filer ventre à terre. Le sol tremblait tandis que la fumée et la cendre dansaient dangereusement vers la petite renarde paralysée. Malmenée par la course des autres créatures des champs, son corps endolori, elle n'a pourtant nul autre choix que de se replier face aux assauts du mur des flammes. L'orée de la forêt se dessina en même temps qu'un point blanc et virevoltant lui indiquait la route à emprunter. Son cœur se serra dans sa poitrine et la renarde émit un petit cri de terreur. Car cela se répétait. L'immaculée fut avalé par le noir et le noir à son tour fit entendre sa voix macabre et terrifiante. L'Ombre l'attendait patiemment, le brasier se rapprochait inexorablement. Elle ferma les yeux et sauta dans les broussailles.
Un cri au bord des lèvres Haru se redressa sur sa couche, jeta des regards paniqués partout dans sa chambre blanche avant de froisser plus encore ses draps blancs. Ses doigts n'étaient plus que des nœuds de phalanges blanchies, son teint, lui, était blafard. L'abattement succéda à la peur. Sur l'instant l'enfant se sentit vide, sans défenses. Jusqu'à ce qu'elle devine les pourtours du couvercle qui renfermaient son trésor. Elle dut s'y reprendre à plusieurs fois avant de pouvoir s'extraire de ses couvertures tant elle était fébrile. Haru avait si chaud qu'elle voulut d'abord ouvrir la fenêtre. Dans ce projet, ses pieds ne la soutinrent que peu. Elle finit par se retrouver assise à même le sol, devant les cieux crépusculaires, à quelques pas de son violon. Inaccessible.
— Que fais-tu là Haru ? Tu sais bien que tu peux nous appeler si tu as besoin de quelque chose. déclara tristement une voix avant de reprendre : je vais t'aider à te remettre au lit. Ton père et ta mère ne vont pas tarder.
L'homme était d'un âge avancé, possédait un visage parcheminé, constellé de rides tristes comme le reste de sa personne. Mélancolique, il replaça sa paire de lunettes rondes sur son nez étroit, évita le regard de la petite. L'enfant, une fois installée confortablement sur ses oreillers, désigna sa relique en bois. Un long soupir, une vague hésitation et le pauvre hère aux épaules tant voûtées qu'on aurait dit qu'il portait tous les maux du Monde, s'exécuta.
— Tu as vu ? Le vieux chêne s'est habillé avec les couleurs de l'Automne, déjà...
Le temps filait à une vitesse prodigieuse et aucun homme n'avait d'emprise sur lui. Dans un énième souffle, comme il n'obtint de la fillette qu'un léger hochement de tête qui trahissait son impatience, il lui tendit son instrument. L’ersatz d'un sourire illumina le visage d'Haru, le vieil homme se recula pour se détourner et observer le soleil se coucher. Il faisait de plus en plus noir et les feuilles se décrochaient souvent des rameaux de l'arbre. Un coup d’œil vers la petite, qu'il regretta aussitôt, le troubla. Comme la parure du chêne centenaire, la chevelure de la jeune fille était tombée. Cette pensée de l'ancien guerrier jeune, fort et capable de tout qu'il avait été dans sa prime jeunesse, le harassait de plus en plus. Il faisait face à un échec et malgré toute la douceur et le calme dont il était capable et que son métier lui imposait, le vieil homme à lunettes se sentait démuni.
Haru joua alors un air qu'il reconnut sans mal. Un air de Vivaldi, celui de l'Automne. Sa gorge se serra, l'exercice pour elle était de plus en plus laborieux, si bien qu'elle finit par abandonner tant la dissonance lui était insupportable. Haru n'y arrivait plus et bien que son trésor continuait de diffuser sa chaleur réconfortante, elle, ressentait un grand vide et un profond désespoir.
— Tu es fatiguée Haru, tu devrais te reposer. Demain, tu y arriveras de nouveau.
Tenta de l'encourager le vieux personnage affligé. La petite ne répondit pas, elle s'allongea pour se mettre en position fœtale. Accrochée à son violon, elle s'endormit ainsi.
— Que dois-je faire ? Moi, celui qui était le fier Akimoto ?
Susurra le sexagénaire en lissant sa blouse blanche impeccable. À la porte attendaient deux silhouettes immobiles comme deux statues de marbre. Comme figées à jamais dans une expression de pure supplication.
Quand la renarde se réveilla, elle ne vit que l'obscurité. En essayant de se mouvoir, elle entendit quelque chose craquer et se décomposer sous ses pattes. La musique de l'Automne s'anima à chacun de ses mouvements mal assurés et douloureux. Puis elle perça enfin la couche de feuilles mortes qui la recouvrait. La décrépitude et le sommeil étaient omniprésents car il n'y avait que le souffle du vent entre les branches nues des arbres qui accompagnait maître Automne. Animaux et hommes se préparaient aux retours des longues nuits. Hommes et bêtes se préparaient à une existence nouvelle. Des heures sombres à venir.
Le goupil vit les couleurs du crépuscule s'installer peu à peu dans la trame du ciel. Une première étoile fit son apparition, unique point blanc sur ce vaste canevas mais qui, d'un coup, s'en décrocha. Le papillon blanc se posa avec douceur sur la truffe de l'animal au pelage automnal. Aussitôt la bête sentit son cœur se réchauffer, ses membres se décontracter. Avec prudence la renarde avança sur ce tapis sec et sans vie. Non, seuls quelques champignons ça et là, laissaient un message clair pour quiconque était un tant soi peu attentif : espérance. Mais c'était la mélancolie qui rythmait la musique de ce faux silence. Rendue craintive, les oreilles dressées, aux aguets, la renarde jetait des regards éperdus tout autour d'elle. L'insecte s'était envolé une énième fois pour la guider à travers ces bois ensommeillés où chaque tronc tordu était une silhouette monstrueuse prête à saisir le canidé. La respiration rapide, les gestes à la fois vifs et incertains, la pauvre bête orange se plaquait au sol au moindre bruit suspect.
Pourtant, au bout d'un moment à marcher avec le papillon pour seul gardien, elle finit par se détendre et se laisser glisser dans une drôle de torpeur. La tristesse gagnait son cœur, de tristes souvenirs n'avaient de cesse de tourbillonner et le chant de l'Automne continuait son cours, comme il devait l'être, parfaitement joué. La renarde bailla à s'en décrocher la mâchoire. Sur le point de faire une halte, quelque part, non loin, un hurlement bestial retentit. Sans y réfléchir la petite créature détala encore. Sans se retourner elle devinait pourtant l'Ombre s'étendre, grandir et commencer à prendre forme. Chasseur impitoyable, il lui donnait la chasse, lança des pans ténébreux aux curieuses formes de chiens pour se ruer sur elle. Elle ne voyait toujours pas, ne le voulait pas, ne regardait pas, elle courrait. Elle courrait à en perdre haleine, vaine tentative d'échapper à son triste sort. Le chant de l'automne était ce qu'il était et très vite, paresseusement, l'ennemi se retira. La traque avait cessé. La renarde venait de se terrer au fond d'un trou. L'Ombre attendrait sa sortie, elle était patiente.
À son réveil, sa mère, Fuyu, se tenait penchée au dessus d'elle. Presque immédiatement et honteusement, Haru détourna son regard pour ne pas avoir à subir ce regard noir et inquisiteur. Pourquoi lui en voulait-elle à ce point se demandait souvent l'enfant en conservant la tête basse. Il faisait si froid ici, en sa compagnie et dans sa chambre blanche. La fatigue pesait toujours plus sur ses paupières qu'elle tentait de garder ouvertes. Affronter maintenant sa mère ? L'idée lui apparut presque comme une évidence.. Sur le point d'ouvrir la bouche elle fut interrompue par la voix grave et sévère de cette femme revêche :
— Allons dehors comme tu le voulais, il neige.
Annonça t-elle tout à coup, laissant la jeune fille toute pantoise et silencieuse. Ses paupières se refermèrent sur le monde et elle glissa dans le royaume des songes.
— N'aie pas peur, pourquoi me crains-tu ?
Pas de cris, pas d'ombre mais toujours l'obscurité. Une voix que la renarde ne connaissait pas, étouffée, parvenait quand même jusqu'à elle. Frileusement roulée en boule, l'animal craintif et encore tout ensommeillé, s'approcha vers une légère lueur qui apparaissait devant lui. Le papillon revenait à ses côtés, lui intimant de suivre son sillage. Il faisait froid, mais la petite bête ne ressentait plus cette peur lui enserrer les entrailles. Calme, apaisée, la renarde se retrouva vite face à un rempart de glace qu'elle devait percer. C'était l'insecte ailé qui le lui commandait. Mais ce n'était pas cette voix qui avait surgit dans sa tête. Cette dernière était à la fois inconnue et familière. Un premier coup de patte et la musique de l'Hiver vint à ses oreilles. Le murmure dans son esprit aussi :
— Oui, c'est ça ! Rejoins-moi !
Tout à coup un faisceau de lumière l'aveugla.
— Haru ?
La jeune fille, toute emmitouflée dans d'épaisses couvertures blanches, ne vit d'abord rien d'autre que les ténèbres. Comme elle était bien trop fatiguée pour lever la main et se dégager, ce fut celle de sa mère qui la libéra. La lumière de la lune qui projetait son halo d'argent était de toute beauté et coupa le souffle d'Haru. La nuit devait être avancée et les étoiles, au grand étonnement de la jeune fille, tombaient du ciel. Sa bouche s'ouvrit en grand pour laisser échapper une volute blanche. Non, c'était de la neige. Alors les grands yeux noirs et étonnés de l'enfant tombèrent sur la silhouette de Fuyu, perdue dans sa contemplation. Dans tout ce manteau cotonneux, postée à côté de l'immense chêne nu. Quand elle se retourna, Haru découvrit son trésor, son violon plaquée contre la poitrine de sa mère. Que faisait-elle, pourquoi ce drôle de sourire sur ses lèvres ? Elle ne se souvenait même plus l'avoir déjà vu sourire, avant tout ça. Or, irrémédiablement, son œil fut attiré par la blessure de la femme. Par l'absence de sa senestre.
Ce rappel perpétuel, pour elle, pour les autres, qu'elle ne serait plus jamais cette violoniste exceptionnelle, épouse d'un violoniste tout aussi talentueux.
— Joue pour moi, essaye, s'il te plaît, pour la femme que je fus autrefois, celle qui aurait dû devenir la mère que tu attendais tant...
Touchée au plus profond de son cœur, Haru hocha de la tête, réunit ses forces pour se saisir de son instrument. La seconde suivante son visage aussi était paré d'un magnifique sourire. Haru prit une profonde inspiration, posa sa joue contre la mentonnière et fit glisser son archet sur les cordes. Elle avait choisi le troisième mouvement allegro en fa mineur à trois temps, le préféré de sa mère. Et à son grand étonnement, les notes s'enchaînèrent dans une nouvelle harmonie. Une symbiose parfaite. Tant la petite était concentrée, elle n'avait pas senti la main valide de sa mère se poser contre la sienne, la serrer, la porter, l'aider. Mère et fille réunie dans la musique, dans ce même rêve qu'elles partageaient, qui les avait lié dans la peur, dans la colère mais aussi dans l'éternité. Encore, l'enfant plongea dans le sommeil. Mais pas seule cette fois et avec un sourire aux lèvres.
Le vent, cinglant et froid, accueillit l'arrivée de la renarde qui venait de percer la glace et de sortir de sa tanière. Que le monde lui apparaissait silencieux ! D'un calme apaisant et non plus oppressant. Comme si elle s'éveillait d'une longue et douloureuse léthargie, le goupil s'ébroua, étonné de ne plus entendre l'Hiver et ses murmures. Monde endormit, d'une pureté sans égal. Tout n'était plus que lumière et l'animal lui-même avait le sentiment d'appartenir à ce tout, à ce monde onirique.
— Viens !
On l'appelait encore. Son guide, le papillon, sembla tomber des cieux comme un flocon. Bientôt accompagné par d'autres de ses compagnons ailés, ce fut tout un cortège qui entraîna la renarde vers la forêt, en son épicentre, là, devant un vaste point d'eau gelé.
— Enfin, te voici...
Ailleurs, quelqu'un chantonnait la musique de l'Hiver.
Elle se sentait prisonnière, enfermée dans son propre corps qui ne lui obéissait plus. Ne restaient que ses pensées et la douleur contre laquelle elle luttait constamment. Sans force dans son lit, ses yeux détaillaient les murs de sa chambre. Avant de les tourner vers cette voix, celle de sa mère qui marmonnait « L'inverno » de Vivaldi. À ses côtés son père finit par se joindre à elle, brandissant, un peu tremblant, le trésor de la petite Haru. Tous deux entamèrent un hymne pour elle, beau, mélodieux et touchant, alors que non loin papillonnait le docteur Akimoto, toujours plongé dans son éternel mutisme mélancolique. Bientôt, alors que la représentation du couple cessa, sa voix perça le silence qui précédait la musique :
— Vous êtes sûrs de vouloir faire ça ? Elle n'est pas encore...
Le père l'interrompit d'un simple sourire de façade, se penchant vers son unique fille, imité par Fuyu, leur unique trésor. Été, Automne et Hiver soutenant le Printemps.
— Pour renaître. déclara la mère en se munissant d'un linge blanc, teinte symbolisant la Mort dans leurs croyances.
Après l'avoir humidifié dans une cuvette remplie d'une eau claire, elle commença le rituel du matsugo no mizu, « l’eau du dernier moment ». Une pratique ancestrale, un ultime geste d'amour. La fraîcheur du linge sur ses lèvres craquelées lui fit du bien, lui extirpant un soupir. Quelques fleurs colorées décoraient son oreiller, l'auréolait d'une couronne de fleurs, petite princesse de l'aurore.
— Ferme les yeux et rêve ma petite kitsune... lui glissa Natsu en déposant un baiser sur son front et une larme lui ayant échappée. Nous n'avons pas le droit de la laisser comme ça, elle doit partir.Vous pouvez y aller, docteur Akimoto.
Ses yeux noirs emplis de curiosité et de sérénité se fermèrent avec douceur…
Lapant la surface de l'eau qu'elle déformait, la renarde se recula pour observer son reflet. Craqueler la couche de glace fut aisée, ici la renarde ne ressentait ni peine ni souffrance. Ses maux n'existaient pas ici, dans ce royaume. La musique, si. L'Hiver clamait sa mélodie, se confondant curieusement avec celle du Printemps. Renouveau. Renaissance.
L'Ombre surgit dans un tourbillon blanc hors de la brèche glacée. Les papillons dansaient autour de cette silhouette incertaine et le contour d'une main s'avança vers la renarde :
— Je t'emmène vers le Printemps, Haru.
La renarde devenue enfant aux longs cheveux noirs, aux yeux sombres et brillants, mêla ses doigts à ceux de l'Ombre, serra son violon de son autre bras. Ensemble, ils plongèrent dans l'eau. Le cycle des quatre saisons pouvait recommencer.
FIN
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