Terminus

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 Le voyage allait être long. Elle ne savait pas pourquoi elle avait décidé de prendre le train pour rentrer de cette conférence, ni pourquoi elle avait décliné maintes fois les offres de la raccompagner. C'était du moins ce qu'elle se disait, mais elle ne pouvait nier l'évidence : si elle était désormais installée de façon inconfortable dans un wagon bondé et étouffant, c'était incontestablement de sa faute, et de sa faute seule. Cela lui paraissait une bonne idée de rentrer chez elle par le biais du train ; cela faisait tellement longtemps qu'elle ne l'avait plus emprunté, depuis sa jeunesse en fait. Cependant, il semblait qu'elle ait oublié, après toutes ces années, que si ce moyen de transport peut être agréable et reposant, il peut aussi s'avérer être un vrai calvaire lorsque la promiscuité y est à son comble.

 De longues heures de voyage l'attendaient, sa destination étant la gare terminus, et elles promettaient d'être éprouvantes. La voiture dans laquelle elle se trouvait était pleine à craquer de personnes en tout genre : des adolescents, des hommes d'affaires, des mères de familles aux traits fatigués avec leurs enfants, endormis ou braillant à pleins poumons, et des individus hirsutes à l'expression saugrenue. Elle-même était assise aux côtés d'une autre dame d'âge mûr dont la stature corpulente occupait une bonne partie de l'espace restreint dont elles disposaient toutes les deux. Par chance, elle était installée près de la fenêtre. Elle avait donc tout le loisir de se perdre dans la contemplation des paysages, et ainsi faire abstraction des voyageurs et de l'ambiance oppressante qui régnait autour d'eux. Elle se perdit très vite dans ses pensées, voyant au loin de nombreux territoires sauvages et inexplorés, découvrant des êtres ensorcelés sous une forme sylvestre depuis déjà bien longtemps oubliés ou admirant les contours brumeux des contrées du Toit Du Monde.

 Depuis ses jeunes années, elle avait pris l'habitude de s'enfermer dans sa propre tête, surtout lorsqu'elle se retrouvait entourée d'une foule de personnes inconnues : les salles d'attentes, les auditoires universitaires ou, en l’occurrence, les transports bondés. Même aujourd'hui, dans la force de l'âge, ses vingt printemps depuis longtemps fanés, elle partait toujours à l'aventure, faisant abstraction de la réalité et de ses barbaries. Cela lui avait valu de nombreuses réflexions de la part de ses proches qui considéraient cette manie comme passagère, mais il n'en était rien. Elle resta fidèle à son havre de paix intérieur, écrasant toutes les influences externes qui cherchaient à lui arracher cette partie d'elle-même. Ce jardin secret, elle décida de le partager en partie avec ceux qui le voudraient bien. Quand elle publia son premier recueil de nouvelles, elle ne s’attendait absolument pas à ce qu’il conquière le cœur d’autant de personnes. Et pourtant, ce fut le cas. Par la suite elle écrivit d’autres nouvelles et même des romans, et malgré le succès fou qu’elle obtint, elle resta fidèle à ses principes et à son désir d’apporter un peu de magie dans un quotidien parfois morose et gris.

 Elle décrocha son regard de l’extérieur lorsqu’elle sentit du mouvement à côté d’elle : sa voisine se levait de son siège et se rendit tant bien que mal à la porte du wagon. Le train ralentit progressivement jusqu’à l’arrêt total. Elle ne savait pas dans quelle gare elle se trouvait car elle n’avait pas prêté attention aux nombres de gares que la chenille mécanique avait déjà franchies. Probablement quatre ou cinq. Elle regarda sa montre pour vérifier si son approximation était correcte mais elle constata à sa grande surprise que les aiguilles s’étaient figées. Elle soupira comme le train reprenait de la vitesse. Qu’importe l’heure qu’il pouvait être, elle était encore loin d’être arrivée. Observant de nouveau le paysage qui défilait en s’éloignant d’elle, comme une vieille pellicule de film que l’on déroulerait, elle se surprit à étouffer un bâillement. Cette conférence avait été exténuante et elle ne s’était que très peu reposée ces deux derniers jours, encore moins que d’ordinaire. Maintenant qu’elle n’était plus crispée par la présence imposante d’un autre voyageur à ses côtés, sa fatigue se manifestait plus intensément, et fermer les yeux quelques instants était tentant. Très tentant. Elle envisagea un moment de lutter contre la somnolence qui l’envahissait – qu’adviendrait-il de son sac et de son précieux contenu qu’était son cahier de notes ? – mais le sommeil qui entourait ses paupières finit par avoir raison d’elle. Après tout, elle tenait son sac serré fermement contre elle. Il ne risquait rien. Elle se cala alors le plus confortablement possible dans son siège et laissa Morphée s’emparer de ses pensées.

 Lorsqu’elle se réveilla – après quelques minutes ou quelques heures, elle n’en savait rien – il n’y avait plus personne dans le wagon avec elle. Un doux rayon de soleil illuminait le siège en face d’elle, lui donnant l’air moins crasseux. Elle se redressa un peu et se sentit détendue. Ayant pour seule compagnie le bruit du vent et des rails sifflants, elle laissa ses lèvres s’étirer en un léger sourire. Cela lui semblait étrange mais jamais elle ne s’était sentie aussi bien, aussi sereine depuis bien longtemps. Vide, le wagon dégageait une atmosphère chaleureuse et apaisante. Dans ces conditions, elle aurait voulu que le voyage dure toujours.

 Elle porta de nouveau le regard à l’extérieur. Devant ses yeux, s’étendant à perte de vue, des kilomètres de prairies et de vallées d’un vert tendre couraient vers l’horizon. Au loin on pouvait apercevoir de hautes montagnes, leurs sommets flirtant avec les nuages. Un cours d’eau serpentait joyeusement, les rayons de soleil miroitant à sa surface. Longeant ce décor enchanteur, le train arriva bientôt à hauteur d’un arbre majestueux. Les machines s’arrêtèrent à ses racines gigantesques. C’est sans surprise qu’elle observa de jolis petits lutins à la peau verdâtre et aux cheveux de la même couleur que l’écorce, sautant et dansant au pied de l’arbre et dans ses ramures, légèrement lumineuses. Un seul regard avait suffi pour qu’elle reconnaisse cet arbre et ses petits habitants. Ce petit peuple dont elle avait elle-même conté l’histoire. Son cher petit peuple. Ils avaient été ses premiers compagnons, et avaient ainsi gardé une place précieuse dans son cœur. Elle les salua de la main, un sourire béat aux lèvres, tandis que le train reprenait sa route. Elle ouvrit la fenêtre du wagon, désirant sentir sur son visage la brise délicate qui agitait les branches et faisait danser les feuilles. Elle respirait avec joie et délectation les doux parfums printaniers : les fleurs, la terre et l’herbe.

 Bientôt, les vertes prairies laissèrent place à une vaste étendue bleutée et mouvante. Un vent frais et salé lui emplit les narines. L’océan. Il lui parut étrange que le train chemine par-dessus les eaux. Elle ne se rappelait pas que le pont traversé par la chenille mécanique figurait dans l’itinéraire initial. Et puis, décidant que ça n’avait de toute façon que peu d’importance, elle ferma les yeux et laissa l’air marin réveiller en elle des sensations depuis longtemps assoupies. Un bruissement particulier sur les vagues – le bruit d’une coque fendant les flots – lui fit ouvrir les yeux. Un splendide navire se dressait sur l’eau limpide, fier, ses voiles gonflées par les vents, le pavillon noir hissé en haut du grand mât. Depuis tant d’années qu’elle ne l’avait plus aperçu, et pourtant il n’avait pas changé d’un pouce. Elle était suffisamment proche pour apercevoir ce qu’il se passait sur le pont. L’équipage était affairé à courir de part et d’autre du navire. A l’avant du bâtiment se tenait le Capitaine, une femme à l’allure digne et solennelle dont les traits délicats étaient le vestige d’un noble et triste passé. Lorsque le regard des deux femmes se croisa, le Capitaine décoiffa son tricorne pour saluer la passagère du train, comme une vieille amie qu’elle n’avait plus vue depuis longtemps. Cette dernière lui rendit son salut et garda les yeux rivés sur le bateau jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus le voir. Alors, un autre bateau pirate fit son apparition. L’éternel enfant était là aussi accompagné de son inséparable petite étincelle, voltigeant entre les voiles et au raz de l’eau et déclenchant les cris du capitaine du navire. Elle éclata de rire devant ce spectacle, et au même moment, ils arrêtèrent leur manège, se tournèrent tous trois vers elle et agitèrent mains et crochet dans sa direction.

 Le train parvint enfin au terme du pont. Elle vit le vide et l’eau disparaître et faire place à de nouvelles étendues d’herbes hautes doucement agitées par la caresse du vent. Elle eut encore droit à de nombreuses escales, toutes plus merveilleuses les unes que les autres. Et, à chaque fois, elle avait la joie immense de retrouver ses compagnons de route : les plus grands comme les plus petits, les plus courageux comme les plus discrets. Ils étaient tous là. C’était comme si elle parcourait enfin toutes les contrées, tous les endroits qu’elle avait imaginés ou auxquels elle avait rêvé. Comme si elle était entrée dans ses histoires et qu’enfin elle vivait pleinement les aventures qu’elle avait narrées. Elle avait trouvé la porte du jardin enchanté, était passée de l’autre côté du miroir comme Alice avant elle. Elle était tellement heureuse, tellement sereine sur ses terres emplies de magies et de secrets, plus heureuse qu’elle ne le fût jamais. Elle aurait voulu que le train stoppe là, tout de suite, pour qu’elle puisse descendre et courir sans fin dans les prés odorants et fleuris et explorer les moindres recoins de ces contrées merveilleuses. Elle sentait revenir en elle toute sa vitalité d’autrefois, le temps et les années passées n’ayant plus aucune emprise sur elle. La jeunesse de son esprit agissait comme une cure de jouvence sur son enveloppe physique.

  C’est alors que le train s’arrêta. Le sifflement des machines s’interrompit, laissant un calme reposant s’imposer tout autour d’elle. Elle se leva de son siège, se dirigea vers la sortie et posa les pieds sur le quai de la gare terminus. Une lumière éclatante, claire et douce l’entourait de toute part, mais impossible d’en localiser la source. Ajustant la lanière de son sac sur son épaule, elle se mit à marcher dans cet endroit aéré et lumineux, un léger sourire aux lèvres et les yeux mi-clos. Elle ne savait pas où elle était, ou du moins elle croyait ne pas le savoir. Elle continua de cheminer pendant un moment indéterminé – le temps semblait ne pas avoir d’importance ici ; le bien-être n’avait pas besoin de connaître l’heure. Elle déboucha enfin sur un charmant petit sentier, toujours illuminé par cette même lumière douce et limpide. Au bout de ce sentier, il y avait une simple porte. Une porte tout ce qu’il y a de plus banal, plantée là à la fin du chemin. Quand elle y arriva enfin, elle mit la main sur la poignée presque solennellement et poussa la porte.

 Ce qu’elle vit derrière la laissa sans voix : elle était surprise mais sans vraiment l’être, ravie au-delà ce qu’elle pensait être possible. Devant ses yeux s’étendait tout ce dont elle avait toujours rêvé, ce à quoi elle s’était constamment rattachée : des kilomètres de forêts, des montagnes, des royaumes de tous peuples et êtres merveilleux, des océans où voguaient les pirates et où vivaient les créatures aquatiques, des arbres gigantesques pouvant abriter de jeunes aventuriers perdus et ensommeillés. Tout y était. Et tout était absolument merveilleux, plus beau que ce qu’elle avait pu imaginer au cours de sa vie. Ce monde n’attendait plus qu’elle. Elle laissa tomber son sac par terre, avec à l’intérieur son cahier de notes. Elle n’en aurait plus besoin désormais, tout ce qu’elle pourrait imaginer se trouvait de l’autre côté. Elle franchit le seuil de la porte et foula l’herbe tendre. Le chant des oiseaux et des êtres sylvestres l’accueillit. Elle était chez elle. Et il y avait tellement de choses à explorer, à vivre, à redécouvrir. Tant de chemins à arpenter. Cette fois, c’était à elle de vivre une aventure, son aventure. La plus grande de toutes. Elle écrivait sa propre histoire, et le voyage jusqu’au dénouement allait être long.

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