Rose et Epines (Part 1)
Comme tous les week-end, Elise Dawson et Lucie Dubois partageaient chez cette dernière une tasse de thé. C’était comme un rituel, une habitude bien ancrée et qu’aucune des deux n’osaient trahir. Même pour un rendez-vous urgent elles s’arrangeaient toujours pour qu’il ne vienne pas perturber leur dégustation. Il y avait un côté émouvant, de voir ces deux vieilles femmes se retrouver, et discuter comme si le temps n’avait aucune emprise sur elles. Mais ce n’était qu’une illusion, elles le savaient, et le temps passait si vite qu’à peine un sujet était-il choisi qu’il fallait se dire à la semaine prochaine. Ce jour-ci, pourtant, le sujet tomba vite, telle une sentence, aussi tranchant qu’une lame, presque fatidique. Et c’est Lucie Dubois qui, sitôt après avoir distribuer les tasses et sorti les biscuits, le lança.
« Dis-moi, Elise. Je me disais que tu ne m’avais jamais parlé de toi. Cela fait pourtant bientôt 10 ans que nous nous connaissons, et je ne connais rien d’autre de toi que ta vie actuelle. Veux-tu bien me raconter ton histoire ? »
Elise Dawson leva à peine le nez de sa tasse.
« J’ai bien peur qu’elle ne soit pas très amusante. Mais je suppose qu’il serait impoli de ne rien te dire, ma chère amie. Alors assis toi bien, j’ai bien peur d’en avoir pour longtemps. »
« J’ai passé mon enfance près du Havre, non loin de la mer, dans une famille plutôt pauvre. Mes parents étaient rempailleurs. Je ne m’éterniserais pas là-dessus, Lucie, mais comprends bien que ce n’était pas toujours facile. J’avais pourtant, dès mes 17 ans, lié des liens très puissants avec un jeune garçon beau et élégant, assez impertinent aussi, plus riches que nous, car étant le fils d’un grand pécheur, sans être inaccessible. Je me rappelle notre rencontre. Un soir d’été, à la sortie de l’école des filles avec des amies, un garçon passa. Toutes mes amies, mais pas moi, se sont misent à glousser, en rougissant. C’était le comportement à la mode, selon elles. Si c’était vrai, ce garçon ne devait pas vraiment aimer la mode, puisque la seule qu’il remarqua, c’était moi. Du moins, c’est ce que j’en ai déduit plus tard, qu’il revint me voir, un jour que j’étais seule, quelque temps plus tard.
« Le ciel est magnifique n’est-ce pas ? » M’avait-il dit en guise de bonjour.
Je me souviens de mon sursaut ! Un garçon que je ne connaissais à peine m’abordait comme ça ! Je l’ai pris pour un fou. Mais comme il était sympathique, et qu’il m’intriguait aussi, il faut l’avouer, j’ai vite dépassé mes préjugés et nous avons parlé. J’ai oublié de quoi, d’ailleurs, tellement je me suis noyé dans son regard rêveur. Je sais juste qu’une fois que nous nous sommes séparés, en nous promettant de nous revoir, plusieurs heures étaient passées comme un éclair.
C’est amusant comme les liens peuvent se tisser très rapidement ou au contraire très lentement, en fonction des gens. Il ne m’avait même pas dit son nom, et pourtant, ce garçon n’avait déjà plus rien d’un inconnu pour moi.
Nous nous revîmes souvent. Parfois même devant mes amies, qui, je crois, me jalousais un peu de voir que c’était avec moi qu’il passait son temps. Comme si j’y était pour quelque chose ! Je n’avais rien fait pour le courtiser, il me semble ! Mais ça, Lucie, elles ne pouvaient pas le savoir.
Enfin bref. Là n’est pas le plus intéressant. Ce qui était intéressant, c’est qu’Archibald (le nom de ce garçon, qui s’est enfin décidé à me le dire) était vraiment à part, et qu’il se plaisait à sortir des phrases grandiloquentes. Il aimait beaucoup dire, à chaque fois qu’il lui arrivait un problème, ce qui lui arrivait très souvent d’ailleurs, sa fameuse citation : « Il faut braver les épines pour trouver la rose ! » Rien que ça ! Et lorsque quelqu’un lui demandait d’où il sortait ça, il répondait d’un air espiègle qu’utiliser son cerveau était décidément une compétence trop rare ! Inutile de te dire, ma chère, que cela agaçait encore plus ses interlocuteurs.
Nous nous voyons de plus en plus souvent. Nous étions liées par une puissante affection qui pourrait ressembler à de l’amour, tellement nous étions soudés et indivisibles ensemble. Oui, je crois qu’on peut le dire, nous étions un couple. Et comme tous les couples, nous pensions que cela durerait toujours.
Mais Archibald disparu. Du jour au lendemain.
S’était-il enfui pour échapper à la pression de son père, qui voulait qu’il reprenne son métier de pécheur ? Ou bien pour une autre raison ? S’était-il caché pour être en paix ? Toutes sortes de théories fumeuses fusèrent, quelqu’un supposa même qu’il s’était fait enlever par les martiens. Mais pour moi le résultat était le même : Archibald m’avait abandonné. Je lui en voulu terriblement, sans pour autant pouvoir m’empêcher de m’inquiéter pour lui.
Jusqu’au jour où l’on a retrouvé son corps… au fond du port.
Il ne s’était pas enfui. Il ne s’était pas caché. Il était mort.
Pire encore, c’était un assassina, annonça la police. Les coups de couteaux dans le dos du cadavre l’attestaient.
Pourquoi cet air surpris, ma chère ? Je t’avais pourtant prévenu ! Mon histoire est loin d’être la plus joyeuse que tu connaisses. Et bien entendu, cela ne s’arrête pas là.
J’avais lors de cet évènements 18 ans. Je me suis littéralement effondrée. Comment pourrais-je décrire ce sentiment d’injustice, de colère contre le monde entier, et de haine contre un assassin dont je ne connaissais rien… J’ai vécu une période très difficile. Mal-être, perte de motivation, d’envie, en bref : dépression. Mes notes ont chuté considérablement, je me suis isolée. J’étais véritablement au fond du gouffre, un gouffre si profond que je pensais qu’aucune lumière ne pouvait passer.
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