Août 1855
Prague était belle sous le soleil d'août. Elle méritait bien son surnom de Ville Dorée. Les passants déambulaient dans ses rues, encore un peu étroites et médievales. Les grands travaux d'aménagement urbain ne commençaient qu'à peine.
La Moldau étincelait sous les rayons brûlants de l'été.
On voyait le château, le Pražský Hrad, dominer la ville et se mirer dans la rivière Vltava.
Ce n'était qu'une promenade de quelques heures avant de reprendre le train et la route jusqu'à la Crimée.
François Rambert se sentait mieux, moins vieux et plus fringant, avec une jolie femme à son bras.
Emilie Pavolva Romanova marchait, le front haut et le sourire lointain.
" Sais-tu que Charles X a vécu dans ce château, François ? Avec sa famille. La fille de Marie-Antoinette était là.
- Dans ce vieux château ?, s'amusa-t-il. On doit y avoir froid.
- On doit en effet y avoir froid. J'ai toujours eu froid par le passé.
- Ah ! Les palais aristocratiques sont mal conçus."
Le dôme de Saint-Nicolas de Malá Strana et le bulbe de la cathédrale Saint-Guy formaient un bel ensemble, avec le palais Rožmberk et les tours de Saint-George.
Il fallait oublier la présence du ghetto de Josefstadt (Josefov). Même si les Juifs n'étaient plus obligés d'y vivre, ils y résidaient pour la plupart, dans des conditions terribles d'insalubrité et d'ostracisme. La surmortalité était terrible dans ce quartier pauvre de Prague.
Prague était une ville grouillante de vie et de culture, où les conflits étaient fréquents, entre Tchèques, Allemands, Juifs. De nombreux édifices publics n'étaient pas terminés et donnaient à cette cité des allures de chantier perpétuel. La cathédrale tout d'abord, mais aussi le Théâtre, plusieurs églises...
On était étonné de ce bouillon de culture et on ressentait une certaine tension dans l'air. Comme si quelque chose était sans cesse sur le point de se briser.
Malgré tout, la ville était magnifique et méritait plus que quelques heures de promenade dans ses rues.
" On pourrait rester à Prague. Qu'en dis-tu, mon Emilie ?"
François Rambert obligea son amie à s'asseoir à la terrasse d'un café. Un serveur empressé leur apporta du café et des Ovocné knedlíky. Des boulettes sucrées fourrées de confiture de myrtilles, délicieuses.
" La Crimée... Qu'est-ce que nous espérons trouver là-bas ? Je ne sais plus, François, avoua Emilie.
- Notre jeunesse ?, sourit tristement le grognard.
- Peut-être...peut-être pourrions-nous rester plus longtemps ici, c'est vrai.
- Et profitez un peu du peu de vie qui nous reste."
François Rambert se pencha et embrassa délicatement la main gantée de l'aristocrate russe.
Mais un crieur de journaux passa et hurla un seul nom qui refroidit l'atmosphère :
" BAGRATION !"
Le reste se perdait dans un sbire incompréhensible pour François Rambert. Mais sa compagne comprenait le Tchèque, elle prit un journal.
" On parle de l'hôpital militaire de Scutari. Les soldats meurent là-bas par régiments entiers. Le chirurgien militaire Nikolaï Pirogov a mis en place un système de triage."
La voix glacée d'Emilie inquiéta François qui posa délicatement sa main sur le journal.
" Et Ivan ?
- On parle d'un général russe inconnu arrivé depuis peu. Il est défiguré et inconscient. Mais vivant !
- Ivan Bagration... Il serait encore en vie, donc, fit amèrement François Rambert.
- Plus pour longtemps si c'est le cas ! Le fils de chien !"
Fouettée par cette nouvelle, Emilie Pavlova Romanova se redressa et hurla au serveur :
" Une tournée de Staropramen et du Pražská šunka ! Avec du pain !"
Devant l'incompréhension de son compagnon, la Russe s'expliqua :
" De la bière tchèque et du jambon fumé. Il faut quelque chose qui tienne au ventre ! Je n'ai pas envie de sucreries !
- Emilie..."
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