J'ai descendu les marches pour sortir du bâtiment puis dans la rue. Adossé à la grande porte en métal que nous venons tout juste de franchir, je m'attends à voir Liam rire et m'empêcher de partir. Au lieu de ça, il me prévient simplement que le jeu est en pause. Je décide de partir quand il a fini de me parler de son jeu et de ses règles. Il n’a que ça à la bouche et à l’esprit. Son jeu, le gagner et me faire souffrir. Dans quel monde vit-il ? Au bout de quelques pas à peine, je l'entends rire. Je me retourne et lui envoie un regard noir auquel il me répond :

— Tu ne pars pas dans le bon sens, attends-moi je t’emmènerais où tu voudras. On fera tout ce que tu veux, je te le promets !

— Apprends-moi.

— Demande à celui que tu aimes.

— T'es jaloux ?

— Non, mais je perds mon temps, tu ne pourras pas tomber amoureuse de moi si tu l’as encore dans la tête.

— Alors fais-moi l'oublier.

— Je ne peux pas.

— Pourquoi ?

— Tu ne me laisseras jamais faire.

— Pourquoi pas. Je n’ai plus rien à perdre.

— Au contraire, Emma, tu pourrais tout perdre. Je te l’ai déjà dit, mais tu ne veux pas me croire ou m’écouter. Tu pourrais voir ta vie partir en lambeaux, ne plus rien apprécier et partir en vrille complet. M’accorder cette chance de te l’enlever, c’est prendre le risque de souffrir à ne plus savoir guérir.

— Alors je prends le risque. Tu peux me croire, je sais ce que c’est. Je sais à quels risques je m’expose et je n’ai pas peur. Tout ce que j’avais à perdre, je l’ai déjà perdu, il ne me reste plus rien. Alors je prends le pari de prendre ce que je n’ai plus. Je prends le pari de souffrir encore à ne plus savoir me relever. C’est d’accord si ça me permet de me sentir vivante à nouveau.

En moins de 5 minutes, il se retrouve à mes côtés sur le siège conducteur de la voiture qui nous emmène loin. Toujours un petit peu déstabilisée, et surtout vexée, je m'autorise à préserver le silence et à ne regarder que par la vitre. J'appuie ma joue contre elle, et observe le reflet de Liam, concentré, fixe sur le paysage extérieur qui défile. Son regard ne se détourne jamais de la route, sa mâchoire est serrée, ses sourcils légèrement froncés, une main sur le volant et l’autre appuyée sur le rebord de la portière. Je n’avais jamais pris la peine de l’observer avant aujourd’hui, et maintenant que je l’ai fait, je vois ce que certaines filles ont directement vu. Je n’avais fait attention à lui jusque-là parce que son comportement est tout ce que je déteste, du moins ce que j’en voyais. Je le trouvais arrogant et trop sûr de lui. Il est peut-être comme ça, mais il est aussi quelque chose d’autre, quelque chose de plus doux. Je ne l’apprécie toujours pas complètement, il me semble encore trop faux, mais peut être qu’au terme de cette journée je ne verrais en lui que ses bons côtés.

Le silence est roi dans l'habitacle, jusqu'à ce que je me penche vers la radio et l'allume. C’est la nouvelle chanson à la mode en ce moment, on l’entend partout : à la radio, dans les magasins et dans les publicités. Ils ont réussi à obtenir la première place des charts. Je soupire et Liam en fait de même. Bon au moins on s’entend sur la musique, c’est pas si mal. Je passe les radios une à une et comme aucune ne nous convient, je lance ma propre playlist. Quelques minutes plus tard, je lui pose la question qui ne cesse de se répéter :

— Ça veut dire quoi, le jeu est en pause ? Tu l’as répété plusieurs fois ce matin, mais je ne comprends pas comment un jeu qui ne se matérialise que par le temps qui s’égraine malgré nous puisse être en pause.

— Ça veut dire que le temps que tu passes à m'en vouloir, à m'ignorer et refuser de jouer n'est pas compté. Tout dépend de ta volonté, finalement.

— Sauf que je n'ai jamais eu la volonté de jouer, ni à ce jeu, ni avec toi.

— Ouais, mais je l'ai décidé. Pour marquer le coup.

— Pourquoi tu fais ça ?

— Faire quoi ? Jouer à ce jeu stupide ?

— Ouais, je veux dire, ça sert à quoi ? Tu l’as toi-même dit, il est stupide ce jeu.

— Tu sais, faut pas toujours chercher du sens à chacune de nos décisions. Il n’y en a pas toujours. Ce jeu, il me divertit, il est bête et méchant, il n’y a pas de risque et ça passe le temps.

— Tu m’as toi-même dit que ce jeu pouvait être risqué. Je pense que plus d’une de tes joueuses ont eu le cœur brisé et se sentent mal, elles ont même probablement perdu confiance en elles si ça se trouve.

— Ce n’est risqué que si tu as de vraies attentes. On est arrivés.

Il arrête le moteur devant le café de la ville, le meilleur que j'ai goûté, m'arrêtant dans mon élan de questions, éludant ma leçon de morale. C’est vrai qu’il est fort à ce jeu. Bien qu’encore agacée, je décide de mettre de côté mes ressentiments pour profiter des succulentes boissons que ce lieu a à nous offrir. De l’autre côté de la carrosserie, Liam m’envoie un sourire enjôleur et m’invite à le rejoindre. Je voudrais faire la tête encore un peu plus longtemps mais je n’y arrive pas, l’odeur est trop tentante, je veux absolument mon chocolat chaud alors je le rejoins au pas de course comme une enfant à qui on va acheter le jouet de ses rêves, et ça le fait beaucoup rire.

L’avantage avec ce café, c’est qu’il est surtout fréquenté par les lycéens de la ville et, à cette heure de la journée, ils sont tous en cours, donc il n’y a personne. Les portes automatiques s’ouvrent devant nous et Liam, sa main posée au creux de mes reins, me pousse à rentrer la première. Je hume la bonne odeur des saveurs qui se mélangent, je reconnais le café bien évidemment, le cacao, la pistache, la vanille et je crois sentir l’odeur âcre de la réglisse. Ici, ils sont les spécialistes pour faire des cafés et chocolats chauds aromatisés aux mille et une saveurs. En regardant les ardoises posées en arrière du bar, je me rends compte que ça fait très longtemps que je ne suis pas venue ici. Presque instantanément, mon sourire fane et je sens les larmes montées. Non, Emma, il est hors de question de pleurer ici, sans contexte et devant des inconnus. Tu te ressaisis.