Chapitre 6
Lydiem arrivait au galop devant la porte de la ville. Accompagné de soixante gardes humains, l'elfe était confiant. Comme à Carîsta où les humains s'étaient de bon cœur précipités pour embrasser leur cause, il en serait de même de Hallbresses.
"Attention messire!" lui répétait Morange, l'humain natif de la région qu'il avait choisi pour l'accompagner. "Carîsta est un cas particulier car le gouverneur de la forteresse et la majorité de ses hommes se sont rendus sans problème, mais malgré tout quelques hommes ont préféré fuir et rentrer à Hallbresses. Là bas se concentrent tous nos opposants, et le marquis n'est pas le même genre d'homme que le gouverneur."
Lydiem savait ce qu'il avait à faire. Les hommes de Carîsta avaient beau s'être retournés assez aisément, ils ne serait pas chose aisée de les faire combattre contre Hallbresses. Les hommes et femmes dissidents étaient leurs frères et sœurs, pères et mères, fils et filles; il ne fallait sous aucun prétexte déclencher les hostilités à moins d'être sûr de pouvoir gagner rapidement sans quoi leurs nouveaux alliés se retourneraient contre eux.
Hallbresses était, vue de l'extérieur, un vaste rempart hérissé de pieux au niveau des créneaux. Les murs étaient plus hauts que tous les bâtiments de la ville et se composaient de matériaux hétéroclites avec ci et là du bois et de la pierre dans un mélange malgré tout compact et d'allure solide. Ne dépassaient légèrement au dessus des remparts que les hauts murs du château lui même, dernier refuge en cas d'assaut sur la ville, dépourvu de vrai donjon pour servir de refuge au marquis et à sa famille. Visiblement, les traditions voulaient ici que si le château tombe le dirigeant tombe avec lui. Cela expliquait sans doute indirectement que les murailles de la forteresse soient la seule chose qui ne portât encore des traces de destruction récente.
L'elfe avait pris de l'avance sur son escorte. Ses longs cheveux d'or volaient sans toucher sa nuque tandis qu'il galopait sans s'arrêter vers les larges portes de la ville.
De lourds battants d'acier épais d'un bon mètre étaient largement ouverts, mais sitôt qu'il approcha, des hommes se précipitèrent en avant et se mirent en formation, serrés les uns contre les autres pour former une muraille de longues piques comme s'ils se préparaient à stopper une charge de cavalerie. L'elfe fit arrêter son cheval en tirant d'un coup sec sur les rênes, et prenant une posture altière, il darda sur les humains ses yeux uniformément mauves. Les humains parurent effrayés en croisant son regard qui leur semblait haineux et vindicatif alors que tout ce que l'elfe avait voulu exprimer était sa perplexité. Il se rappela que ces humains n'avaient certainement jamais vu d'elfes, et que malgré son infinie beauté le moindre de ses gestes leur semblait suspect. Les lanciers qui voyaient son visage rougissaient derrière leurs casques et détournaient les yeux.
Un homme plus grand que les autres, «sûrement leur chef pour cette raison» se dit Lydiem en pouffant intérieurement, qui portait une épaisse cuirasse sur tout le corps et un morgenstern à la main s'approcha en poussant des grognements. Au même moment, Lydiem était rattrapé par les membres de son escorte. Cependant, le colosse agitait ses bras d'un air menaçant en émettant des grognements de gorge. Finalement il frappa de son poing ganté la croupe du cheval de Lydiem.
"Que veut cet énergumène ?" demanda l'elfe. Un membre de son escorte lui répondit:
"Je crois qu'il exige que nous descendions de cheval, messire.
- Et pourquoi ne nous le dit-il pas clairement ? Et d'ailleurs pourquoi ne nous a-t-il pas salués convenablement surtout ?
- Sauf votre respect messire, Morgenstern est muet."
Lydiem leva les yeux au ciel et ouvrit la bouche pour laisser échapper un petit soupir. Cette simple action fit frissonner les gardes. Morgenstern s'impatientait, alors l'elfe, d'un mouvement souple et gracile passa une jambe au-dessus de la selle et descendit de cheval. Il flatta l'encolure de sa monture puis vint devant Morgenstern. L'elfe était presque aussi grand que le géant, ce qui impressionna les autres soldats mais surtout pas Morgenstern lui même. Il agita les bras en émettant des gargouillements, montra sa paume ouverte deux fois de suite puis frappa sur son torse. Curieusement, Lydiem comprit ce qu'il voulait dire.
"Je ne peux pas entrer avec plus de dix hommes en guise d'escorte, c'est bien cela ?"
Morgenstern hocha la tête, visiblement ravi qu'il ait compris du premier coup. Il n'en émanait pas moins du guerrier une profonde hostilité que l'elfe respirait à plein nez mais préférait ne pas souligner. Lydiem passa une main dans ses cheveux soyeux en prenant l'air de réfléchir, puis il désigna arbitrairement dix de ses hommes, dont Morange, et leur demanda de le suivre.
"Les autres restez ici. Si je me fais tuer vous rentrerez à Carîsta pour prévenir les autres."
Puis il se tourna vers les soldats et sourit en penchant légèrement la tête de côté, un geste qui fit reculer d'un pas la muraille de soldats.
"Allon-y messieurs !"
Morgenstern tourna furieusement les talons sans même lui faire signe de le suivre. Lydiem lui emboîta le pas d'une démarche gracieuse, suivi de ses hommes et des gardes. Il marchait d'un pas souple, une main sur le pommeau de son sabre. Ses yeux mauves scrutant toute la ville sitôt qu'il eut un pied dedans. Ce qu'il vit le désola bien que son visage garda son aspect le plus serein. Les gens vivaient ici dans des masures de bois rustiques réparties inégalement autour de grandes avenues poussiéreuses. Personne n'avait dallé les routes, personne n'avait dessiné les plans des ruelles, tout s'assemblait au hasard de l'envie des habitants. Lydiem vit passer un enfant crasseux à moitié vêtu qui courait après une poule. En voyant l'elfe et son escorte, le petit garçon fut pétrifié. Il fixa l'elfe un moment avec une stupeur empreinte de curiosité, puis, rougissant, il détala sans demander son reste. D'autres passants sur leur route virent l'elfe et en furent manifestement troublés. Des patrouilles de soldats s'arrêtaient et le regardaient fixement avant de détourner les yeux avec une gêne manifeste. Cependant, Lydiem ne réagissait pas et marchait toujours d'un pas assuré. Il était assez fier de leur faire de l'effet. Son visage était si beau et ses traits si fins qu'ils en semblaient irréels, et ses yeux mauves donnaient un air sombre à son visage par ailleurs doux et éclairé de vifs cheveux dorés. Il arborait une armure d'écailles fines aux reflets bleutés couvrant tout le haut du corps, tandis qu'en bas il portait un fin pantalon de tissu blanc moulant et de hautes bottines d'un noir nacré. Ses mains étaient enfilées dans des gants blancs en soie de la plus exquise élégance. Il se tenait bien droit, tel qu'aucun humain normal n'aurait pu, un bras souple tenant le pommeau de son sabre, l'autre se balançant au rythme de ses pas dans une cadence à la fois élégante et martiale. Rien ne semblait le préoccuper, mais il préoccupait tout le monde. Finalement il demanda discrètement à Morange:
"Dites moi cher ami, que croyez-vous que ressentent les humains lorsqu'ils aperçoivent un elfe pour la première fois ?"
Le soldat humain se raidit. Son armure bleue tinta tandis que ses épaules tremblaient presque.
"Hum… je ne saurai trop dire messire.
- Pourtant vous étiez dans la même situation il y a quelques jours non ?
- Certes, mais… c'est un peu gênant à expliquer, surtout à un elfe.
- Alors oubliez ça." Lydiem ne chercha pas à en savoir plus.
Alors qu'ils arrivaient enfin devant les murs du château, l'elfe fut surpris par une odeur étrange. Ses longues oreilles lui rapportaient depuis longtemps un long gémissement lointain. En arrivant, il comprit ce dont il s'agissait.
Une foule en transe s'agglutinait autour d'une carcasse carbonisée. C'avait certainement été un homme, même si le squelette noirci ne permettait pas d'être sûr. Autour de lui, les civils se tenaient à genoux, priant. Des moines passaient entre eux avec de grands encensoirs en murmurant des cantiques. Ce spectacle révulsait l'elfe, et il se plaignit à voix haute:
"Vous avez fait exprès de faire ça au moment de mon arrivée n'est-ce pas ?
- Pas du tout ! s'empressa de rétorquer un garde. Hergefor était un infâme criminel ! Il méritait qu'on le brûle !"
L'elfe posa son regard sur l'homme qui avait parlé, le faisant taire instantanément.
"Je ne m'offusque pas du fait de rendre justice, mais du fait de donner en spectacle une mise à mort ; surtout de façon aussi barbare qu'en immolant un homme vivant."
L'homme ne répondit rien et détourna les yeux. La vue d'un elfe en colère était extrêmement désagréable. Pourtant Lydiem poursuivit sur sa lancée.
"Une exécution se doit d'être propre et discrète. Il aurait suffi de lui planter un stylet dans la nuque, entre deux vertèbres, puis d'enterrer le corps ni vu ni connu…
- Messire, intervint heureusement Morange. Ce n'est pas une remarque très judicieuse."
Morgenstern, devant eux, émit sans se retourner un gargouillement qui ressemblait à un rire.
Ils pénétrèrent dans le palais par une large porte qui semblait toujours ouverte. Le palais en lui même ressemblait plus à une maison publique qu'à une véritable forteresse. Un couloir accessible à tous menait directement vers la salle du trône. Pas d'escalier ou de herse à franchir pour voir le marquis. Les civils s'entassaient dans le couloir et Morgenstern devait jouer des coudes pour ouvrir la voie à la procession diplomatique. Ils étaient venus nombreux pour assister au débat, et surtout pour voir à quoi ressemblait un elfe. Certains étaient venus avec de mauvaises intentions en tête, des garnements avaient été jusqu'à trainer jusqu'ici des morceau de charbon, pensant en bombarder l'elfe pour le noircir et en faire un elfe noir. Ils n'en firent rien. Tous, en voyant l'elfe réagissaient de la même manière. Ils étaient d'abord pétrifiés, puis l'examinaient avec attention avant de se reculer doucement avec gêne. Ils étaient si troublés que certains voyaient leurs mains trembler et leurs joues rougir. Ils étaient tous accablés par cette vision.
Zelintis le vit. Il fulminait en silence.
Assis à la droite du marquis, la gauche étant occupée par le petit Geoffrey, Zelintis glissa discrètement à l'adresse de son suzerain:
"J'avais bien recommandé à votre seigneurie de ne surtout pas laisser l'elfe venir à la vue de tous. Cette engeance a jeté le trouble dans le cœur de mes ouailles par sa seule présence.
- Impossible de cacher au peuple une affaire d'une telle importance." Le marquis haussa les épaules. "Est-ce si grave que ça ?
- Je sais reconnaître les sentiments brûlants que son visage fait naître chez nos concitoyens. Si ça ne tenait qu'à moi nous aurions brûlé ce…
- Trêve de messes basses. Ce n'est pas le lieu pour cela."
L'elfe vint devant le marquis et le salua d'une révérence rapide.
"Salut à toi, Enguerrant Ardelance."
Quand il se redressa, Zelintis put voir son visage. Répugnant à ses yeux. Il remarqua que le marquis haussait un sourcil, probablement surpris par la révérence elle même. Lui avait déjà eu l'occasion de croiser des elfes au cours de sa vie. Ce n'était hélas pas le cas de Geoffrey.
Le jeune garçon était bouche bée, aussi surpris que fasciné. Zelintis se demanda si le fils du marquis ne venait pas de découvrir une partie de son corps dont il ignorait tout.
"Misère…" murmura le prêtre en portant une main à son front.
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