Chapitre 8

8 minutes de lecture

Zelintis ferma les yeux et écarta les bras. Il attendit. La voix mettait plus de temps que d'habitude avant de se faire entendre. Warzukan était un dieu capricieux et changeant. Les voix devinrent petit à petit perceptibles, mais leurs propos étaient inintelligibles. Le prêtre abandonna finalement tout espoir de saisir ce qu'on lui ordonnait. À quoi bon de toute manière ? Il savait ce que Warzukan voulait. Le dieu du feu réclamait la destruction de cette ville, et Zelintis était prêt à tout sauf à lui donner ce plaisir. Le dieu du feu était traître et sadique, Zelintis le savait très bien, mais il était puissant et cela seulement importait.
Quelqu'un troubla sa méditation.
"Je t'ai connu en meilleure forme."
C'était une voix que Zelintis connaissait bien. Il ne se donna pas la peine de chercher sa provenance.
"Le monde change, et les gens aussi. Visiblement je suis la seule exception à cette règle, dit Zelintis.
- Tu te trompes. Tu as changé depuis le temps où je t'ai connu. Ou est passée ta ferveur ? Ton zèle ? Ta joie ? Tu as plus l'air de servir le dieu des morts que le dieu du feu.
- Tout est déjà mort. À quoi bon vivre si c'est une vie de souffrances ? Warzukan a créé la vie pour faire souffrir et uniquement pour faire souffrir. Sans lui il n'y a que la mort, et la mort est si douce…
- Tu oublies une chose, fit remarquer la voix. Le feu se fiche de savoir ce qu'il fait ou ce qu'il dévore. Le feu ne pense pas. Le feu ne souffre pas. C'est ce qui est mort qui souffre. Les cadavres, le bois, les combustibles que le feu dévore, c'est cela qui souffre.
- Qu'importe. Quoi que nous fassions, nous sommes le combustible, et les warzukas sont la flamme. Ce que tu dis, c'est que nous sommes déjà morts.
- Et si ça changeait ? Et si, plutôt que d'éteindre la flamme comme veulent le faire les eldariens, nous inversions les rôles. Et si c'étaient les humains la flamme et les autres le combustible ? Warzukan aimerait cela.
- Stupide voix ! rugit Zelintis. Tais-toi, disparais et ne reviens jamais."
La voix retourna d'où elle était venue, dans les noirs tréfonds de son esprit. Le prêtre se releva. Il se frotta un œil du revers de la main et découvrit qu'il pleurait.
"Les rêves sont le combustible du cauchemar… murmura-t-il. Et le cauchemar, c'est la réalité."
Il leva un œil mourant vers l'autel de Warzukan. Son dieu était le pire qu'on eut pu avoir. Si un autre avait existé, Zelintis aurait embrassé sa cause sans sourciller.
Cette fois il entendit des pas se précipiter à l'intérieur du temple. Se retournant, il vit plusieurs moines en robe de bure, leurs capuches profondément enfoncées sur la tête. L'un d'eux prit la parole:
"Votre excellence…"
Zelintis lui fit signe de ne pas en dire plus.
"Vous faites bien. Si vous voulez ma bénédiction, je vous l'accorderai.
- Votre excellence… partez vous aussi ! Prenons les artefacts et partons fonder un nouveau temple plus puissant et qui perdurera !"
Zelintis le foudroya du regard.
"J'aurais aimé partir, mais j'ai promis au peuple de Hallbresses que je ne quitterai pas la ville, et même une promesse faite sans réfléchir, je ne saurai la trahir."
Les autres se turent un instant.
"Votre excellence… vous savez très bien ce que les eldariens font au clergé de Warzukan. Lors de la prise de Mirith Thonmor, on dit qu'ils ont érigé six pyramides de quatre mille deux cent têtes chacune. Ce sont des fous et des assassins. Ils vous tortureront pour savoir où trouver les artefacts puis ils vous découperont en morceaux…
- Qu'importe. Une promesse est une promesse."
Zelintis posa sa main sur l'autel. Il avait l'impression de chanceler, comme s'il se tenait au bord d'un précipice.
"Je vous laisserai quelques artefacts… dit-il. Mais seulement ceux qui n'appartiennent qu'au clergé. La ville aura besoin des armes…
- Les eldariens feront main basse dessus !
- Je me fiche des eldariens. Tout cela n'est qu'un cycle qui prendra fin lorsque Warzukan détruira ce monde pour en forger un autre. Nous ne sommes pas en guerre contre les eldariens. La guerre n'existe pas. Juste une éternité d'agonie et le rire d'un dieu sanguinaire."
Il sentait une étrange douleur lui parcourir les veines. Ses yeux lui paraissaient lui jouer des tours, et il crut plusieurs fois qu'il allait tomber.
"Votre excellence, est-ce que vous allez bien ? Vous semblez délirer."
Alors les voix revinrent.
Zelintis écarquilla les yeux. Son cerveau brûlait. Des voix, des cris, des piaillements, et le rire. Le rire d'un dieu sanguinaire. Il ouvrit la bouche, prêt à hurler, mais n'en fit rien.
C'était une cacophonie abominable, mais pourtant il comprenait tout. Les voix ne se contentaient pas de beugler sous son crâne, elles imprimaient dans son cerveau la moindre de leurs paroles et toutes leurs implications. Des milliards de secrets se gravèrent au fer rouge sur son être frêle. Pendant une fraction de seconde, Zelintis fut omniscient.
Puis il s'évanouit sur l'autel, terrassé par la masse incommensurable de savoir brûlant.
Il rouvrît les yeux assez rapidement, les moines l'ayant assis contre un mur du temple. Ils lui demandaient ce qui était arrivé, mais il ne dit rien. Il se leva d'un coup et marcha jusqu'au fond du temple. Il posa sa main contre le mur derrière l'autel et prononça une incantation. De ses doigts s'échappèrent des filaments de braise qui coururent le long du mur lequel se désagrégea jusqu'à disparaître complètement, ouvrant un abysse où ne perçait aucune lumière. Sans aucune hésitation, Zelintis s'y engouffra. Les autres étaient trop médusés pour réagir.
Le haut prêtre sortit de l'obscurité en tenant à la main un artéfact. Une épée intégralement dorée dont la gouttière crachait des braises incandescentes.
"En ligne !" Ordonna-t-il aux moines qui s'empressèrent de lui obéir. Un par un, il passa devant eux et posa son épée alternativement sur chacune de leurs épaules en récitant une incantation. Des braises s'échappaient alors de la lame et venaient sur le torse graver dans la chair du novice une brûlure définitive qui marquait son intronisation.
"Te voilà prêtre." disait-il à l'heureux élu avant de passer au suivant." Ceux qui étaient tout juste moines quelques secondes avant peinaient à y croire. Très rapidement, cette séance d'adoubements expéditifs prit fin. Zelintis venait de faire quinze nouveaux prêtres.
"Partez maintenant ! aboya le haut prêtre. Prenez chacun une direction différente. Louez vos services et les pouvoirs que vous accorde Warzukan à tous les seigneurs humains. Mieux, si vous le pouvez, ne vous reposez sur aucun seigneur et menez vous même vos hommes. Combattez les orques et leurs cousins jusqu'à les avoir exterminés. C'est ce que vous pouvez espérer de mieux dans vos courtes et insignifiantes vies humaines.
Les clercs étaient trop serrés par l'émotion pour pouvoir émettre la moindre objection. Ils se mirent tous à genoux devant l'homme qu'ils croyaient maintenant être soit un fou soit un prophète illuminé et s'exclamèrent en chœur:
"Il en sera selon votre volonté, excellence."

* * *

Ils étaient séparés par la cloison du confessionnal, lui permettant de cacher habilement sa lassitude. Le moine avait presque du mal à garder les yeux ouverts. Il avait passé une journée entière à écouter les repentants. Après ce qui s'était passé, les gens n'osaient plus demander au haut prêtre de leur donner l'absolution, et c'était sur lui que ça retombait. Des dizaines de gens couraient se confesser après la visite de l'elfe, et le moine, qui ne savait que faire pour soulager leur trouble, se contentait de les écouter décrire ce qu'ils avaient fait. Il écoutait maintenant Geoffrey, le fils du marquis. Le garçonnet, visiblement déboussolé, lui expliquait en détail, avec trop de détails, ce qui lui était arrivé en voyant l'elfe, puis comment il s'était éclipsé pour aller aux latrines et ce qu'il avait fait une fois là bas. Il n'était normalement pas du devoir du culte de Warzukan d'absoudre ce genre de péchés mineurs, mais le fait que l'affaire impliquât un elfe provoquait une sorte de panique de la part des pécheurs. Aux questions de Geoffrey sur la nature de ce qui lui était arrivé, le moine se contenta de répondre qu'il lui fallait prendre garde à ne pas s'approcher plus d'un elfe. Sans dire un mot, l'enfant accepta ce jugement et s'en alla après que le moine lui ait accordé l'absolution de manière expéditive. Le clerc avait enfin terminé sa journée. Il s'apprêtait à partir, lorsque quelqu'un d'autre entra dans le confessionnal. Avec stupeur, le confesseur réalisa qu'il avait affaire au marquis Enguerrant Ardelance lui même.
"Messire ? Vous ici ?" Il n'y croyait pas.
"Je ne viens pas me confesser, jeune homme. lâcha l'intéressé. J'ai des questions à vous poser.
- Des questions ?"
Le moine chercha instinctivement une issue de secours. Il entrouvrit la porte du confessionnal et s'aperçut qu'il était entouré de soldats brandissant des arbalètes.
"Fichtre ! s'exclama-t-il.
- Vous n'avez rien à craindre si vous répondez à cette question…" reprit le marquis d'une voix tranchante. "Où sont dissimulés les artefacts ?"
Le moine s'apprêtait à répondre que seul le haut prêtre savait où ceux-ci avaient été enterrés, mais se ravisa. Ce n'était certainement pas la réponse qu'espérait le marquis, et si la réponse ne lui plaisait pas, il n'hésiterait pas à le lui faire payer chèrement. Le moine décida de gagner du temps.
"Les artefacts ? Vous en possédez plusieurs, non ? Pourquoi vous intéresser à ceux du clergé ?
- Je ne peux pas laisser les clercs s'enfuir avec nos armes les plus puissantes. Nous en aurons besoin pour défendre la ville, que ce soit contre les orques ou contre les elfes."
Le moine comprenait qu'il venait d'être pris dans un conflit auquel il avait jusque-là pensé pouvoir se soustraire par sa passivité.
"Le haut prêtre ne quittera jamais la ville. Il en a fait la promesse et…
- Et Zelintis tient toutes ses promesses, je sais.
- Au contraire des elfes ! ajouta vivement le moine.
- Si vous tenez à garder la tête sur les épaules aussi longtemps qu'un homme peut l'espérer, répondez à ma question sans faire de détours."
Le moine réfléchit à la réponse la plus crédible qu'il puisse offrir.
"Le haut prêtre les garde dans une salle secrète sous le temple. Enfin, la plupart. Les autres sont enterrées dans des cachettes éparses. Je ne saurais dire où. Je n'en sais pas plus.
- Très bien. L'un de vos frères m'avait assuré que Zelintis seul savait où se trouvaient les artefacts. J'ai donc bien fait de ne pas le croire.
- Oh mais, il n'a pas vraiment menti en ce sens où… seul Zelintis lui même a accès à la salle secrète et pour autant qu'on le sache ce pourrait aussi bien être un leurre.
- Vraiment ?"
Le moine hocha vigoureusement la tête, la peur ne lui faisant pas prendre conscience que son interlocuteur ne regardait pas son visage.
"Si je comprends bien, je dois m'adresser à Zelintis lui même ?
- Le haut prêtre ne vous dira rien.
- C'est ce que je crains. Il me faut trouver un autre moyen. En attendant, ne parlez à personne de notre entrevue, et surtout ne songez même pas à quitter la ville.
- L'idée ne m'a jamais traversé l'esprit."
Sans aucune salutation, le marquis sortit du confessionnal et partit aussitôt, suivi de ses soldats. Le moine attendit d'être sûr qu'ils se soient bien tous retirés, puis, rassuré, il reprit son souffle.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire "Hallbresses " ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0