Chapitre 11
- "Vous vous doutez bien que c'est pour une affaire de la plus haute importance que je vous convoque, sieur Tunmort."
La salle d'audience était vide à part eux deux. Engoncé dans son armure d'acier rutilant, le chevalier Hargis Tunmort baissait la tête pour que l'on ne voie pas le sourire qui barrait son visage. Le marquis l'avait convoqué lui spécialement parmi tous les chevaliers de Hallbresses. C'était là une occasion de grappiller quelques honneurs en plus. Hargis était déjà maître chevalier, titre honorifique qu'il avait gagné en ramenant du champs de bataille les têtes de cinquante orques tués de ses propres mains, ou piétiné par son cheval pour la plupart, et son tableau de chasse s'élevait présentement à soixante seize têtes de warzukas. Son grade était celui de général de peloton jusqu'ici, mais il s'attendait maintenant à une promotion, le champion chevalier et général d'armée que l'on appelait Morgenstern étant décédé. C'est du moins le cheminement que prenaient les pensée de Hargis, et il s'imaginait déjà commandant une armée entière contre la horde. Il avait soigneusement étudié la chose et le fait qu'on l'ait récemment affecté à la gestion du guet de Hallbresses lui semblait confirmer qu'il ne faisait que grimper dans l'estime du marquis. Mais Ardelance était un homme barbant, et Hargis devait se retenir très fort de l'attraper par les épaules et de le secouer jusqu'à ce qu'il en vienne au fait.
- "Avez-vous une idée de la nature de cette affaire ?" lui demanda le marquis comme pour tester la perspicacité de son futur général.
- "Je subodore, m'sire, que vous avez besoin de moi pour vous servir dans une tâche capitale en mettant toutes mes compétences à votre service et au service du marquisat.
- C'est cela… plus ou moins."
Enguerrant Ardelance semblait hésiter à en venir au fait. La salle d'audience n'était pas ouverte ce jour là, et personne ne devait normalement pouvoir les entendre, pourtant il avait peur qu'une oreille indiscrète l'écoute depuis une habile cachette.
- "Vous étiez certainement présent lorsque nous avons reçu cet ambassadeur elfe dénommé…Lydiem.
- Oui da ! J'étais là. Une sacrée tannée qu'il a mis à Morgenstern…
- Vous vous souvenez sûrement de ce que j'ai déclaré à cet ambassadeur; rejoindre les eldariens, c'est devenir esclaves des elfes.
- Oui je m'en souviens… mais la situation…
- La situation a beau avoir changé, ces mots n'en sont pas moins la plus pure vérité !" appuya fermement Enguerrant.
Hargis en resta sans voix un moment.
- "Mais… m'sire…
- Vous ne pouvez pas savoir." reprit le marquis. Ses mains tremblaient sur les accoudoirs de son trône en bois et ses yeux, entre chaque mot, couraient dans la salle pour chercher d'éventuels espions puis revenaient sur le chevalier quand il parlait pour bien ancrer ses paroles dans l'esprit de son interlocuteur.
- "Dans ma jeunesse, j'ai combattu lors de guerres qui feraient passer nos habituels conflits pour des querelles d'enfant. J'étais au côté de Bade lorsqu'il forgeait son duché… avec pour matière première un pays dévasté et des montagnes de cadavres s'élevant jusqu'au firmament. Les elfes noirs lâchaient sur nous des abominations mutantes qu'ils avaient cousues ensembles dans leurs tunnels obscurs et qui revenues à la surface se contorsionnaient en agitant des griffes et des crocs comme des bêtes enragées. Nous combattîmes durant des années. Bien longtemps j'ai cru que ma vie entière ne se résumerait qu'à combattre jusqu'à ce que mes os tombent en poussière. C'est en principe d'ailleurs la fin qui m'attend, puisque reconnaissant ma valeur Bade m'a fait marquis aux frontières de ce duché.
"J'ai honte de le reconnaître mais nous n'aurions su gagner sans l'aide occasionnelle des eldariens. J'ai vu des elfes, j'ai combattu sur les mêmes champs de bataille, mais surtout j'ai vu les hommes. Les elfes se servaient de leurs humains comme de vrais instruments. Un elfe en danger n'hésitait pas à sacrifier une centaine d'humains en les forçant à se précipiter entre lui et l'ennemi pour lui permettre de fuir comme un lâche. À leurs yeux, la vie d'un seul individu de leur espèce avait plus de valeur que celles d'un millier d'hommes. Les elfes ne se mouillaient dans les combats que si c'était absolument nécessaire et leurs talents martiaux hors du commun n'étaient presque jamais utilisés. Ils préféraient se réfugier derrière leur magie et leurs serviteurs humains qui leur devaient une obéissance absolue. Les elfes utilisaient leurs charmes et leur charisme pour pousser les humains à faire des folies en leur nom, et quand ça n'était pas suffisant pour les faire se lancer vers une mort certaine comme de vulgaires pions, les elfes n'hésitaient pas à utiliser leur magie manipulatrice sur leurs propres troupes pour les forcer à accomplir l'impensable. Et je ne parle là que des soldats, les meilleurs qu'ils sélectionnaient parmi leurs servants pour leur accorder cette promotion, ce privilège qui ressemble presque à un affranchissement, un honneur incommensurable. Le reste, les elfes les considéraient comme n'étant réellement ni plus ni moins que des esclaves. Des hommes misérables en guenilles qui travaillaient sans arrêt, dans des champs, dans des mines, dans des forges, ou à accomplir le moindre caprice de leurs maîtres. Ils travaillaient comme des fous, ils étaient fous. Ils se tuaient, parfois littéralement, à la tâche avec toujours le sourire, persuadés que leur sacrifice ferait la différence dans leur lutte considérée primordiale pour détrôner le seul vrai dieu de ce monde. Je les revois encore, et plus que les abominations claudiquantes créées par les warzukanis ou les warzukas assoiffés de sang, ces humains me hantent la nuit. Je vous l'avoue Hargis, faire confiance aux eldariens est une folie. C'est pour ça que j'ai besoin de vous."
Le chevalier n'en croyait littéralement pas ses oreilles qu'il astiquât avec les doigts pour s'assurer que son audition ne souffrait pas. Des propos pareils, si absurdes, sentimentaux, et surtout si manifestement faux étaient bien la dernière chose qu'il ait attendu de la part du marquis Ardelance. Il se demanda un temps si celui ci n'était pas ivre ou sous la coupe d'une quelconque drogue ou ensorcellement.
- "Hargis Tunmort." reprit Enguerrant d'un air grave. "Puis-je vous accorder ma pleine et entière confiance ?"
Sans même réfléchir, Hargis répondit:
- "Je suis votre plus fidèle serviteur m'sire.
- J'entends: puis-je placer entre vos mains ma vie ainsi que celle de toute ma famille ?"
La moindre fraction de seconde d'hésitation eut été fatale pour ses espoirs de promotion. Hargis se força donc à répondre immédiatement, même s'il en éprouva du remords dès l'instant qui suivit.
- "Vous pouvez placer toute votre confiance en moi ! Je préfèrerais mourir mille fois plutôt que de vous faillir m'sire !
- Bien, bien."
Le marquis parut se détendre. Hargis réprima un frisson. Le serment qu'il venait de faire l'effrayait lui-même. Il détestait l'idée de dire quelque chose de faux, mais c'était trop tard.
- "La horde qui arrive sur nous est trop grande." commença Enguerrant. "Impossible de la repousser sans l'aide des eldariens, mais je n'ai pas l'intention d'attendre qu'ils m'éliminent moi et ma famille ou fassent de nous les pantins de leur nouveau gouvernement, c'est pourquoi je fais appel à vous, mon plus fidèle chevalier, pour nous sécuriser une voie de sortie, une échappatoire pour quitter discrètement la ville lorsque les elfes en auront pris le contrôle." il fit un vague geste de la main comme pour se dédouaner d'une responsabilité. "Je ne peux plus rien pour la population, mais je dois au moins permettre à mon fils de s'évader en cas de besoin, vous comprenez ?
- Je comprends très bien m'sire.
- Aussi…" le marquis plongea une main dans ses vêtements et en sortit un parchemin qu'il déroula, révélant une carte. "J'ai besoin de vous pour deux choses."
Sur la carte on voyait le marquisat avec au centre du comté la cité de Hallbresses, à l'ouest de fort de Carîsta qui surveillait toute menace venant de cette direction, et à l'est, du côté d'où venaient les hordes de warzukas, une ceinture de petites forteresses couvraient le flanc de la cité. Ni plus ni moins que de vagues fortins ou tours de guet, il y en avait une dizaine, là pour prévenir l'avance d'une horde.
- "Il y a dans le château un passage secret, un tunnel, qui mène à ce fort là." Il montra du doigt le fortin le plus au nord. "De là il est aisé de gagner le reste du duché. La première et la plus importante chose que je vous demanderais Hargis, c'est de prendre connaissance de ce passage secret. Si le besoin s'en fait sentir, vous devrez m'escorter moi et Geoffrey, mais en priorité Geoffrey, et ce quelle que soit la situation. Jurez-moi que vous vous acquitterez de cette mission et que vous vous fraierez un chemin à travers n'importe quel ennemi pour sauver au moins mon fils !
- Je le jure !
- Bien."
Le marquis montra de nouveau le fortin.
- "Vous êtes la seule personne que j'aie informée de l'existence de ce passage secret. Il y a un autre problème à régler avant de pouvoir l'utiliser: nous devons nous assurer qu'il est praticable d'un bout à l'autre. Surtout, le fort en question est à l'abandon depuis un certain temps." Il eut un toussotement gêné. "Les ordres du duc m'interdisent en théorie d'abandonner la moindre forteresse sans entretien adéquat, mais que voulez-vous ? Nous manquons de moyens, et je n'ai retrouvé les documents concernant ce passage secret qu'après avoir pris la décision de laisser ce fort à l'abandon. Toutefois, il faut, avant de s'aventurer dans le tunnel, au moins s'assurer que les orques et leurs alliés n'ont pas pris possession des lieux et établi un campement à l'autre bout du passage. Ce serait un comble de quitter Hallbresses pour atterrir dans un fort en ruine rempli d'ennemis. Pour cela aussi je vais avoir besoin de vous Hargis. Vous partirez immédiatement pour ce fort, à la tête d'une armée, sous prétexte d'une mission de reconnaissance et de redirection de l'armée ennemie, je vous envoie en mission là-bas. Trouvez le fort, tuez tous les ennemis que vous pourrez trouver à proximité, puis, discrètement, employez le passage secret pour revenir. Cela vous permettra de vérifier s'il est praticable ou non. Acceptez vous cette mission ?
- Bien entendu ! Je suis votre homme de confiance m'sire. Je ne vous décevrai pas !"
Hargis Tunmort jubilait intérieurement. Bien que cela ne soit pas explicitement dit, on venait bien de le nommer général et de lui confier une armée. De plus, le marquis l'avait clairement qualifié de «chevalier le plus fidèle». C'était un instant qui resterait à jamais gravé dans sa mémoire.
Le marquis Ardelance parut retrouver son calme. Il cessa de s'agiter frénétiquement et parla plus fort sans crainte d'être entendu.
- "Tunmort, il nous faut établir les détails de votre mission. Le temps de rassembler vos troupes, vous partirez cette nuit. Il ne faut pas attendre un seul jour de plus. Il vaut mieux que vous soyez rentrés aussi vite que possible. Vous reviendrez sans doute après l'arrivée des eldariens, mais je préfère tout de même avoir le plus d'hommes loyaux proches de moi lorsqu'ils seront là. Vous prendrez les troupes basiques dont vous aurez besoin. J'aime mieux garder toutes les bouche à feu au château même, d'ailleurs elles vous ralentiraient, mais vous aurez avec vous la colonne de cavalerie de choc que vous commandiez jusqu'alors ainsi que de l'infanterie basique et lourde…
- Cela me va très bien. Je ne saurais me séparer de mes hommes." rétorqua Hargis avec entrain. "Du reste je me passerais très bien d'artillerie."
Le marquis parut réfléchir.
- "Je songe que vous n'avez pas de suppléant, aussi devriez vous prendre le suppléant de Morgenstern, vous savez ce jeune homme… son nom m'échappe…
- Dirval ?" Hargis grimaça, gêné. "Ce n'est pas la peine vous savez… j'ai déjà un écuyer qui est très bien…
- Un écuyer n'est pas un suppléant, et tous les généraux se doivent d'en avoir un. De plus, ce Dirval est très compétent malgré son jeune âge.
- Je n'en doutes pas messire, mais ça n'en est pas moins un gamin. Il n'est même pas chevalier.
- Précisément. C'est pourquoi je l'avais assigné à Morgenstern. Dirval est un excellent stratège, mais il manque de force et de charisme ce qui fait qu'en dépit de son intelligence il n'a pas la carrure pour être général. Morgenstern, lui, était un meneur fort et charismatique, l'exemple même d'une carrure de général, seulement quoi qu'il puisse en être de son intelligence et de son sens tactique, Morgenstern était muet. À eux deux ils formaient un bon duo, mais la mort de l'un des deux ne devrait pas pour autant signifier la fin de la carrière de l'autre.
- Soit, je le conçois, mais…
- Il y a une autre raison", repartit le marquis sans le laisser finir. "Dirval n'est pas à Hallbresses pour l'heure, il était en période de permission et n'étant pas chevalier il n'était pas accueilli au château ce qui fait qu'il était dans la campagne au moment de la mort de Morgenstern. Je ne sais pas comment le garçon prendrait la nouvelle s'il l'apprenait, mais je préfèrerais qu'elle lui parvienne le plus tard possible, qu'il ait déjà du recul pour penser à la chose. Je vais bientôt devoir mobiliser tout le personnel militaire du comté, mais lui sera avec vous dans cette mission et vous vous arrangerez pour qu'il n'apprenne que le minimum de choses du destin de Morgenstern.
- Comme il vous plaira m'sire", bougonna le chevalier.
- "Il est temps de réunir vos troupes", reprit le marquis. "Je vais vous indiquer quelles unités vous prendrez avec vous. Puisse Warzukan avoir l'envie de nous voir triompher au moins cette fois-là. Rappelez vous votre serment, chevalier.
- Je ne saurais l'oublier", dit-il en réponse, d'un ton qui laissait le doute sur les raisons qui l'empêcheraient d'oublier ce serment; le sens du devoir ou la culpabilité d'avoir fait une promesse aussi insensée.
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