Arrivée au pied du Mont Hua

5 minutes de lecture

Journal d’Aristomaque

Lorsque nous approchâmes de la destination, le magnéto-cab intercontinental commença à descendre. Le mur montagneux devant lequel nous descendions grandissait à vue d'œil et je ne vis bientôt plus le sommet. Étions-nous donc si loin du sol ? François rassemblait les bagages. Je tâtais la poche intérieure de mon sac à dos, le rapport du Ministre Michel était bien rangé.
« Ne mets pas ton sac sur ton dos, ô éroméné, me dit François. Nous les déposerons dans l’ascenseur pour grimper sans être chargé plus que nécessaire. Ne prends qu’une gourde et un petit sac de fruits secs.

— Et enlève cet himation, ajouta Jing ‘An, gouailleuse. Un coup de vent et tu voles jusqu’à ce que tu atterrisses !

— Je me charge de mon éromène, Jing ‘An, répliqua François, acerbe. Occupe-toi de ton ravitaillement ! »

Jing ‘An montra les dents en grognant légèrement. Si je concevais l’idée qu’elle fût belle au point d’être séduisante, même aux yeux de son frère, à ce moment-là, elle était hideuse de haine et de colère. Mais la dispute entre eux deux n’alla pas plus loin : le magnéto-cab venait d’atterrir. Nous descendîmes et nous retrouvâmes sur un sol jonché de cailloux moussus et d’herbes sèches. Je suivis François jusqu’à une petite plateforme monté sur un rail en crémaillère. Nous fûmes accueillis par un moine qui nous salua, les mains devant lui comme un paravent, pour s’adresser à nous dans cette langue incompréhensible à mes oreilles.

« Que dit-il, François ? » demandais je.

Il posa son sac sur la plateforme et m’invita d’un geste à en faire autant. Il se pencha vers moi pour me murmurer à l’oreille :

« Ici, c’est le lieu où ma conscience est venue à l’existence : Ne m’appelle pas François. Appelle-moi Cheng. C’est mon nom, ici.

— Mais…

— Personne ne me connaît sous ce nom occidental. Si tu me cherches et que tu demandes où je suis sous l’appellation ‘François’, tu ne trouveras personne pour te répondre. Tu es le seul à apprendre à m’appeler différemment et il vaut mieux qu’il n’y ait l’effort d’une seule personne que devoir demander à toute une population de changer ses habitudes. Tu peux faire cela pour moi, ô éroméné ? »

J’avalais ma salive et acquiesçais. Bien sûr qu’il était de retour chez lui, et que son nom dans son pays d’origine valait bien un autre.

Jing ‘An venait de poser à son tour son sac et le moine posa une question qui me fit tourner les yeux vers mon éraste. Il répondit dans cette langue musicale qui le forçait à quitter momentanément sa voix murmurante. Il fallait du son qu’il n’utilisait pas toujours. Son unique corde vocale allait sans doute bien souffrir pendant notre séjour, s’il devait s’exprimer à voix haute et modulée.

« Accroche ta gourde à ta ceinture, à côté de ton sac de fruits secs. Tu auras besoin de tes deux mains pour grimper jusqu’au monastère.

— Justement, il est où le monastère, dis-je en parcourant des yeux les parois rocheuses aux alentours. »

Du bout de l’index, il me montra le ciel, et je levai la tête… je vis la montagne la plus verticale qui soit, et les nuages cachaient son sommet. Ah, c’était donc ce pic qu’il fallait grimper. Ô mes aïeux ! Ça allait être du sport.

J’entendis la voix de Jing 'An, souriante, demander avec gourmandise :

« — Xīng yīn zài mǎ ?

— Bú zài, répondit le moine. Tā yǐ jīng huí dòng lǐ qù le. Dàn shì xīng yáng zài zhè lǐ. »

Je ne comprenais rien de ce baragouinage. Ces sons, cette musique, m’étaient totalement étrangers. Un instant, je me demandai si je ne pourrais jamais me faire comprendre ici. Dépendant des traductions de Cheng, je sentais un léger malaise s’installer en moi, une peur diffuse de ne pas saisir la réalité qui m’entourait.

Comme pour renforcer cette sensation d’isolement, Jing 'An ajouta avec le plaisir manifeste de sa nature ténébreuse :

« N’aies crainte, si tu tombes, il y a toujours un dragon pour te rattraper avant qu’on soit obligé de te ramasser en bouillie. »

Cheng, visiblement agacé, lui lança un regard morgue, que Jing 'An ignora avec son sourire carnassier.
« On va prendre la crête du dragon noir, » me dit-il enfin, en désignant du doigt un passage qui me parut tout aussi scabreux. « Puis, on va passer par la voie Ouest pour atteindre le pic qui nous mènera au monastère. »

Je déglutis difficilement. « Euh, d’accord, on fait comme tu dis… Après tout, tu connais les lieux mieux que moi. » Mon tremblement de voix ne m’avait pas échappé, et probablement pas non plus à Jing 'An, dont le sourire s’élargit.

Cheng ajouta, plus doucement :

« Cela nous prendra bien toute la matinée pour atteindre le monastère. Économise ton eau. Nous ferons une pause après une heure de marche. »

Il me sourit avec cette chaleur qui m’était familière, avant de lancer un regard de défi à Jing 'An, clairement pour lui interdire de me taquiner davantage. Cette protection silencieuse m’apporta une étrange forme de réconfort. Il savait toujours comment apaiser mes craintes.

« Je sais que tu es doué pour grimper dans un cerisier et aller de branche en branche. Je ne m’inquiète pas. Tu seras tout aussi doué pour grimper le mont Hua. »

Je souris timidement en réponse. Le cerisier, cet arbre familier, semblait bien loin. Mais si Cheng avait confiance, alors peut-être que je pouvais aussi m’en remettre à lui.

Il acheva d’attacher sa réserve de nourriture et sa gourde d’eau, tandis que le moine actionnait un levier. La plateforme s’accrocha sur la crémaillère qui se mit en route et commença à monter nos bagages lentement. J’étais certain qu’ils seraient arrivés à destination bien avant nous. J’entendis encore la voix de Cheng qui sorti de sa gorge, sonore et claire, en s’inclinant devant le moine, il lui dit :

« xiè xie dà gē zài jiàn

— yī lù shùn fēng » répondit le moine en s’inclinant.

Puis, me faisant signe, Cheng me demanda de le suivre. Je lui emboîtais le pas et nous nous mîmes en route vers la crête du dragon noir. Je ne pouvais m’empêcher de me montrer curieux :

« Qu’est ce qu’il a dit, le moine, en dernier ?

— Il a dit ‘bonne chance’ ! Répondit Jing ‘An en riant.

— Il nous a souhaité un bon voyage, » répondit Cheng.

Je frissonnai. Lequel des deux me disait la vérité ? Ici, les mots eux-mêmes semblaient pouvoir se plier aux intentions de chacun. Je ne pouvais qu’espérer que, là où les paroles se brouillaient, les actes de Cheng resteraient ma seule boussole. Le vent soufflait doucement, mais avec une intensité étrange, comme s’il murmurait des secrets inaccessibles aux profanes. Le Mont Hua nous attendait, imposant et silencieux, cachant peut-être bien plus que des hauteurs vertigineuses.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Natsaka ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0