Le Palais de la Reine Mère

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Pendant que nous grimpions des marches larges et interminables, j’avais l’impression de me battre contre la montagne elle-même. Chaque degré semblait s’étirer, comme si la crête du Mont Hua cherchait à m’engloutir dans sa montée impitoyable. Cheng, quant à lui, était devenu plus loquace. Son souffle ne trahissait aucun effort, comme s’il était indifférent à la pente que nous gravissions. Ses mots flottaient autour de moi : il parlait de « Falaise de l’Oreille Essuyée », de « Plateforme de Rassemblement des Immortels », de « l’Escalier Céleste », mais je n’arrivais plus à m’y attacher. L’air me manquait, mes poumons semblaient ne plus pouvoir contenir assez d’oxygène pour alimenter mes pensées.

Je m’essoufflais, haletais même, au point que réfléchir était devenu un labeur aussi ardu que la marche. Chaque pas me coûtait, mes jambes lourdes comme du plomb s’enfonçaient dans les marches. Cheng, sentant mon désarroi, reprit son rôle d’enseignant, mais cette fois-ci, son aide était subtile. Il continuait de parler par la pensée, me guidant silencieusement, comme pour me rappeler de ne pas céder à l’épuisement. Sans lui, je me serais sans doute écroulé avant d’atteindre cette maudite falaise. À sa manière, il m’insufflait un peu de sa force.

Nous parvînmes enfin à une plateforme qui dominait le vide, au bord de la Falaise du Soleil et de la Lune. Là, un petit village s’accrochait aux rochers, semblant défier les lois de la gravité. Les habitations de bois étaient humbles mais bien entretenues, leurs toits coiffés de tuiles sombres. Partout autour de moi, des paniers remplis d’herbes et de fruits séchaient sous les rayons du soleil déclinant. L’air était vif, presque piquant, et le vent frais soufflait de la vallée en contrebas. Les gouttières de certaines maisons déversaient des filets d’eau dans des barriques massives, chaque goutte précieuse, témoin de la pluie qui avait récemment arrosé ces hauteurs arides.

Je fus soudain frappé par une étrange sensation. Mes tempes battaient fort, comme si quelque chose comprimait ma tête. Mon souffle s’était encore raccourci, malgré la pause. J’avais entendu parler de ce mal qui s’abat sur ceux qui montent trop vite, trop haut : le mal de l’altitude. Mais je n’avais jamais imaginé qu’il pourrait m’atteindre avec une telle brutalité. Ma vision se brouillait par moments, comme si la lumière même vacillait.

Un homme apparut devant moi, à peine plus âgé que Cheng. Sans dire un mot, il attrapa un bol et le plongea dans une barrique avant de me l’apporter en courant. Je saisis le bol avec reconnaissance, l’eau fraîche glissant dans ma gorge comme un baume. Mais mes pensées étaient encore embrumées, et les mots de l’homme me semblaient être un bourdonnement lointain. Je ne comprenais rien à ce qu’il disait, mais son intention était claire : il voyait mon état, et me venait en aide.

Après quelques instants, je me sentis légèrement mieux, assez pour constater que Cheng avait pris l’homme dans ses bras, comme s’ils étaient de vieux amis. Ils échangèrent des tapes chaleureuses sur le dos avant que Cheng ne se tourne vers moi et dise :

« C’est mon ami Zhang Lin. Nous avons partagé le même dortoir quand nous étions jeunes novices ! Lin, voici Aristomaque, mon éromène, et ma jumelle, Jing ‘An. »

L'ami Lin se figea, son sourire se fane soudain. Ses yeux passèrent de moi à Jing 'An, toujours bâillonnée, et je compris à son expression qu’il n’avait jamais rien vu de tel de sa vie. Nous devions avoir l’air d’un trio pour le moins inhabituel. Moi, rouquin, rouge d’essoufflement, et Jing ‘An silencieuse, attachée par des liens qu’il ne pouvait comprendre.

Il se reprit, s’agenouilla, puis s’inclina profondément devant moi, les mains en paravent, paumes tournées vers lui, dans un geste solennel qui semblait canaliser l’énergie de son cœur vers moi.

« Bienvenu, honorable Huli, dans le village. Si Shen Huli veut bien se donner la peine de me suivre, je le conduirai au Palais de la Reine Mère. »

Je restai figé, la mâchoire pendante. Il venait de me parler en grec. Enfin… c’est ce que je croyais. Mais quelque chose ne collait pas. Avait-il vraiment dit "chaîne ou lit" ? Mon esprit fatigué luttait pour assembler les sons, cherchant du sens là où il n’y en avait pas. "Chaîne ou lit" ? C’était insensé, une suite de mots sans lien. Et pourtant, c’était tout ce que mon cerveau avait pu décoder dans l’état où je me trouvais. Ses yeux restaient baissés, son corps incliné, attendant visiblement une réponse. Mais m’avait-il vraiment parlé à moi ? Comment devait-on réagir à cela ? Le doute m’envahissait, mais heureusement, Cheng intervint par la voix spirituelle : Il attend que tu lui dises de se relever, résonna dans ma tête la voix tranquille de mon compagnon.

« Relevez-vous ! » dis-je d’une voix faible, à peine audible.

Mon corps encore éprouvé par la déshydratation semblait lutter pour chaque mot. Mon souffle se faisait rare, comme si mes poumons refusaient de coopérer, et le simple effort de parler m’éreintait. Lin se redressa aussitôt, me remerciant avec une grande déférence, puis nous guida à travers le village jusqu’à un bâtiment d’envergure. Le sol en planches exhalait un parfum de cèdre, apaisant, qui me rappelait la sérénité des forêts.

À l’intérieur, il nous fit entrer dans une vaste pièce où des tables basses, accompagnées de coussins, nous attendaient. Je m’agenouillai avec difficulté, mes membres encore lourds de fatigue. À peine assis, des plateaux furent apportés, garnis de bols de nouilles de riz baignant dans un bouillon fumant, de légumes racines finement tranchés, de châtaignes et de glands grillés, ainsi que de petits agrumes aux arômes frais et sucrés. Les effluves étaient enivrantes, et mon ventre ne tarda pas à manifester son impatience, grondant dans un appel à la nourriture.

Cependant, je découvris rapidement que respirer et manger relevait presque de l’exploit dans mon état. Chaque inspiration était un effort, chaque bouchée un défi. Pourtant, le bouillon chaud, parfumé aux herbes sauvages des montagnes, fit beaucoup de bien à mon corps affaibli.

Pendant que je luttais pour avaler quelques bouchées, Cheng s’installa à côté de Lin après avoir libéré sa sœur du bâillon qui l’avait contrainte au silence. Jing ‘An, bien que libérée, demeurait calme, peut-être apaisée par l’atmosphère du lieu. Lin discutait discrètement avec Cheng, mais leurs voix se fondaient dans le doux brouhaha de la pièce, bercé par le clapotis des bols et les murmures des autres convives.

Je somnolais doucement, les effluves apaisantes des plats flottant autour de moi, mon esprit se laissant dériver, à mi-chemin entre la conscience et l’épuisement. Mon corps, vidé par l’altitude et la marche, s’abandonnait enfin à un semblant de repos, bien que je ne puisse m'empêcher de m’interroger sur ce "Monastère" que nous devions encore découvrir.

La sensation de chute fut brève. Des bras me rattrapèrent et, en ouvrant les yeux, je découvris le visage inquiet de Lin.
« Shen Huli a besoin de repos, » dit-il en se tournant vers Cheng. « Je vais vous mener à une chambre. »

« Mais nous devons poursuivre notre route jusqu’au sommet Ouest, » répondit mon éraste d’une voix ferme. « Le passage doit être franchi le plus tôt possible avant qu’il ne devienne glissant. »

« Le passage ? Il est inaccessible depuis plusieurs siècles ! » rétorqua Lin, visiblement surpris.

« Inaccessible ?! » s’exclama Cheng, le visage marqué par l’incrédulité.

« Tu es resté longtemps loin du Mont Hua, ami Cheng ! » reprit Lin, un sourire de défi se dessinant sur ses lèvres. « Les dragons ont fait creuser les marches du Dragon Gris. C’est le mélange de l’esprit du Dragon Blanc et du Dragon Noir qui a ouvert une nouvelle voie d’accès. La crête est désormais accessible, jusqu’au monastère. »

Je me redressai, bâillant, m’excusai brièvement et me lançai dans la dégustation des nouilles, le léger temps de sommeil m’ayant éclairci l’esprit. La faim me tirait vers les plats, et je savais que je devais reprendre des forces. Cheng continuait son repas tout en demandant plus d’explications.

« Tu me dis que les dragons ont ouvert un nouveau passage le long de la crête ? »

« Cela fait plusieurs siècles que ce chemin existe, » répondit Lin, le regard sérieux. « Le passage Ouest était trop dangereux pour les humains. Beaucoup se sont perdus et ont été dissous par accident. Chaque perte d’une âme humaine pèse lourdement sur la conscience des dragons. Ils ont donc cherché une solution et ordonné son aménagement. À présent, le passage de l’Ouest est fermé aux humains. Seuls les dragons l’empruntent pour aller chercher des herbes médicinales dans la vallée. »

« Combien de temps faut-il pour nous rendre au monastère ? » demanda Jing ‘An, la curiosité dans ses yeux.

« Il faut une heure maximum, » répondit Lin. « Je vous propose un temps de repos pour Huli. Il est à bout de forces. »

La certitude que Huli, c’était moi, ne faisait plus aucun doute. Je mâchais une châtaigne en croisant le regard de Cheng. Je pouvais voir qu’il hésitait, partagé entre l’urgence de poursuivre notre route et le besoin de me laisser me reposer. À présent qu’une nouvelle voie était ouverte, il n’avait qu’une hâte : me mener à destination le plus rapidement possible.

« Comment te sens-tu ? » demanda-t-il, la préoccupation sur son visage.

— Mieux, répondis-je, cherchant à convaincre.

— Tu es sûr ?

— Je peux encore tenir une heure, je crois !

« Nous allons poursuivre notre route, » décida Cheng finalement. « Ne m’en veux pas, Lin : mon éromène se reposera mieux au monastère. »

« Nous sommes à peine à l’heure du Serpent ! Restez au moins jusqu’à l’heure de la Chèvre ! Vous arriverez juste pour le thé ! » Lin insista, l’urgence de ses mots trahissant son inquiétude pour ma santé.

Cheng se rendit à l’évidence : il me fallait un temps d’adaptation à l’altitude.

« Nous allons visiter les marchands du village, » dit-il. « Nous avons des fruits secs pour quelques achats. J’ai besoin de nouveaux vêtements, et j’ai repéré un étalage d’étoffes fort belles. »

« C’est bien la première fois que je t’entends parler chiffon ! » lança Jing ‘An, un sourire malicieux aux lèvres.

Je rentrai la tête dans les épaules, prêt à voir la colère de mon éraste, mais le repas avait dû l’adoucir. La colère ne vint pas. Je jetai un œil vers Cheng, qui mâchait ses châtaignes avec un sourire complice. Je me détendis en l’entendant répondre :

« Il n’y a pas de mal à faire quelques emplettes. Je vois bien que tu en meurs d’envie. »

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