Du pain et des jeux
Accroupi derrière un buisson, j’indiquai à ceux placés derrière moi que la voie était libre. Mon sous-lieutenant abaissa la tête, signe qu’il avait compris. Il répéta mes ordres à nos hommes et ceux-ci se préparèrent à sortir des fourrés. Leurs armes rutilantes brillaient sous les rayons ardents du soleil. Leurs visages déterminés me plaisaient. Fier de mes soldats, je les considérais comme ma famille. Chacune de nos missions me donnait des raisons de les aimer davantage. Considérés comme les membres de la meilleure équipe d’intervention du pays, la gloire nous suivait partout. Nos fans, nombreux, surveillaient tous nos actes. Notre nom, l’équipe « Casque Doré », raflait tous les paris et restait toujours en tête des classements. Tout nous réussissait. Cette sortie ne ferait pas exception.
Le village dans lequel nous nous trouvions avait été en partie détruit par les attaques incessantes des troupes aériennes d’une autre escouade de notre armée. Leurs bombardements avaient aidé toutes les équipes alliées sur le terrain. La pagaille avait permis aux civils de fuir et d’éviter de se retrouver sous les tirs de mes meilleurs guerriers. Sans pitié, la troupe que j’avais formée ne reculait devant rien pour garder son placement honorifique. Le sang, les hurlements et les prisonniers coriaces ne savaient pas nous malmener. Nés pour combattre, nous nous acharnions et n’hésitions pas à massacrer. La violence constituait l’une des réponses les plus fiables que nous savions prodiguer face aux conflits.
La véritable guerre n’admettrait aucune clémence. Pour contrer les futures menaces, nous nous fortifiions. Nos cœurs lourds ne regrettaient pas les innocents sacrifiés, mais plutôt les heures perdues à ne pas s’entraîner. Ces réalités virtuelles, plus vraies que nature, nous plongeaient en plein cœur des batailles les plus féroces et les plus barbares. De côté depuis longtemps, notre humanité s’était réfugiée loin sous notre carapace dure et ne donnait quasiment plus signe de vie. Personnellement, elle ne me manquait pas. La gloire balayait tous mes sentiments les plus nobles et l’amour ne m’intéressait plus. Les points et le classement surpassaient tout le reste. Je ne vivais plus que pour mes hommes. Les récompenses qu’ils recevaient leur permettaient de se trouver parmi les plus aisés de la société et ils le méritaient. Je les entraînais durement.
Je regardai mon équipe se positionner et continuer d’avancer prudemment. Je repris mon rôle d’éclaireur. Le calme régnait sur ce village hanté. Je tendis les oreilles, à l’affût de la moindre irrégularité. Mes lunettes vibraient au rythme du compteur qui ne cessait de décrémenter à une vitesse folle. Sur mon œil droit, je visualisais les progrès des autres équipes concurrentes. Un sourire m’échappa : elles n’étaient pas près de nous rattraper. Le Casque Doré allait encore vivre une soirée inoubliable, pleine de boissons, de rires et de jeunes gens avides de nous faire plaisir. J’avais hâte d’en finir.
Nous avançâmes à tâtons, surveillant nos arrières et posant le regard au-devant de chaque recoin. Le plus dur avait été de surmonter le barrage à l’entrée du patelin avant que des bombes alliées ne viennent nous prêter main-forte. Les ennemis avaient été impitoyables avec leurs pistolets laser et leurs canons à neutron pulvérisant la matière solide comme si elle ne représentait rien. Nous n’avions subi aucune perte jusque-là et avions passé chacun des points suivants avec succès. Mes démineurs, efficaces, avaient déjoué des plans machiavéliques, quand mes snipers avaient réussi plusieurs exploits dont ils s’enorgueillissaient déjà. Les caméras avaient tout filmé. Je savais que mes soldats en profiteraient pour rediffuser ces prouesses devant les visages admiratifs de nos plus grandes fans dont les yeux, rivés sur leur écran en direct, devaient se réjouir d’avance de la suite de la soirée.
Nos entraînements, et tout ce qu’ils englobaient, représentaient des programmes de téléréalité majeurs dans la société d’aujourd’hui. L’argent que cette activité brassait angoissait les politiques qui avaient, à maintes reprises, tenté de tout arrêter. Les lobbies et l’armée avaient été trop forts, une fois de plus. Nous étions devenus des figures importantes et avions permis au nationalisme de remonter des profondeurs. Les recruteurs de l’armée n’avaient jamais autant travaillé ni reçu autant de candidatures de leur vie. Les gens aimaient admirer leurs soldats s’entraîner au sein d’univers créés de toutes pièces et au réalisme renversant. L’avancée technologique stupéfiante de l’intelligence artificielle avait été fulgurante. Je m’étonnais toujours de l’intensité avec laquelle les victimes nous suppliaient ou de l’ardeur avec laquelle les ennemis préfabriqués nous haïssaient. Les concepteurs, en plus de fournir des émotions réelles aux observateurs, nous en procuraient également à nous, les joueurs. Le fait d’avoir ajouté un plan compétitif, un classement et des récompenses, motivait les participants tout en contentant les spectateurs, indubitablement attirés par les jeux sanglants et la violence gratuite.
Cet univers de jeux me nourrissait. Je ne me voyais plus vivre sans. Malgré mon âge avancé, notamment par rapport à mes camarades, les sponsors ne pouvaient m’éliminer du jeu, sous peine de voir disparaître la meilleure équipe du show. Je n’avais pas encore choisi mon remplaçant, bien que j’en aie ma petite idée. Tant que ce dernier ne serait pas suffisamment mature, il ne pourrait me succéder. Mes partenaires financiers attendaient avec impatience le moment où ils effaceraient mon nom de leurs contrats pour un autre patronyme moins envahissant et plus à même d’accepter des primes ridicules. Malgré tout, je les rendais riches et ils s’en portaient bien.
À suivre...
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