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Un gobelet tomba de la machine, retenu par deux arcs en plastique. Dans son grognement habituel, elle accepta de verser un peu de sucre, puis une touillette. Il y eut un temps d’arrêt. La machine libéra enfin un liquide noir dont l’accumulation fit naître une fine couche de mousse marron clair tachetée de bulles. Un son strident retentit deux fois : la boisson était prête.

Le rituel se répéta indéfiniment durant plus d’une vingtaine de minutes. Une main différente saisit chacune des boissons préparées par les trois machines à café. Certaines étaient délicates, maquillées de vernis sur les ongles. D’autres, plus musclées. L’une tremblait alors que la suivante respirait la jeunesse.

Plusieurs petites tables hautes se dressaient par-ci par-là.

- Alexian… Pauvre enfant.

Une femme d’une soixantaine d’années, les cheveux raides, coupés au carré et teints pour masquer le ton gris des racines, les traits fatigués et la posture avachie sur la table, avait rejoint ses deux collègues.

- Il avait l’avenir pour lui ce petit, reprit-elle.

- On raconte qu’il s’est fait torturer par son ami, le jeune blond. Ou brun. Je ne sais plus.

Tous burent une fine gorgée avec une synchronisation parfaite.

Le second homme passa sa main dans ses cheveux, se gratta avec vigueur, et finit par dire :

- Qui a récupéré la promotion du coup ? L’autre folle ?

- Il parait.

- Non… Et son toutou de Philippe, lui aussi a fait de la lèche ? Ça ne m’étonnerait pas de sa part, avec ses costumes. Elle a osé…

Il n’eut pas de réponse. Tout le monde savait que Diane avait fait un forcing magistral auprès de son patron pour remplacer Alexian. Bien sûr, elle avait versé une petite larme au moment de l’annonce de la tragédie. Mais elle n’en avait que faire. Cette femme était inhumaine.

Cette attitude avait choqué certains de ses collègues, mais leur rébellion avait tourné court. Diane était une femme qui aimait le pouvoir, qui savait se l’approprier et le conserver. Elle n’hésitait pas à faire payer cash n’importe quel affront. Le prénom de cette démone suffisait à définir le mot tyrannie.

- Ça ne m’étonnerait pas de leur part, souffla le plus âgé des deux hommes.

- C’est une pourrie celle-là. Je ne la supporte plus. Et maintenant, elle va faire régner la terreur. On est dans la merde, c’est moi qui vous le dis.

- Toi, tu es en RH, elle ne peut pas te toucher.

Un jeune homme blond, arrivé cinq minutes plus tôt, s’infiltra entre les personnes présentes pour accéder à la machine. Il fit rouler une pièce entre ses doigts, puis l’introduisit dans la fente. Elle tomba et s’écrasa contre ses semblables. Le bouton « chocolat » enfoncé, la machine se mit à œuvrer.

Les trois collègues le dévisagèrent. Aucun ne le connaissait, mais tous émirent une hypothèse à basse voix pour ne pas se faire remarquer par l’inconnu. Un membre de la famille, un remplaçant, ou bien même client, tout y passa.

Le plus gros des deux hommes donna une tape à son collègue, dégaina son plus beau sourire, et, après avoir réajusté son pantalon pour contenir sa bedaine, se dirigea vers le jeune homme.

- Georges, enchanté.

Il tendit sa main droite. La machine coinça.

- Ah… Euh… Jules, de même, répondit-il surpris en empoignant la main. Vous sauriez la faire marcher ?

- Elle déconne toujours vers la fin cette… Combien de fois faudra-t-il prévenir la direction ?

Jules feignit l’indignation cette fois. Après son interprétation de la surprise quelques secondes auparavant, il ne pouvait qu’obtenir un oscar. À défaut, il avait au moins déstabilisé son interlocuteur.

L’homme remonta encore son pantalon. Il se mit de profil, prit un petit pas l’élan et percuta la machine à l’aide de son épaule. La bête céda et livra la fin de la boisson.

- Pardon. Venez donc, je vais vous présenter.

- Vous pourriez juste m’indiquer comment rejoindre l’étage où travaillait monsieur Kritovsk ? Je dois récupérer ses affaires. Rapidement, ajouta-t-il.

Une nouvelle fois pris au dépourvu, l’homme pointa du doigt un couloir. Il donna ses directives à Jules qui s’empressa de s’échapper. Éviter ce genre de pot de colle autant que possible, ils vous bouffent votre temps. L’homme regagna son groupe bredouille, plus de questions que de réponses à son actif.


***


Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent sur un « open space » où fourmillait un nombre incalculable d’employés. Jules fronça les sourcils. Trouver le bureau d’Alexian n’allait pas être facile, et pour la discrétion, l’oublier était la meilleure option. Il balaya la pièce du regard. Rien.

Il avança prudemment, sa trajectoire dessinée pour éviter les curieux et les ronchons. Une jeune femme le percuta. Elle ne prit même pas le temps de se redresser ou de s’excuser. Feuilles dans une main, portable dans l’autre, elle se décala et reprit son chemin en continuant sa conversation.

Jules remonta l’allée centrale et repéra un bouquet de fleurs déposé sur la cloison d’un bureau complètement vide. Il s’arrêta un instant. Ses yeux inspectèrent les alentours. Pas de danger.

Il s’y rendit malgré tout avec la plus grande prudence.

Il n’eut pas à affronter la terrible femme décrite par ses collègues à la machine à café. La fameuse Diane dont Betty avait évoqué le sulfureux caractère. De ce qu’il avait pu entendre, cette femme avait manqué la promotion au profit de la victime. Sa réaction avait été sans précédent. Une bête blessée mord, un tyran blessé tue.

Jules pénétra dans le box et s’installa sur la chaise à roulette. Il se laissa basculer en arrière pour s’imprégner du lieu. Bien qu’il ne connût pas le défunt, il imagina l’organisation du bureau. D’un côté les dossiers, du plus urgent au plus banales. De l’autre l’ordinateur. Au milieu, le clavier, un bloc note et un stylo dont le capuchon avait disparu dès la première utilisation. Rien de bien compliqué, tout le monde s’organise ainsi.

À présent, l’ordinateur était éteint, le clavier et la souris débranchés. Sur le bureau, un carton contenant les effets personnels d’Alexian. Un joli tas de cartes aux mots plus mélancoliques les uns que les autres. Jules hésita à ouvrir le carton. Ses doigts escaladèrent par à-coups la boite. Un regard furtif à droit, un à gauche, et il souleva la chape.

La banalité des objets le déçut.

Une photo de famille dans un cadre en bois, plusieurs post-it avec des mots en russes, une boite avec une dizaine de stylos Bic et plusieurs manuels sur les bases du cryptage. Rien de bien utile à première vue.

Seule une photo d’Alexian et Lucas attira l’attention de Jules un court instant. Ils étaient dans un parc en train de siroter un cocktail un jour de soleil.

Par mesure de sécurité, il photographia chaque pièce avec son portable.

Les smartphones, ces petits engins devenus aussi vitaux que les quatre piliers de Jules : l’eau, l’air, la nourriture et le sommeil. Au réveil, un coup d’oeil pour vérifier qu’il y a un message, une alerte Facebook ou un bien un Snapchat. Pendant la journée, les doigts passent plus de temps à taper des messages qu’à prendre des notes. Le soir, il aide à partager les péripéties de la journée et celles du lendemain.

Dieu a fait des merveilles. « Les asiatiques aussi », aurait rétorqué Babacar.

Alors qu’il rangeait son portable, une ombre le surprit, ne lui laissant pas la moindre chance de s’en sortir.

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