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Peu à peu, la lumière s’infiltra dans les yeux de Jules. Il revenait à lui. Sa tête le lança sans attendre, ce mal de crâne carabiné après une soirée trop alcoolisée. Il porta ses index et majeurs sur ses tempes et les massa avec lenteur. Un homme se pencha au dessus de lui. Sa lampe s’alluma, libérant sa lumière. Elle fit un rapide aller-retour entre les pupilles de Jules.
Le masque à oxygène lui procurait un bien-être, ses poumons le brûlaient encore. Le blondinet prit le risque de l’ôter. Il le regretta dans l’instant suivant. Le secouriste signifia son désaccord, mais Jules était une sacrée tête de mule. Il garda à la main le masque et inspira de temps à autre dedans.
- Il est opérationnel monsieur. Vous pouvez l’interroger, mais allez-y tranquillement.
- Entendu. Je vous remercie.
Le pompier descendit du camion. Il y eut une légère secousse. Jules se redressa sur le brancard, les bras tendus en arrière pour ne pas retomber. Sur sa cuisse, un pansement avait absorbé un peu de sang. Le garçon sentit sa peau et son quadriceps le tirer, il avait eu cinq points de suture.
Face à lui, Charles s’était accoudé sur la porte fermée du véhicule. Sa silhouette parvenait presque à masquer la lumière extérieure. À moins que ce ne fut que le temps qui s’assombrissait un peu plus ; Jules n’aurait su le dire. Il s’en fichait à vrai dire.
- Tu es le plus grand des emmerdeurs, tu le sais ça ?
La remontrance était amplement méritée. Il avait joué avec le feu, la flamme se faisant cette fois très agressive. Tous ces risques pris pour si peu de réponses au final, peut-être devait-il laisser la police faire son travail cette fois.
L’un de ses principaux suspects, si ce n’était le seul contre lequel il avait des preuves, était mort sous ses yeux. Balkichvski semblait intouchable. Un tas de cendre, comme cette bâtisse, voilà ce qu’il restait à Jules. Tout reprendre à zéro… La seule issue.
- Que faisais-tu ici ?
- Je cherchais des preuves contre Mâcon. Et j’en avais trouvé une parfaite, un carnet dans lequel Alexian y était inscrit, une sacrée dette sur la tête. Elle est partie en fumée.
Lui savait que non, mais il voulait garder une longueur d’avance sur le lieutenant Dupuis. Il le ferait surveiller, il le savait. Cependant, Jules avait toujours les clefs en main pour poursuivre les investigations.
- D’accord. Maintenant l’explosion, qu’as-tu encore bidouillé ?
- Mais…
- Ne me mens pas. Je te connais. Déjà au collège tu inventais des plans tordus pour tout et n’importe quoi.
- On s’est fait chopper par la bande de dealers.
À peine eut-il fini sa phrase qu’il s’aperçut de son erreur : « on ». Il leva le doigt. Charles le releva sans lui laisser la moindre chance de prendre les devants.
- Babacar était avec toi ?
Un petit mensonge s’imposait. Juste un tout petit, au point où il en était.
- Pas lui, mentit-il, un journaliste d’investigation. Mickaël…
- Dobra.
Le temps que Charles vérifie l’information, Jules aurait le temps de fuir le plus loin possible.
Le flic invita le blessé à le suivre dehors. Ils marchèrent sur deux cents mètres en s’éloignant du bâtiment toujours avalé par les flammes. La montée fut douloureuse pour Jules, sa cuisse l’handicapait plus qu’il ne l’aurait imaginé. Il arriva à la hauteur de Dupuis.
Sur le sol, trois douilles gisaient, vidées de leur contenu. Un mouchoir à la main, le lieutenant s’empara de l’un des trois corps et le porta à ses yeux. Il le présenta à son invité qui l’observa sans plus.
- Sniper ?
- À n’en pas douter, répondit Charles.
Il sortit un sachet et glissa l’objet dedans avant de remettre l’ensemble à un expert de la police scientifique. Plongeant sa main dans sa poche, il mit à jour un deuxième sachet. Une douille y était aussi conservée, mais d’une taille bien inférieure. Du neuf millimètres.
Jules comprit immédiatement où son camarde voulait en venir. Il ne s’attendait pas à ce qu’il en ajoute un troisième. Il le laissa conclure :
- Tous des calibres différents. Soit notre suspect est un militaire surentrainé, soit… nous avons au minimum deux tireurs aujourd’hui.
***
L’arrivée au poste se fit une nouvelle fois sous les flashs des journalistes toujours plus avides. Sans leur dose de sensationnel dans la journée, ils devenaient ingérables. Voir un véhicule aux gyrophares orange et bleu s’illuminer, rien de mieux. Charles activa la sirène juste avant de tourner dans la rue du commissariat.
Les portes menant sur la cour interne s’ouvrirent. Quatre hommes tendirent les bras sur le côté, formant une barrière pour maintenir la presse à distance. La Peugeot s’arrêta en retrait des regards indiscrets. Charles sortit le premier, tenant Jules par le bras. Ils pénétrèrent dans les locaux.
Le juriste avait espéré ne jamais revenir ici. Bien que vêtu d’un costard, il avait croisé plusieurs membres du personnel. Ils le reconnaîtraient sans aucun problème. En proie à la réflexion, il ne sentit pas le danger se jeter sur lui. Le capitaine Jamlin s’interposa entre Jules et Charles.
- Aurais-tu un souci ? Je dois l’interroger au plus vite.
- Marone m’a nommé responsable des auditions sur le dossier. Chacun son rôle Dupuis : tu cherches les indices et les preuves, j’interroge les suspects. On va au bloc numéro trois.
Charles plaça Jules dans son dos. Lui et son collègue se toisèrent. Les quelques agents présents ne leur donnèrent aucun crédit. Jamlin était connu pour son caractère autoritaire, il adorait jouer les chefaillons. Mais Dupuis avait aussi son caractère.
Jules se tut et fit un pas en retrait. Il observa la scène avec amusement. Deux coqs se battant pour le même poulailler, rit-il. La métaphore était trop tentante et le blond ne put y résister. Il se garda de partager son jeu de mots, il avait assez de problèmes.
- Charles, ça ira. Laisse-le faire son boulot.
Ils s’échangèrent un bref coup d’oeil. Jules souriait, un bon signe.
- Es-tu certain de toi ?
- Je crois qu’après avoir passé une année entière au premier rang dans les cours de madame Pelfor, plus rien ne peut m’effrayer.
Charles laissa échapper un rire.
- Très bien. Au moins une personne douée d’intelligence, un miracle. Allons-y.
Jamlin s’engagea dans le couloir des salles d’audition. Jules le suivit avec la même difficulté. Cette satanée douleur ne le quitterait pas d’aussitôt, mais sa véritable souffrance allait commencer. Marie lui avait dressé le portrait de cet homme abject. Si Lucas avait été une proie plutôt facile, Jules pouvait être plus con que le roi des cons. Un duel au sommet s’annonçait.
Il n’en fut rien. Jamlin resta pacifique. Le ton, la forme, pas un mot plus haut que l’autre. Le juriste n’eut pas besoin d’étaler toute sa science pour s’en sortir face à un adversaire bien décevant. Il se contenta de réciter mot pour mot l’histoire qu’il avait inventée et servie au lieutenant Dupuis quelques heures auparavant.
Les formalités administratives finies, Jules salua son ami d’enfance et se dirigea vers la sortie. Personne ne l’attendait et au fond, cela le réconforta. Alice était loin de lui, protégée par son père. Il pourrait se remettre au travail dès le lendemain.
Il descendit les marches. Sa tête le lança. Il se sentit désorienté. Une main lui fut tendue et il ne prit pas la peine d’identifier l’âme charitable qui lui venait en aide. Il se releva et découvrit la face balafrée d’un homme froid et menaçant.
La même taille, couleur de cheveux identique, c’est à leur différence de carrure qu’il était possible de les distinguer. L’homme présentait une musculature impeccablement dessinée. On ne pouvait pas en dire de même de Jules, bien qu’il se défendait.
- Suivez-moi monsieur.
Jules n’avait ni la force ni l’envie de lutter. Il coopéra sans un mot.
Sur le trottoir d’en face, une luxueuse voiture les attendait. Les voitures s’immobilisèrent au rouge et les deux hommes s’engagèrent sur le passage piéton. La blessure du plus jeune les ralentissait. Un coup de klaxon retentit à l’instant même où le feu passait au vert. Le balafré tourna la tête, le chauffeur se pétrifia.
Arrivés à hauteur de la portière arrière, Jules disparut dans la limousine, son « bienfaiteur » le suivant de très près. La porte claqua et le véhicule s’engagea dans la circulation d’une densité constante.
***
Un homme adressa un large sourire à Jules. Il se sentit obligé de le lui rendre, masquant maladroitement la fausseté de son expression. Il lui tendit un verre rempli de vodka. L’offre fut déclinée avec politesse.
- Monsieur Jules, j’espère que mon ami Piotr n’a pas été incorrect avec vous. Il est parfois impressionnant quand on ne le connait pas.
Le mot collait avec justesse.
- Je me présente : Dimitri Balkichvski. Mais je présume que vous le saviez déjà. Je vous croise souvent sur ma route et pourtant, c’est la première fois que nous nous rencontrons de façon officielle.
- Je crains de ne pas vous comprendre.
- Vous jouez avec des forces qui vous dépassent monsieur Jules. Prenez garde.
La voiture tourna à gauche pour rejoindre le périphérique extérieur. Jules dévisageait le personnage du coin de l’oeil, mimant un intérêt inexistant pour la circulation fluide.
Un mètre quatre-vingt-onze de muscles couronnés d’un crâne chauve le dévisageait à l’aide de deux billes marron fixées sur lui. Parfaitement rasé, l’homme avait la quarantaine passée. Il était détendu, tout le contraire de son homme de main prêt à mordre à la première occasion.
- Les échecs sont un art dont il faut connaître toutes les subtilités. Je perçois un homme brillant en vous. Il serait dommage de gâcher un tel potentiel, n’est-ce pas ?
Jules resta silencieux, le regard toujours en biais.
Le soleil tentait de résister à la Lune. Ses maigres rayons perçaient un ciel assombri et moucheté d’étoile à l’éclat réduit. Les nuages avaient une teinte orangée. Les kilomètres défilèrent un à un, l’obscurité de la nuit grignotant.
Le silence demeura. Le véhicule tourna plusieurs fois, Jules reconnut la route qu’ils empruntaient. Ils allaient droit chez lui. Il avait compris que son hôte ne lui ferait aucun mal. Dimitri connaissait ses intérêts et les moyens dont il disposait pour les préserver. Sa belle voiture avait été remarquée devant le poste et Jules y entrant aussi. De quoi l’interpeller sur le champ.
Non, il était bien plus rusé. Il avait déjà tout prévu. Nul besoin d’utiliser la force, pas pour le moment.
La voiture s’immobilisa.
- Je vous l’ai dit, vous jouez avec des forces dont vous sous-estimez la puissance.
- Je n’en doute pas.
Piotr descendit, créant un chemin entre lui et la portière. Jules passa devant Dimitri. Il lui tendit une carte de visite. Dessus, une adresse courriel, un numéro de fax et son téléphone portable. Elle était sobre, à l’image de son propriétaire. Une façade lorsque l’on connaissait le redoutable homme d’affaires.
Le jeune homme se pencha vers l’avant, captant l’attention du chef. Il lui adressa un signe de la tête. Jules le lui rendit avec une gestuelle identique.
- Je vous attends demain pour onze heures. Nous parlerons un peu plus. Vous et moi avons des choses à nous dire.
Avant que le juriste ne puisse ajouter le moindre mot, Piotr rabattit la portière. Il n’en saurait pas plus. La limousine roula tout droit jusqu’à n’être qu’un point lumineux parmi les autres.
Jules se retourna et traina sa carcasse jusqu’au palier de son appartement. Il inséra la clef et poussa le battant qu’il verrouilla une fois dans son antre. La journée avait été rude. Si son cerveau lui dictait de reprendre les éléments de l’enquête sans plus attendre, son corps criait son envie de dormir. Le choix ne fut pas compliqué.
Il se déshabilla après avoir avalé ses cachets. Comme toujours, ces trucs là avaient un goût dégueulasse. Sa cuisse continuait de le lancer, sa tête était dans un étau permanent. Il pria fort pour que le sommeil lui apporte un soutien inespéré. Ses yeux se fermèrent. Il s’endormit, un sentiment d’insatisfaction gravé à l’esprit.
Et si loin d’imaginer qu’à son réveil, tout s’accélérerait.
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