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La caméra bougea pour se centrer sur Jules lorsqu'il eut fini de presser le bouton. Son oeil optique zooma à deux reprises et le garçon une tête de circonstance. Une voix parasitée s'extirpa de l'interphone.
- C'est pour quoi ?
- J'aurais aimé rencontrer les parents d'Alexian. J'étais un de ses amis proches.
Le boitier grésilla puis se tut. La rue elle-même devint silencieuse.
Le portail était plein, impossible de voir au travers. Jules se dressa sur la pointe des pieds pour tenter d'apercevoir l'intérieur de la villa. Le sommet des arbres fut sa seule découverte. Il regagna le sol lorsque la voix peu amicale l'interpella.
- Avez-vous un prénom ou un nom pour que je vous annonce à madame ?
Question stupide, tout le monde en à un. La langue française possède son lot de bizarreries. Le jeune homme livra la sienne.
- Jules.
- Jules ?
- Oui.
- Seulement Jules ?
- C'est déjà pas mal.
Il entendit le grognement de son interlocutrice et le son de ses pas s'éloigner.
Un bruit mécanique s'éleva et le portail glissa sur lui-même. La beauté du jardin saisit Jules. Des haies de rosiers tachetés de rouge bordaient le chemin de terre menant à la bâtisse. Un majestueux chêne déployait tout son être pour régner sur ses congénères. La pelouse était fraîchement tondue, uniforme au millimètre près et le matin même à en croire l'odeur caractéristique qui l'entourait.
Les véhicules circulaient sur une ligne d'asphalte en parallèle, assez large pour que deux puissent se croiser. Une Twingo bleu ciel première génération quitta le pavillon alors que Jules atteignait le perron de l'habitat. Il patienta à deux mètres de la porte entre deux colonnes au style dorique. Le auvent lui procurait un peu d'ombre et de fraîcheur.
Derrière les deux vitres du battant, une silhouette féminine qui se dévoila une fois l'accès ouvert. Une femme, un mètre soixante-cinq environ, l'accueillit. Fine, probablement sportive. Son bronzage faisait ressortir sa cascade de boucles blondes le long de son cou pour s'arrêter en dessous des omoplates. Ses yeux noirs fixèrent le visiteur.
Cette silhouette, il l’avait déjà vu, du moins c’est ce qu’il pensait. Son esprit saturé ne réussissait pas à extraire un souvenir aux contours trop vague.
- Vous connaissiez Alexian depuis combien de temps ?
Surprise par le caractère brusque de la question, la bonne marqua le coup. Elle chercha ses mots un instant et voulut répondre quand une voix à l’accent étranger s’éleva :
- Rosie ? ROSIE !
- Oui madame ?
- Mais qu'attendez-vous pour faire entre notre invité ?
Sans un mot, elle indiqua le chemin à Jules de sa main. Elle avait un charme naturelle, les hommes devaient tomber un à un sans pouvoir résister. Poussant les portes blanches, elle laissa le juriste pénétrer dans le salon.
« Sobriété » régnait en maître dans la pièce. Partout, sauf pour le coin télévision. Écran Samsung full HD branché à quatre colonnes d’enceintes. Le lecteur de DVD Blue-ray accompagnait la Xbox One et les trois manettes. Plusieurs télécommandes étaient alignées sur la table basse en fer forgée. La même que celle de Dimitri Balkichvski, nota Jules.
La table pour manger était des plus basique, sûrement un modèle suédois. Idem pour les chaises. Un buffet à quatre portes sur lequel reposaient des photos de la petite famille en voyage, pendant les anniversaire d’Alexian. Jules se trouvait dans la maison de monsieur « tout le monde ».
La maîtresse congédia la jeune femme et proposa à son visiteur de prendre place autour de la table basse. Jules lui présenta immédiatement ses sincères condoléances.
- Vous étiez donc un proche de mon petit bout de chou.
Son accent russe ressortit un peu plus prononcé qu’à l’habitude.
- C’est presque cela.
- Presque ?
- Oui, je connaissais votre fils d’un ami en commun, lors d’une soirée.
La peine sur le visage de cette mère meurtrie s’atténua. Ivana Kritovsk était une femme de quarante-quatre ans, les yeux bleu turquoise et une tresse couleur épis de blé. Jules comprit immédiatement la raison pour laquelle Mâcon était tombé amoureux de cette nymphe qui traversait les âges sans prendre une ride.
Elle arbora un léger sourire.
- Vous ne connaissiez pas mon fils. Je les ai tous vu au moins une fois et votre visage ne m’est pas familié. Alexian me confiais tout, ses malheurs, ses rencontres, tout. Alors que me voulez-vous ?
Le ton était sec et il ne l’avait pas vu venir. Comment réagir ? Continuer de nier et avancer tel que prévu, ou bien jouer cartes sur table et aller à l’essentiel ? Démasqué, le jeune homme se résigna. Il se lança sans prendre de gants.
- Lucas n’a pas tué votre fils.
- Je le sais.
Jules se sentit une nouvelle fois déstabilisé.
- Mais je ne peux pas vous aider à l’innocenter. Vous êtes si loin de tout comprendre jeune garçon.
- Alors aidez-moi s’il vous plaît.
- Je ne le peux pas. J’ai déjà perdu mon fils.
- Il n’est pas la seule personne que vous avez perdu dans cette histoire, je ne me trompe pas n’est-ce pas ?
À son tour, Jules mit en difficulté Ivana. La secouer ne ferait que la blesser un peu plus, mais il n’avait pas le choix. Il la fixa droit dans les yeux. Il savait que la femme avait compris, pourtant il laissa un silence malsain s’installer entre eux deux. Elle craquerait la première, il en était sûr.
Rosetta franchit le pas de la porte et apporta une tasse de café à la maîtresse de maison.
- Merci Rosie.
L’employée disparut sans un bruit.
Ivana Kritovsk préserva les apparences du mieux qu’elle le put face à son invité. Elle porta la porcelaine à ses lèvres et les trempa légèrement pour avaler une gorgée.
- Thé noir à la mandarine ? suggéra Jules.
- Exactement. Expert ?
- Non, juste cette odeur caractéristique de médicament.
- Ce compliment fera plaisir à mon amie Anastasia. Elle l’adore et m’en a ramené de son voyage à Londres.
La comparaison détendit la femme. Elle finit par dire :
- Vous savez… ma liaison avec Mâcon n’a aucun lien avec la mort de mon fils.
Enfin ils entraient dans le vif du sujet. Ivana posa la tasse dans sa coupelle sur la table basse. Son regard se reporta sur Jules. Elle l’observa, le détailla. Qui était ce garçon en possession de ses secrets, ceux qu’elle avait caché si longtemps à son propre mari ?
- Alexian, Mâcon… Les deux étaient liés à un vaste trafic de drogue.
- Je vous interdis de profaner la mémoire de ces deux personnes !
La colère avait jailli d’un coup. Son doigt pointait la tête du juriste et les traits de son visages si protecteurs s’étaient durcis en une fraction de seconde.
- Dimitri Balkichvski, ce nom vous dit quelque chose si je ne m’abuse.
- Oui.
- C’est lui qui tient les ficelles. Il utilise la société de votre mari comme couverture pour dissimuler ses activités illégales et blanchir l’argent qu’il en retire.
- C’est n’importe quoi.
La maîtresse des lieux se leva et marcha vers la grand baie vitrée donnant sur le jardin. Jules la suivit des yeux, sans bouger. La piscine avait été bâchée malgré la chaleur des derniers jours. La terrasse, parfaitement rangée. Cet espace avait perdu son identité, la joie qu’il procurait à la famille Kritovsk.
Ivana restait de dos. Au fond d’elle, les démons qu’elle avait enfouis resurgirent. Leur arrivée en France du jour au lendemain, ce luxe permanent alors que les comptes s’affichaient négatifs, cette société montait par Andreï… Tout n’était qu’une vaste mascarade, mais elle avait toujours refusé de se l’avouer.
Le jeune homme devinait qu’elle tenait ses mains près de son visage, étouffant un premier sanglot qui en entrainerait bien d’autres. Mais il resta en retrait.
- Ivana… Votre mari et Dimitri sont des mafieux. Ils ont éliminé Mâcon qui menaçait leur trafic ou bien l’un des deux à découvert votre liaison et s’est débarrassé du « problème ». Peu importe l’hypothèse, j’étais là quand l’entrepôt a été criblé de balles. J’ai besoin de vous pour les arrêter.
- Mais Alexian…
Elle s’était retournée pour faire face à Jules, à la vérité une bonne fois pour toute. Elle n’avait que faire des conséquences, ce à quoi elle tenait le plus lui avait été arraché de force par le destin.
- Un homme de main de Dimitri à n’en pas douter. Savez-vous quelque chose à propos du rôle de votre époux dans la mort du fils de Balkichvski ?
- Quoi ?
- Vous ignoriez cette information ?
- Bien sûr…
Tout se chamboula dans l’esprit de la Russe. sCette fois Jules se leva pour se rapprocher de son hôte. Cette nouvelle était de trop pour son coeur si maltraité depuis plusieurs jours ; ses jambes flageolaient. Il lui tendit une main qu’elle n’eut pas le temps de prendre.
Jules sentit sa mâchoire percuté par un objet. Il s’écrasa sur le sol.
Devant lui se dressait un homme proche de la cinquantaine, le ventre bedonnant mais le crochet en parfait état de marche. Ses cheveux grisonnant plaqué en arrière surmontaient un visage rempli de rage. Il se jeta sur Jules, mais celui-ci esquiva d’une roulade sur le côté. Andreï Kritovsk se releva aussitôt.
- Dimitri m’avait prévenu qu’un fouille merde viendrait un jour dans ma demeure pour semer le chaos.
- Magnifique définition de ma personne, ironisa le jeune.
Un livre vola à travers la pièce. Ivana se précipita derrière la table à manger, ses mains devant elle en protection. Andreï manqua à deux reprises d’attraper sa proie. Jules se réfugia près de la femme en larme. Un geste lâche, mais qui eut comme effet instantané de canaliser la colère du quinquagénaire.
- Je sais tout Andreï… Tout !
Cette phrase gifla son mari.
- Le trafic de drogue… La société fictive… Alexian est mort par ta faute ! Il est tombé dans cette merde que tu as créé et il en a perdu la vie ! Mon bébé…
- C’est faux ! Tout est faux !
- Ne me mens pas !
Le ton montait entre les deux époux. Jules ne devait pas s’exposer plus longtemps. Il décida de porter le coup de grâce à Andreï pour s’ouvrir une porte de sortie.
- Et la mort du fils de Dimitri, est-ce aussi une invention ? Vous n’auriez pas orchestré l’assassinat de votre propre fils par hasard ?
Tous se turent.
Kritovsk se décomposa. Personne ne le savait à part lui et Dimitri, ils avaient étouffé l’affaire. L’homme quitta la pièce d’un pas déterminé. Ivana tira une chaise et s’assit. Ces dernières minutes l’avaient achevé, elle aurait du mal à s’en remettre. Jules lui posa sa main sur épaule en signe de soutien.
Dans l’escalier, un pas lourd raisonna jusque dans le salon.
Il y eut un bruit de ferraille.
Le canon de son 38 orienté sur Jules, Andreï Kritovsk se mit en position de tir. Jules se leva les mains en l’air. Un problème qu’il n’avait pas envisagé, sans solution apparente. Ivana se mit en opposition.
- Écarte-toi Liouba.
- Laisse-le tranquille Andreï.
Il ne l’écouta pas.
- Comment avez-vous su ? Et je veux la vérité, exigea l’homme armé.
- Une clef USB dans l’appartement de votre fils. Elle est décryptée en ce moment même. Quelqu’un a rassemblé un grand nombre d’informations compromettantes pour les faire parvenir à Alexian. Il ou elle cherchait à vous atteindre, mais les choses ont dû mal tourner.
- Ce n’est que mensonges !
L’homme perça la détente. Le projectile traversa le salon en une fraction de seconde, se logeant trente centimètres à droite de la tête du juriste. Il réarma et reprit sa position.
Il était toujours en colère. Mais voir sa femme aussi apeurée par son propre comportement le ramena à la réalité. Son attitude laissait paraître une mince ouverture dans laquelle Jules s’engouffrerait à la moindre occasion. Il connaissait les points faibles de son adversaire, il fallait les exploiter avec intelligence.
- La prochaine finira entre vos deux yeux si je le désire. Donnez-moi une raison de ne pas vous abattre et d’enterrer mes secrets avec votre corps.
- Je peux retrouver la personne qui a tué votre fils.
Un marché alléchant en somme. Trouver l’auteur du crime et oublier le reste contre la vie sauve. Il ne pouvait pas mieux proposer de toute façon.
- Cela n’effacera pas le fait que vous possédez des informations capitale pour me faire plonger.
- Vous n’avez pas tort.
- Alors de quel côté faire pencher la balance monsieur le détective ?
Andreï jeta un nouveau regard à sa tendre.
Au fond de ses yeux, il crut y voir une petite flamme, celle de l’espoir, de l’apaisement. Lui n’était pas en mesure de lui apporter cette précieuse aide. Il avait juré de soutenir sa femme dans le meilleur comme dans le pire. Et si cela voulait dire qu’il devait finir ses jours en prison…
Ce jeune homme se battait pour trouver celui qui lui avait pris son fils, au risque de sa vie. Méritait-il de vivre pour cette seule raison alors qu’il pouvait anéantir le eu qu’il lui restait ? Il n’y avait qu’une seule réponse possible.
Le canon de l’arme se baissa lentement et Andreï Kritovsk s’écarta du chemin.
- Que je ne vous revois plus jeune homme.
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