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Jules avait longuement hésité. Revenir chez les Kritovsk le lendemain de son altercation avec le père d’Alexian était sûrement la pire des idées, mais avait-il seulement le choix ? Il devait pénétrer au coeur de la vie du défunt pour comprendre ce qui avait motivé le tueur.
Portable à la main, il composa le numéro qu’il avait trouvé dans les pages blanches et patienta. Après une troisième sonnerie, une voix féminine lui répondit.
- Allô.
- Madame Kritovsk ? C’est…
La femme reconnut immédiatement la voix du garçon.
- Pourquoi me contactez-vous monsieur ? N’avez-vous donc pas compris l’avertissement de mon mari ?
- Bien sûr que si…
- Il y a un trou dans le mur de mon salon monsieur ! Un trou ! Et j’ai entendu votre exploit d’hier soir à la villa de Dimitri, vous êtes complètement fou ! Laissez-moi !
- Madame, je dois venir vous voir pour… pour éclaircir des détails. (T’as pas mieux en réserve imbécile.) J’ai peut-être une piste pour retrouver l’assassin de votre fils, mais seul je ne peux rien faire.
- Je ne veux pas savoir ! Vous en aviez aussi une hier… Fichez-moi la paix !
- Je ne vous laisse pas le choix Madame Kritovsk. Je dois comprendre ce qu’il s’est passé pour faire libérer Lucas.
- Cet assassin… souffla-t-elle.
Ces deux mots assommèrent Jules. Le discours d’Ivana avait changé du tout au tout depuis la veille. Si elle défendait la thèse que le jeune Laville ne pouvait pas être l’auteur de cette barbarie quelques heures auparavant, il était coupable dans sa tête à présent.
Le jeune homme devait à tout prix accéder à l’intimité d’Alexian. Il était certain de trouver un élément qui le mènerait enfin sur la bonne piste. Le tueur avait choisi le jeune russe pour une bonne raison, à lui de la découvrir.
- Si Lucas réintègre sa cellule, il sera battu par les autres détenus. C’est un fils de flic. Que feriez-vous si Alexian avait été dans son cas ?
- Je…
Elle marque un temps d’arrêt.
- Je remuerai ciel et terre pour le faire sortir, finit-elle par avouer.
- Alors laissez-moi faire de même pour le fils Laville. Je vous en supplie.
Jules l’entendit réprimer un début de sanglot. Elle rendit les armes.
- Mon mari n’est pas là pour le moment, vous devrez faire vite.
Il lui donna une heure d’arrivée approximative et se mit en route sans plus attendre.
***
La Clio du juriste se gara dans la rue. Il vérifia qu’il disposait de son carnet de note et d’un stylo en état de marche, puis quitta l’habitacle de la quatre roues et se dirigea vers le portail. Il n’eut pas besoin de sonner, la grille glissa lentement devant lui avant même qu’il n’est atteint le trottoir. Il s’engagea avec une pointe de méfiance.
Sur le pas de la porte, il aperçut Ivana Kritovsk, un petit gilet en laine gris sur les épaules. Son visage était marqué par les fortes émotions qu’elle avait vécu ces derniers jours. Hier soir n’avait été qu’une goutte de plus, creusant ses traits un peu plus profondément.
Elle n’eut pas le moindre geste d’accueil lorsque Jules arriva à sa hauteur, à peine un bref coup d’oeil. Ils rentèrent dans la demeure et la porte se ferma dans un léger claquement.
Dans l’entrée, Jules fit face au salon. Il ne manqua pas de voir l’impact du plomb laissé dans le mur par dessus l’épaule d’Ivana. Il crut alors comprendre ce que ressentait cette femme prise entre plusieurs feux. Celui de la famille, ce cocon à préserver des dangers extérieurs quel que soient les sacrifices à concéder. Et celui de la passion, du coeur qui bat lorsqu’il est touché par la grâce du renouveau. Mais tout s’était écroulé en une fraction de seconde.
- Dites-moi, que pensez-vous trouver ? lâcha l’ôte.
- Un détail qui donnerait du sens à mes réflexions, ou qui les orienterait dans le bon sens.
Elle le regardait sans réussir à suivre son raisonnement.
- Vous aviez un suspect, Dimitri, vous aviez des éléments solides contre lui.
- Mais je ne savais pas qu’Alexian était son fils. Pourquoi le tuerait-il alors qu’il a déjà perdu son premier fils ?
- Mais…
- Oui, je suis au courant de tout madame. Je ne veux pas remuer le couteau dans la plaie, juste trouver qui à tuer Alexian et innocenter Lucas. Aidez-moi, s’il vous plaît.
Ivana ne savait que penser. Un inconnu débarquait chez elle pour lui annonçait qu’il recherchait le véritable meurtrier de son fils. Il connaissait des détails de son passé, prêt à les exploiter pour parvenir à ses fins sans se soucier des conséquences.
Elle se résigna une nouvelle fois, comme tout au long de sa vie.
- Les chambres sont au premier étage dans le couloir de gauche. Prenez votre temps, mon mari vient de me contacter. Il ne sera pas là avant deux heures au moins. Mais ne touchez à rien.
- Je vous remercie.
Jules gravit les marches le plus rapidement possible et s’engouffra dans le corridor et s’arrêta dans une porte décorée d’un écriteau « ne pas déranger ». Il passa outre l’avertissement et pénétra dans l’intimité d’Alexian.
Devant lui s’ouvrir un monde rempli de technologie. Le bureau supportait trois écrans d’ordinateurs et un clavier à rallonge. Deux unités centrales en dessous continuaient de tourner. Les Kritovsk n’avaient pas eu le courage de les arrêter. Une gamme de souris entreposées sur une étagère interpella Jules lorsqu’il porta ses yeux sur la collection impressionnante de livre que possédait le défunt geek.
Ce garçon aimait sa vie, mais il a fait un choix qui lui a coûté la vie avec cette drogue.
Le juriste se rapprocha du clavier et fut tenter de fouiller l’ordinateur. Bon nombre d’informations précieuses s’y trouvaient, mais un détail attira encore plus son attention.
- Madame Kritovsk, pourriez-vous venir un instant ?
Il entendit le bruit des talons claquer sur le sol de plus en plus distinctement. Elle se présenta dans le cadre de la porte et attendit.
Jules était penché sur le clavier, ses yeux au plus près possible. Un cheveu brun, assez long, serpentait entre plusieurs touches.
- N’y a-t-il que des personnes blondes dans cette maison ?
- Pourquoi une telle question ?
- Répondez-moi s’il vous plaît, j’ai peut-être un indice devant moi.
- Je suis blonde, mon fils était brun au cheveux courts et ceux de mon mari son grisonnant. Notre servante Rosetta est blonde. Dites-moi ce qu’il se passe maintenant.
Une autre personne s’est introduite ici, l’assassin, ou un complice. Il a étudié sa cible de l’intérieur pour mieux le connaître et se préparer. Diane est brune, mais elle semblait de bonne fois hier pour nous aider. Serait-ce encore une autre de ses ruses ?
- J’ai la quasi certitude qu’un intrus s’est infiltré dans votre maison.
La femme eut un geste de recul. Tous étaient passés au travers de cet indice crucial. La chambre d’Alexian n’avait été que très peu fouillée par les officiers de police et aucun technicien n’avait opéré dans la pièce.
Le jeune homme continua ses déductions.
- Une personne qui avait les moyens et le temps d’observer vos habitudes pour trouver l’intervalle parfait. C’est une erreur de sa part et depuis le début de mon enquête, notre coupable n’en a commise de très peu madame Kritovsk, voire aucune.
- Que faisons-nous ?
- Laissez-moi détailler la pièce à nouveau. Mais restez avec moi je vous en prie, je pourrai avoir besoin de votre aide. J’appellerai un contact dans la police pour qu’il vienne prélever le cheveu.
Ses yeux se fixèrent sur chaque objet avec une précaution particulière. Si la plupart ne retinrent pas son attention, il s’arrêta sur une photo d’un paysage. Un lac à l’aurore où le soleil coloré de rose et de jaune les longs et fins nuages se mouvant dans le ciel d’un somptueux bleu. Il saisit le cadre.
- Où ce cliché a-t-il était pris ?
- C’est le lac d’Ilmen, entre Moscou et Saint-Pétersbourg, répondit Ivana. Dimitri et Andreï nous y emmenaient souvent pour pêcher. Voici Alexandr et Olga, les enfants de Dimitri. Et là, mon petit bout de chou. Cette photo est très vieille, un passé dont les traces se sont estompées au fil des années. Je ne savais pas que mon fils l’avait.
- Alexandr et Olga…
- Alexian adorés jouer avec eux aux bords du lac.
Dimitri avait donc deux enfants, Alexandr, mort et disparu suite à l’incident impliquant monsieur Kritovsk, et Olga… Pourtant, nous n’avons trouvé aucune information sur ces deux gamins dans nos recherches. Intéressant.
- Puis-je vous l’emprunter ? Je vous la rendrez au plus vite.
Les doigts de la femme se crispèrent sur le cadre. Le sourire radieux de son fils, elle ne pouvait pas laisser s’en aller ce dernier morceau de bonheur qu’elle possédait. Elle finit par lâcher prise, le regard perdu dans le gouffre sans fond des souvenirs.
Les deux descendirent l’escalier pour rejoindre l’entrée. Jules passa son coup de fil au lieutenant Dupuis qui le félicita pour cette découverte. Une équipe de la scientifique se déplacerait en début d’après-midi.
Sur la palier de la porte, le juriste se retourna et demanda :
- Pourriez-vous me traduire ces quelques mots en russe ? Je ne suis pas très fort en langue étrangère, et comme je me doute que vous maîtrisez le russe à la perfection…
Il lui tendit son carnet où les trois mots avait été reproduits dans un alphabet cyrillique approximatif.
- Sans problème. Alors… вторник signifie « mardi » et дом « maison ». Il y a marqué « Sacha, mardi maison », dit-elle d’une voix troublée
- Étrange, conclua Jules.
Il se trame quelque chose d’important. Tu touches la vérité du bout du doigt mon gars, un petit effort encore.
Il se retourna et prit congé après un dernier regard. Au fond de lui, le jeune homme savait qu’il n’y avait pas un, mais bien deux coupables à retrouver avant la fin de le journée.
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