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Les belles maisons avaient progressivement laissé place, le long de la route principale, à des barres d'immeubles rongées par le temps. Les populations de ces deux mondes n’avaient de commun que d’être des humains, signe d'une société morcelée, où les inégalités s’accentuaient un peu plus chaque jour.
Derrière son volant, Jules observait déjà les alentours et les habitants qu’il croisait. Les visages étaient fermés et le pas rapide; tous fuyaient cet étranger pénétrant dans leur quartier. Il serait difficile d’obtenir des informations, même pour un Babacar détendu à outrance.
Il engagea un créneau pour se garer lorsqu’un groupe de jeune adolescents se précipitèrent vers le véhicule. Le juriste ne prit pas la peine de descendre et laissa son ami engager le dialogue. Il y eut quelques sourires, de petites tapes amicales, mais aussi des des regards en biais pour surveiller le « blanc-bec ». Sa présence en dérangeait plus d’un, mais il devait retrouver Philippe à tout prix.
Il ouvrit la portière et posa à peine le pied au sol que tous les mômes déguerpirent sans demander leur restes.
- Tu es une vraie terreur, gros. Le petit Ousmane m’a lâché une info sur un mec qui traine dans la cité depuis hier, un « babtou ». Avec toi, ça fait deux, rigola Babacar.
- Philippe ?
- Sûrement. Mais il a ajouté que les grands sont potes avec lui et qu’il ne sera pas facile à approcher. Il faudra le surprendre pour l’attraper et bouger en soum-soum derrière.
Jules continuait de se familiariser avec cet environnement qu’il ne connaissait que par l’intermédiaire des médias. Au fond, il savait parfaitement que les traits étaient grossis, mais les préjugés ancrés depuis tant d’années laissaient une marque indélébile , ou presque.
Penchée par la fenêtre de sa cuisine, une mère cria quelques mot en arabe pour que ses enfants rentrent immédiatement. Le jeune fils osa lui répondre pour s’opposer, mais la femme n’eut qu’à lever le doigt pour qu’il se plie à sa décision.
Babacar chercha Jules du regard, un sourire au coin des lèvres.
Au loin, le marché redonnait un peu de vie au quartier, un peu de baume au coeur à ses habitants.
- On devrait aller y jeter un oeil, les gens de la cité sont bien plus bavards dans ce type d’endroit. Je te laisserai parler Bounty.
- Trop classe, je prends du level. On va le chopper direct, sans forcer. Un blanc parmi les revois et les rebeux, ça se voit à des kilomètres.
- Probablement.
Le juriste se gratter le menton, perplexe. Il n’aimait vraiment pas ce genre de situation, se retrouver en territoire inconnu sans avoir planifié le moindre plan de repli.
- Et t’inquiète pour les jeunes, c’est que de la gueule souvent. On a vécu pire ces derniers jours, on est des bonhommes, on ne va pas se laisser intimider, mec.
- On verra bien.
Les mètres défilèrent et le jeune homme restait sur ses gardes. Il ne se sentait pas en sécurité. Les paroles du petit Ousmane étaient limpides pour lui : il n’aurait pas que Philippe comme problème à gérer.
Un bruit de verre brisé raisonna dans son dos. Jules fit volte-face et fixa l’objet détruit sur le sol. Il chercha l’auteur du geste, mais resta sans réponse.
- Déstresse, s’amusa Babacar, ça va bien se passer j’te dis.
Il lui adressa une tape amicale sur l’épaule et reprit le chemin vers les stands animés par une foule bruyante.
Aux abords du marché, couleurs et odeurs se mélangeaient pour offrir un voyage d’un délice inattendu. Les deux amis ne s’en privèrent pas. Un homme d’une soixantaine d’années découpait des bananes plantains qu’il faisait frire et distribuait contre une petite pièce. Un petit morceau de poulet au curry complétait ce plat aux saveurs inégalables. Babacar n’hésita pas une seconde et se paya une part qui avala sans attendre.
Devant un étalage de bijoux et vernis, plusieurs femme discutaient pour s’échanger des conseils sur différents produits de beauté. Elles riaient de bons coeur, à partager leurs rêves et espoirs. Un homme, la barbe longue, l’habit traditionnel, agacé et le pas déterminé se dirigea vers le groupe et assena une lourde claque à la plus jeune.
Il releva sa victime avec violence et répéta son geste. Personne n’intervint. Alors qu’il l’apprêtait à porter un nouveau coup, Jules le saisit par le col et le plaqua contre une camionnette.
- Espèce de lâche !
Un cercle de riverain s’est progressivement formé autour des deux hommes. La jeune femme, toujours au sol, recevait le soutient de ces camarades indignées. Le regard noir du patriarche continuait de chantier sa fille, elle le savait et n’osait l’affronter.
- Et maintenant, que vas-tu faire sale étranger ? Tu n’es pas chez toi ici, tu n’es pas le bienvenu. Retourne parmi tes semblable si t veux imposer ta loi, mais entre ces murs, c’est moi qui dirige.
- Tu n’as pas idées de ce dont je suis capable.
Les mains du jeune homme restaient crispées sur le tissu. Ses yeux remplis de colère défiaient ceux du père à l’hostilité hautement clamée. Les murmures ne cessaient de se propager dans cette atmosphère tendu et figée, tous attendaient le dénouement. Un coup de poing faillit partir, mais la foule se fendit en deux.
Un homme se fraya un passage pour régler le problème. Blanc, le mètre quatre-vingt passé et les cheveux blonds, Babacar reconnut immédiatement l’informaticien. Le temps s’arrêta un court instant. Ils s’observèrent avant que Philippe ne pousse une vieille femme et prenne la fuite.
- Jules ! Il est là ! s’exclama le Sénégalais déjà lancé.
Le regard du jeune homme en disait long. Il aurait aimé corrigé cet homme à son tour, mais il connaissait ses priorités. Il relâcha lentement son étreinte dans des ricanements provocateurs. Lui, le blanc-bec, s’était incliné, il avait cédé. Vexé, il saisit le père de famille et le projeta violemment contre un véhicule dans un étonnement général. Sans se retourner, il fendit la marré humaine et s’élança à travers le marché.
Dans l’allée principale, Philippe renversait sur son passage les caisses qu’il trouvait à portée de mains. Légumes et vêtements jonchaient le sol. Plusieurs commerçants hurlaient des injures dans leur langue natale, le poing brandi. L’un d’entre eux lança un objet en métal vers le fugitif, mais manqua sa cible de peu.
Babacar Sauta par-dessus une table mise en travers du chemin alors que Jules bifurquait dans une allée sur la droite pour couper la trajectoire du fuyard avant qu’il ne quitte le marché.
À son tour Philippe s’engagea dans une allée sur la droite, plus étroite pour empêcher son poursuivant de le rattraper. Il prononça quelques mots en russe à un groupe de jeunes garçons et leur distribua plusieurs billets. Le plus âgés accepta l’offre et claqua des doigts. L’informaticien continua sa route sans plus attendre.
Lorsque Babacar gagne le début du passage, une dizaine de personnes vêtues de cagoules formaient une barrière impénétrable. Il ne lui en fallut pas plus pour sentir la grande menace qui convergeait vers lui. Sa seule chance était de se fondre dans la masse.
- Les flics derrière vous ! cria Babacar.
Tous tournèrent la tête et tombèrent dans le piège tendu par Bounty. Il frappa en plein visage du garçon placé dans son dos et en profita pour fuir avant que ses poursuivants ne le prennent en chasse.
Jules progressait à travers les stands à l’abris des regards. Il se rapprochait de plus en plus de Philippe, sa seule chance se présentait à lui. Il devait être discret jusqu’au dernier moment, surprendre sa cible en permanence sur le qui-vive. À pas de loup, il réduisit la distance avec le fugitif les mains sur les genoux, près à bondir dès que l’occasion se présenterait.
Une dizaine de mètres le séparait de Philippe, son coeur battait bien trop fort. Il sentait ses mains devenir moite, la sueur perler sur son front. Il marque un temps d’arrêt. Devant lui, l’homme se releva. Il s’apprêtait à regagner l’allée centrale lorsqu’il aperçut une ombre dans un miroir, une silhouette qu’il commençait à bien connaître. Il fit un premier pas, un second à allure lente, puis il s’élança à travers la foule.
- Congronet, arrêtes-toi ! hurla le juriste.
Mais l’informaticien s’éloignait à grande vitesse vers un bâtiment en construction. Jules ne devait pas perdre sa trace.
Babacar atteint la hauteur de son camarade le souffle court.
- On y va ?
- Maintenant ?
- Serais-tu fatigué mon petit Bounty ?
- Moi ? Jamais… Je suis au max Croquette, le max du max. Attends juste une petite seconde s’te plaît.
Des voix s’élevèrent au loin. Les jeunes de la cité cherchaient les deux étrangers et n’abandonneraient pas tant qu’ils n’auraient pas accompli leur mission. Le duo, chasseurs l’instant d’avant, se retrouvaient aussi poursuivi. Ils devaient impérativement capturer Philippe et s’extraire au plus vite.
Jules quitta le marché, suivi de son ami. Une impasse d’une centaine de mètres les menaient au bâtiment. Le fuyard était pris au piège. Mais si eux aussi pénétraient dans la construction, ils seraient dans l’impossibilité d’échapper aux jeunes.
La distance parcourue, un long grillage se dressait devant l’entrée, comme un dernier avertissement pour faire rebrousser chemin aux moins fous. De lourds parpaings maintenaient la clôture debout. Philippe avait emprunté le maigre passage découpé à la pince par d’autres squatteurs. Babacar inséra ses doigts dans les trous et tira le rideau de métal vers lui. L’accès ouvert, Jules s’y engouffra, rejoint par son binôme.
Les trois préfabriqués gris contournés, l’ossature du building s’éleva devant les deux compères. Six étages de béton fraîchement montés dans lesquels ils s’aller s’engager pour retrouver un homme bien moins angélique qu’il ne l’avait laissé transparaître.
Derrière eux, le bruit de la ferraille s’entrechoquant raisonnait dans l’air. Des hurlements remplis de haine et de testostérone, des appels du chef de meutes, prêt à sortir les griffes, montrer les crocs et chasser leurs proies.
- Il ne semble y avoir que deux escaliers pour progresser, de part et d’autre de la structure. Comment veux-tu opérer ?
- Euh… Et toi ?
- Bounty, tu as une meilleure expertise que moi dans ce genre de lieux, tu y as grandi et tu connais les codes. Je me fie à toi sur ce coup.
Le jeune homme, touché par les mots du juriste, ferma les yeux et respira profondément. Ses mains gesticulèrent sans réelle coordination, il cherchait un plan potable. Il finit par claquer des doigts et les pointer vers son ami.
- Kit mains-libres pour le timing et communiquer à voix basse. On fouille chaque étage en commençant par le rez-de chaussé. Je fais une pièce et tu restes dans le couloir pour éviter qu’il déguerpisse dans nos dos. Puis tu fais la même et on alterne ça-comme.
Jules inclina la tête pour valider la stratégie.
- Aide toi des ombres, on a un peu de soleil et il y a archi plein d’ouverture.
- Et si on le débusque ?
- On trouvera bien sur place sur câble ou un truc pour le saucissonner. Même un coup de pelle si nécessaire, mec. Y’a toujours un soluce.
- Ça me va.
Ils se tapèrent dans la main et se jetèrent dans la gueule du loup s’en plus attendre.
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