Épilogue
Quatre jours s’étaient écoulés depuis les arrestations des Balkichvski. Les informations en avaient fait leur fil rouge dans les journaux télévisés de treize et vingt heures. Reportages, interrogations des passants, toute la panoplie y passait en bonne et due forme. Certains spécialistes apportaient même un point de vue sans avoir connaissance des détails du dossier, ce qui avait le don d’énerver Jules.
Ce samedi matin, le juriste retrouva sa classe d’étudiants pour la séance hebdomadaire de droit pénal général. Aucun ne manquait à l’appel, ce qui relevait du miracle. Le cours ressembla à un interrogatoire, les élèves étaient euphoriques. Tous avaient entendu le nom de leur chargé cité dans la presse.
Dans son costume, le jeune homme réussit à dispenser son savoir, mais le second groupe lui réserva le même sort. Il rendit les armes et dévoila ce qu’il put devant une assemblée captivée. L’un des étudiants réclama la présence de Babacar pour la semaine d’après.
Jules fut le premier à quitter la salle une fois le TD terminé.
Dans sa Clio grise, il contacta Marie, son meilleur ami et sa moitié pour les inviter à boire un pot à l’entrepôt. Ils ne s’étaient pas retrouvés ensemble depuis le début de l’affaire. Au menu, il leur promit une bouteille de champagne, des petits toasts et un gâteau au chocolat pour clôturer les festivités. Pas un seul ne déclina l’offre.
La vie avait repris son cours normal. La routine reprenait ses droits et chacun y trouvait son compte, ou presque. Jules se sentait un peu désorienté de ne pas courir contre le temps. Il aimait l’agitation, faire marcher ses neurones jusqu’au bout de la nuit et obtenir des réponses à ses questions. Il y trouvait un plaisir sans égal qui ne demandait qu’à revenir sur le devant de la scène.
Le feux passa au vert et la voiture d’après manifesta son impatience d’un coup de Klaxon. Le juriste revint à lui et embraya pour démarrer. Il prit le temps de rouler lorsqu’il engagea dans les petites allées menant au QG. Sur le parking, il ne vit personne. Il aurait le temps de préparer les réjouissances et de se reposer un peu.
Les néons crépitèrent quand l’interrupteur fut actionné, la lumière s’évada et éclaira la partie habitée du hangar. Il restait encore des papiers à trier sur les différentes tables de travail, mais quelqu’un était passé depuis le mardi.
- J’ai fait installer le coffre-fort, déclara Babacar fier de lui.
Jules se précipita vers son camarade et il donna une accolade. Ils s’étaient vus tous les jours depuis la sortie du Sénégalais de l’hôpital, mais le plaisir de partage un moment ensemble restait intact.
- Ce lieu demande encore quelques aménagements, mais je m’y sens chez moi. J’envisage même de poser mes valises entre ces quatre murs.
- Sérieux ?
- Hé ouais Croquette. Tu sais, toute cette histoire m’a fait prendre conscience que la vie pouvait s’arrêter du jour au lendemain. Je vais continuer à vivre et profiter, mais je dois aussi aller de l’avant et grandir.
- Je vais appeler les urgences, tu me fais une rechute, rigola Jules.
Marie et Alice arrivèrent peu de temps après. Elles débouchèrent le champagne pendant que les deux hommes cuisinaient la garniture. Un bon morceau de jazz résonna dans les enceintes de l’entrepôt. Babacar lança un pas de danse qui provoqua un fou rire.
L’ambiance était bonne enfant. Tour à tour, les jeunes amis se racontèrent leurs journées et le succès qu’ils rencontraient. Alice avait eu un appel de son patron pour une promotion et Bounty ne pouvait plus faire un pas à la cité sans qu’un adolescent ne négocie un selfie avec lui.
Le four sonna et la délicieuse odeur des toasts serpenta dans l’air. Jules prit sa coupe de Pommery et s’apprêtait à faire un discours lorsque que tous les téléphones sonnèrent. Chacun ouvrit son message et le lut avec attention.
- Lucas est de retour à la maison ce soir ! s’exclama Alice.
- Et on graille un barbeuc chez ton daron, ajouta Babacar tout aussi joyeux. Je vais mettre les pieds chez un flic, le truc de malade.
Jules entoura sa belle de ses bras et lui déposa une bise pleine d’affection sur la joue. Il était entouré des personnes les plus importantes à ses yeux. Les voir près de lui après tant de péripéties, leur visage gravé d’un sourire, lui réchauffait le coeur. Il n’existait aucune raison valable de céder au mal intérieur, il en était convaincu à présent. Tout perdre ne signifiait pas être condamné. Lui avait fait le bon choix, contrairement à Dimitri et ses enfants.
Et aujourd’hui, il était heureux, simplement. Plus rien ne pourrait perturber sa vie.
Les amoureux débarquèrent chez les Laville sur les coups de dix-neuf heures, suivis de près par Maris et Babacar. Irène les accueillit avec toute sa classe naturelle et les invita à filer vers le jardin. Nicolas et Lucas roulaient en direction de la maison familiale, ils ne tarderaient pas à faire leur apparition.
Le 4x4 ronronna dans l’allée du garage et les clefs s’agitèrent dans la minute suivante. Tous attendaient avec impatience que le cadet franchisse le seuil pour lui offrir la plus belle des surprises. Alice ne tenait plus, elle se cramponnait au bras de Jules, prête à bondir sur celui qu’elle surnommait « l’imbécile de service ».
Le mètre quatre vingt-neuf de Lucas se dessina dans le cadre du battant. Quelle fut sa surprise lorsqu’il découvrit sa famille et toutes les personnes ayant contribué à sa libération. Il fondit en larme et se précipita dans les bras de sa mère et de sa soeur. Le capitaine Laville complétait le tableau d’une famille de nouveau réuni. Même Babacar dut sécher ses yeux avec le bas de son tee-shirt.
- Putain, vous êtes les meilleurs, sanglota le jeune informaticien. Vous êtes la plus belle bande de tarés que je connaisse aussi.
- Et encore, tu n’as rien vu, ajouta Jules.
- J’ai hâte que tu me racontes.
Les deux garçons se donnèrent une accolade pleine d’émotions.
- C’est bon de te revoir parmi nous.
- Ce n’est pas tout, mais ce surplus d’affection me donne faim ! s’écria Babacar, le pas rapide vers le buffet disposé sur la pelouse.
La braise rougit sous l’impulsion du soufflet et l’odeur de la viande grillée chatouilla les narines des convives. Charles Dupuis apporta une bouteille de vin blanc une fois son service terminé. Il fut quelque peu gêné que le jeune Laville lui saute au cou pour le remercier.
Autour de la grande table, la gent féminine observait le groupe d’hommes boire leur bière autour du barbecue. « Une belle brochette d’inconscients, pas un pour rattraper les autres » souligna Irène. Marie et Alice se jetèrent un regard, heureuses de ne pas être comptées dans le lot.
Babacar inaugura le plat de saucisses et servit les autres. Il s’en mit plein la panse et ne cessa de manger que lorsqu’il n’y eut plus rien à faire cuire, instaurant une rivalité avec Lucas sur le plus gros mangeur de la maison. Nicolas Laville le surnomma « l’ogre sénégalais » et Jules ne put qu’approuver. Les rires se multipliaient, la soirée avançait paisiblement.
Le capitaine en profita pour embarquer son beau-fils dans le salon. Il s’assit dans son fauteuil et croisa les bras, comme à son habitude lorsqu’il évoquait un sujet important.
- Je te dois des excuses, fiston. Tu t’es comporté comme un héros depuis le début et je me suis laissé aveugler par cette image néfaste que je gardais au fond de mon coeur.
- Vous savez…
- Je suis au courant pour tes parents. Et sache que si tu as besoin de la moindre chose, je répondrai présent aussi longtemps qu’il le faudra. Tu as sauvé ma famille, tu en fais désormais partie. Mais n’en profite pas trop non plus, je t’ai à l’oeil, plaisanta-t-il.
Une fois debout, Laville lui tendit la main. Le jeune homme tendit la sienne, mais Nicolas fit un pas vers l’avant et lui tapota l’arrière de la tête avant de retourner auprès de sa femme. Babacar continuait son one man show, pour le plus grand plaisir de son public.
Le portable de Jules sonna une première fois, mais il ne décrocha pas. Les vibrations se répétèrent une seconde fois et le juriste décida de prendre l’appel. Aucun numéro affiché.
Il n’y eut pas de parole, juste une simple respiration.
- Allô ?
Toujours pas la moindre réponse.
- Si c’est une blague, ce n’est pas marrant.
- Enfin le son de votre voix parvient à mon ouïe. J’ai attendu ce moment avec une impatience que je ne pouvais plus retenir.
- Qui êtes-vous ?
- Peu importe mon identité, c’est le message que je vais te délivrer qui devra retenir ton attention. Tu t’es sorti avec un brin de réussite de ce dossier épineux. J’avais sélectionné les Balkichvski parce qu’ils étaient une véritable bombe à retardement. J’ai façonné leurs esprits, j’ai appuyé sur leurs douleurs pour extraire de leurs âmes une haine d’une pureté inégalable. Un travail de longue haleine, plusieurs années.
Jules écoutait avec une faible attention le discours de cet homme qu’il pensait dérangé, loin d’imaginer ce qui l’attendait.
- Écoute-moi attentivement Jules. Ce n’est que le début d’une descente aux enfers dont tu ne reviendras pas. La disparition de tes parents comme point de départ. Te demandes-tu toujours s’ils sont vivants ?
- Qui êtes-vous ? répéta le jeune homme sur un ton plus agressif.
Il sentait sa respiration s’accélérer, son coeur battre à tout rompre. Son interlocuteur touchait la corde sensible, il savait des choses que jamais Jules n’avait évoquées en dehors de son cercle de proches.
- Cesse de m’interrompre ! gueula l’inconnu. La prochaine fois que tu oseras me faire un tel affront, ta petite amie finira avec plomb dans le crâne. Son joli pull bleu vira au rouge et toute cette joie se transformera en un torrent de larmes.
Par réflexe, Jules tourna la tête. Alice revêtait le haut qu’il lui avait acheté pour son anniversaire, aussi bleu que le ciel. Comment pouvait-il voir ce qu’elle portait ? Il se précipita vers la fenêtre et tira discrètement le rideau. Personne dans la rue.
- Ai-je toute ton attention ?
- Oui.
- À partir de maintenant, ta vie ne tiendra plus qu’à un fil. Et que dire de ton entourage, tous seront susceptibles de mourir. Tu ne sauras pas quand, où, ni même comment les choses basculeront, mais je te réserve une fin digne des plus grandes tragédies. Bien entendu, si tu préviens qui que ce soit…
Il y eut une très longue inspiration à l’autre bout du téléphone, glaçante.
- La partie ne fait que commencer, Jules.
- Je…
Il n’eut pas le temps de protester que la voix mystérieuse ricana avant de disparaître. Des pneus grincèrent sur le bitume. Son portable balancé sur le canapé, il courut dans la rue. Une voiture accélérait au loin. Impossible de relever le modèle ou la plaque, il faisait trop sombre. L’homme avait tout prévu.
À bout de souffle, le juriste rebroussa chemin, la colère ancrée dans les traits de son visage. Il respira profondément et parvint à retrouver son calme avant d’atteindre l’allée de pierres.
Alice l’attendait sur le pas de la porte. Elle avait ce petit sourire en coin qui la rendait si délicieuse à regarder. Il n’avait pas réussi à y résister la première fois, et n’y parvenait toujours pas. Sans lui laisser le temps de réagir, elle se jeta sur lui et l’embrassa.
Mais le rire malsain de l’inconnu résonnerait dans sa tête, sans jamais faiblir. Une épée de damoclès prête à sonner le glas.
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