II. Le son du fond du ciel

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 Deux coups. Trois coups encaissés.

 La jeune femme trouva enfin une ouverture pour riposter. Le bout de son arme voltigea selon une courbe savante et heurta le menton casqué de son adversaire. il émit une légère exclamation et secoua la tête pendant que la combattante se remettait en garde. D'un geste, elle repoussa ses cheveux roux derrière son dos.

  • Prête ?

 Un coup puissant suivit son approbation ; coup bloqué par une parade rigoureuse. Elle se dépêcha de se débarrasser de l'arme ennemie pour retrouver sa liberté de mouvement, mais son adversaire se servit de sa fermeté comme levier pour lui arracher une main de sa prise. Un large mouvement suivit, qui la frappa sur son flanc exposé. La rousse serra les dents et fit tournoyer son arme habilement pour assener sur l'épaule toute la puissance accumulée. Elle fut arrêtée dans un choc sonore.

  • On s'arrête là pour aujourd'hui !

 La jeune femme baissa son bâton d'entraînement et releva son heaume.

  • Bien joué, Taïmis.

 Le regard amusé de son instructeur brilla sous le casque. Il déposa lui aussi son bâton.

  • Toi aussi, Drige. Je suis fier de ce que je t'ai enseigné. Je n'ai plus grand-chose à t'apprendre, sinon un peu plus de souplesse dans le poignet.
  • Vraiment ?

 Elle retirait son plastron, révélant un corps de guerrière accomplie sanglé dans un gambison de toile beige. Taïmis enleva son casque sous lequel il cachait une expression étrangement pensive et un visage sec mangé de barbe.

  • Il est temps que tu partes.

 Drige s'immobilisa.

  • Partir ? Où ?

 Taïmis ferma soigneusement la porte du dojo et s'assura que personne ne les entendait.

  • J'ai une offre pour toi. Ta formation est à présent suffisante pour que tu deviennes garde du corps, tu le sais.

 Elle acquiesça. C'était son rôle, son objectif depuis longtemps.

  • On recherche une escorte pour une mission diplomatique. Tu pourrais en être.
  • Sans toi ?
  • Sans moi. Le convoi est important, vous serez nombreux pour assurer la sécurité. Je crois bien que c'est le général Raven qui commande l'escorte.

 Drige se passa la langue sur les lèvres. Geoffroy Raven ? Quel genre de mission pouvait donc se permettre de mobiliser le chef des armées de Tumnos ? Il passait pour l'homme le plus fiable du royaume et peut-être du monde au niveau militaire, bien qu'on le mette souvent en compétition avec le capitaine lonnois Hendiad Londren. Travailler sous ses ordres.... La combattante était tentée.

  • C'est où ?

 Le sourire du maître d'armes réapparut.

  • Loin.
  • Mais encore ?
  • Zrig.

 Drige fronça les sourcils. Elle aurait pu rire mais son instructeur ne plaisantait jamais.

  • Tous les régnants de la Longarde se sont concertés pour envoyer leurs ambassadeurs reprendre contact avec Zrig, en termes amicaux, espèrent-ils. Le navire part dans six semaines. Et tu pourrais faire partie de leur escorte.
  • Reprendre contact ? Mais personne ne parle le Zrigi !
  • Il semble qu'ils aient trouvé quelqu'un. Paola Noravis dirige l'expédition côté logistique, Raven l'escorte armée et le capitaine Mona Weifil s'occupe de la navigation.
  • Je serai attachée à quelqu'un ?
  • Peut-être. C'est Geoffroy qui décidera de tout cela. Ceci dit, il préfère les troupes soudées.

 Elle recouvrit son gambison d'une étoffe de tréfiline jaune et enleva ses chaussons d'entraînement pour les remplacer par des bottes de cavalière.

  • On part pour combien de temps ?
  • Le temps qu'il faudra. Le retour est prévu un an après le départ, au mieux. Mais dans ce genre de mission, nul ne sait même s'il va revenir...

 Drige fit sauter dans sa main une superbe lance ouvragée déposée dans le râtelier au mur.

  • J'accepte.

 Le maître d'armes hocha la tête.

  • Pour l'instant, Paola organise tout depuis Phy, mais le navire partira d'Ujax. Le rendez-vous est là-bas. Je vais répondre à Geoffroy que tu participes.
  • Geoffroy Raven t'a contacté directement ?!

 Taïmis cligna de l'oeil.

  • Ça arrive.

 Un orage monstrueux s'était abattu sur le chariot de Tomelia et Adam. Ils s'étaient donc, à l'exception du cocher, réfugiés sous la toile arrondie qui couvrait les bagages. La pluie martelait les parois et une odeur de terre mouillée envahissait l'espace. La jeune élève s'était blottie contre sa malle tandis que Maître Logebis se tenait droit assis sur un coffre de bois. Les éclairs illuminaient brièvement leurs visages et tous les alentours ; les grondements du ciel suivaient rapidement. Tomelia aimait le tonnerre. Cette vibration profonde répondait à quelque chose d'instinctif chez elle, de primordial. Elle écoutait de toute son âme, apaisée par ce son venu du fond du ciel.

 Maître Logebis alluma une lanterne et la suspendit à l'intérieur du chariot. La lueur douce caressa le tas de bagages, la toile et les deux passagers.

  • Ca va aller, Tomelia ? C'est quand même un départ soudain pour toi.
  • Un de plus...
  • Je m'excuse. J'aurai dû te laisser plus de temps.
  • Non, non. Il faut réagir vite, vous aviez raison. Je ne peux m'empêcher de songer que je m'éloigne encore de ma famille. Mais ce réflexe puéril disparaîtra un de ces jours.

 Adam eut un léger sourire en coin. Son élève compensait sa joie de vivre, qu'elle trouvait enfantine, par un excès de sérieux parfois.

  • C'est naturel, Tomelia. Combien de temps cela fait-il que tu ne les a pas vus ?

 Le regard de l'étudiante devint douloureux.

  • Trois ans.

 Un long silence s'ensuivit, ponctué de grondements de tonnerre. La lanterne se balançait au rythme des cahots du chemin.

  • Il nous reste six semaines avant que le Messager n'appareille. Tu pourras peut-être les revoir avant d'embarquer.
  • Je ne pourrais pas m'absenter assez longtemps pour faire le trajet.
  • Et s'ils venaient, eux ?
  • A Ujax ?

 Tomelia se prit à y rêver. Sa soeur Messil devait avoir dix-huit ans, maintenant. Et Ivanhoé vingt. Comme ils grandissaient vite ! A quoi ressembleraient-ils ?

  • Peut-être. Je leur enverrai une lettre dès que nous seront arrivés.

 Sa poitrine se gonfla d'espoir. Elle aurait adoré serrer son petit frère dans ses bras avant de partir.

  • Et vous, Maître Logebis ? Votre famille vous manque ?

 Un nuage passa dans les yeux noisette du professeur.

  • Certains de ses membres me manquent, lâcha-t-il.

 Il considérait l'anneau qu'il portait encore à la main gauche. Tomelia décida de se taire. Elle savait Adam Logebis veuf, mais n'avait pu en apprendre plus.

  • Qu'allez-vous devenir quand je ne serai plus là ? décida-t-elle de plaisanter.

 Il sourit.

  • Je l'ignore, ma chère. Peut-être écrirai-je un manuel de Zrigi ? Si nous entrons en contact prolongé avec eux, cela pourrait se révéler profitable.
  • Exact.

 Il y eut un silence où Tomelia manqua s'endormir contre les bagages.

  • Maître Logebis...
  • Oui ?
  • N'auriez-vous pas aimé revoir Zrig ?

 Adam Logebis avait été un soldat erdentin lors des combats liés à la découverte et à la tentative de colonisation de l'île de Zrig. Il naviguait sur l'Espérance, sur lequel il ne tarissait pas d'éloges, en tant que gabier. Les Zrigis étant de fameux navigateurs, la plupart des combats se déroulaient en mer. La guerre tourna rapidement à l'avantage des insulaires et Erdent, pour limiter les pertes, décida de retirer ses bateaux et de ne plus s'approcher de Zrig. Adam avait été capturé au début de la guerre par un navire zrigi et resté prisonnier plusieurs années là-bas. Sa pratique de cette langue ardue lui venait uniquement de cette période de captivité. Il avait été libéré contre rançon par la reine de l'époque, Bérénice, comme beaucoup de prisonniers de guerre. Ces évènements remontaient à au moins quarante ans en arrière, mais avaient durablement marqué le jeune marin. Sa pratique approximative du Zrigi avait été mise à profit lorsque, il y avait quatorze ans, on lui avait donné une élève du nom de Tomelia afin qu'elle devienne l'interprète d'une audacieuse mission de paix avec l'île. Il lui avait fallu rassembler de vieux souvenirs dont certains douloureux et étudier avec sa nouvelle apprentie des parchemins restants de trésors de guerre, qu'il se souvenait à peine comment lire. Mais aujourd'hui, en la personne de Tomelia Rivepale, tous ses efforts portaient leurs fruits. Adam était fier de la femme qu'était devenue son élève.

 Revoir Zrig... Il y réfléchit. Il savait que la question ne se posait pas, son grand âge lui interdisait de participer à une mission aussi risquée et aussi éprouvante. Cependant, il aurait aimé constater de visu les changements de l'île en quarante ans. Enormément de ses souvenirs les plus marquants, heureux ou douloureux, s'y rapportaient d'une manière ou d'une autre. Pas sûr que les voir se raviver lui fasse du bien, mais la curiosité lui chatouillait désagréablement l'esprit. Il soupira et releva les yeux vers Tomelia, qui, assise sur sa malle, le fixait toujours avec intensité.

  • J'aurais voulu, mais je ne crois pas que j'aurais aimé.
  • On ne vous l'a pas proposé, n'est-ce pas ?
  • Je suis trop vieux pour crapahuter sur un bateau à la recherche d'une île lointaine. Tout cela ne me concerne plus. Tu portes le flambeau, désormais, Tomelia. Je t'ai transmis tout mon savoir.
  • Maître Logebis...
  • Lorsque tu reviendras, je serai peut-être mort. Tu seras alors la seule personne à maîtriser parfaitement le Zrigi. Il te reviendra de former les prochains. Beaucoup d'espoirs se fondent sur toi. Tu es l'interprète, la seule à pouvoir faire communiquer la Longarde et Zrig. Souviens-t'en et prends garde à toi.

 A nouveau le silence suivit. Tomelia aurait aimé protester, mais elle savait que cela ne servirait à rien. Elle se préparait à cette responsabilité depuis des années. Adam Logebis comptait sur elle. Le royaume d'Erdent, la Longarde entière comptaient sur elle. Alors à quoi bon protester ?

 La mèche de la lanterne faiblissait peu à peu. La jeune Erdentine ignorait si son professeur dormait ou non. Elle-même se recroquevillait et tentait désespérément de réchauffer ses mains en les enfonçant dans les manches de sa veste verte. Sa tête dodelinait vers le bas malgré sa lutte acharnée contre le sommeil et l'engourdissement véhiculé par la berceuse de l'orage sur la toile du chariot et le ronflement du tonnerre.

 Elle sursauta violemment lorsque la voix de Gauvain clama :

  • Monsieur Logebis ! Le relais est là !

 Adam se dressa et passa la tête par l'ouverture de devant.

  • Arrêtons-nous.

 Tomelia se leva en étirant ses membres engourdis. Son mentor souleva un large manteau de la masse de bagages et s'y enveloppa.

  • Prends quelques affaires, nous passons la nuit ici.

 L'étudiante obéit et ouvrit sa malle pour prendre une mante et deux vêtements au hasard. Logebis était déjà descendu sous la pluie battante. Tomelia rabattit la cauche de la mante sur son visage, saisit la lanterne pâlie et sortit du chariot.

 L'orage et la nuit se conjuguaient pour imposer l'obscurité, faiblement repoussée par sa petite flamme. Tomelia frissonna lorsque la pluie atteignit ses jambes sous la robe. Elle se hâta de traverser la voie boueuse pour atteindre le bâtiment. Gauvain et Adam Logebis menaient les bêtes par le licou pour écarter le chariot du chemin. Elle se dissimula sous le porche, serrant contre elle ses quelques affaires déjà humides. Elle cherchait la silhouette de Logebis dans l'ombre du côté du chariot quand la porte du relais s'ouvrit dans son dos, lui arrachant une exclamation de surprise. Elle leva sa lanterne.

  • Bonsoir, demoiselle... je présume que vous êtes des voyageurs égarés ? Vous cherchez un asile, n'est-ce pas ?

 Tomelia ouvrait la bouche en cherchant quelque chose à répondre mais se fit devancer par maître Logebis, arrivé derrière elle.

  • Exact, mon brave. Auriez-vous encore des places dans votre établissement pour cette nuit ?
  • Bien sûr, bien sûr ! Entrez donc, je vous en prie...

 L'étudiante sentit un frisson parcourir sa colonne vertébrale. Rien à voir avec le froid.

 Juste que le sourire de cet homme ne lui inspirait pas, mais pas du tout confiance.

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