IV. Un homme admirable
Tomelia refusa d'affronter le regard de son mentor. Elle préféra regarder vers le bas, pour apprivoiser la distance qui la séparait du sol et la façon dont elle se proposait de la franchir. Une boule se forma dans sa gorge. Elle allait peut-être se briser un os, ou au moins détruire leur moyen de transport.
Peut-être les malles amortiront-elles suffisamment ma chute, espéra-t-elle. Grandes Lunes, protégez-moi.
Comment le vieux linguiste s'en sortirait-il ? L'étudiante y réfléchit un instant, stoppée dans son élan. Mais ils n'avaient pas le choix. Leur geôlier finirait par comprendre le stratagème. Le coffre, dérisoire système de défense, ne tiendrait pas longtemps et personne ne savait se battre. Tomelia déglutit et serra les poings. Il fallait qu'elle saute maintenant. Gauvain s'occuperait d'aider le professeur. La jeune femme recula de trois pas sur la faîte du toit de chaume et s'élança.
Elle entendit l'exclamantion de Gauvain au moment où elle touchait la toile du chariot. Avait-elle hurlé elle-même ? Elle l'ignorait. Elle crut, pendant un instant horrible, qu'elle allait rebondir et se retrouver projetée au sol, mais l'un des arceaux céda sous son poids et elle tomba empêtrée dans le drap ciré alourdi par la pluie. Le choc fut rude malgré tout, l'arceau brisé avait laissé de longues écorchures dans son dos et ses hanches avaient encaissé la majeure partie de son poids, mais elle n'avait rien de cassé. Elle se dépêcha de se dégager et de pousser un appel pour rassurer ses camarades.
- Tomelia ! Les Lunes soient louées, vous n'avez rien ?
- Rien de grave, répondit-elle à son professeur, vous pouvez descendre. Mais parlez moins fort, ils pourraient nous suivre !
Le vieil homme hocha la tête, puis le visage bourru de Gauvain prit sa place au-dessus d'elle.
- Vous laissez la place ?
Elle avait réussi à se relever. Elle enjamba le rebord du chariot pour laisser le champ libre au cocher. Il atterrit près de son propre point de chute avec, lui sembla-t-il, une lourdeur pathétique. Il gémit, étourdi par le choc et le souffle à demi coupé. Il avait atterri directement sur les malles pleines, Tomelia ayant déjà réduit à néant l'amorti de la toile. Il proféra quelques jurons en se dégageant.
- Sauf votre respect, mademoiselle, c'est la dernière fois que je suis un de vos plans !
- Je ne compte pas m'évader de nouveau dans les prochains mois, soyez tranquille. Aidez-moi plutôt à réceptionner Mr. Logebis, voulez-vous ?
Le cocher grommella encore un peu pour la forme, mais obéit aux instructions qu'elle lui donna.
- Professeur ?
- Oui ?
- Sautez.
Gauvain et elle se faisaient face, de part et d'autre de l'impact supposé d'Adam Logebis. Le linguiste hésita encore un peu, mais il dut entendre des sons du grenier avoisinant car il se jeta dans le vide sans prévenir. Il moulina des jambes en l'air. Ses deux compagnons le reçurent dans leurs bras. Gauvain amortit convenablement la chute, mais Tomelia tomba écrasée sous la masse de son maître. Un craquement inquiétant retentit et Adam poussa un bref cri de douleur.
- Maître ! s'exclama Gauvain.
Il souleva son employeur pour libérer Tomelia. Elle plaquait une main sur ses côtes, le souffle coupé. Lorsqu'elle put enfin faire passer l'air par sa trachée, elle se leva et chassa de la main le domestique.
- Filons, maintenant. A votre poste.
Adam boitait dangereusement. Son étudiante s'inquiéta un instant pour son genou, mais l'urgence de la situation reprit vite le pas. Elle lui servit de canne pour descendre de la caisse du chariot pour remonter à l'arrière.
- Fouette cocher ! hurla-t-elle à Gauvain en allongeant son professeur ses les valises.
Le domestique obéit obligeamment et les deux trandines, réveillées par le vacarme, prirent aussitôt un galop soutenu. Tomelia s'autorisa enfin à respirer normalement. Elle aida son professeur qui gémissait inconsicemment à s'asseoir sur une malle. Il gardait les yeux fermés.
- Maître ?
Il se rejeta en arrière, dents serrées. Tomelia essuya son front moite ; il souffrait évidemment beaucoup. Les cahots du chariot qui fuyait à bride abattue n'arrangeait rien. L'étudiante chercha un ballot pour caler sa jambe. Elle s'agenouilla près de Logebis et alluma la lanterne pour la suspendre au-dessus de lui. Elle entoura sa jambe de lainages tirés de ses valises. Incapable de faire mieux, elle s'assit sur ses talons à côté d'Adam. Tomelia n'y connaissait rien en médecine. Peut-être se trouverait-il dans le prochain village un magicien pour le soigner.
Elle se releva et entrouvrit prudemment la toile du chariot pour guetter le chemin. Une nuit lourde les entourait ; nul ne semblait les poursuivre. Une fine dorure filtrait à travers les nuages, annonçant la proximité d'une lune encore invisible. Ils traversaient une épaisse forêt de résineux qui bruissaient calmement. Tomelia soupira et laissa retomber le pan.
- Cherchez le prochain village, ordonna-t-elle à Gauvain, il faut soigner Logebis !
- Bien, mademoiselle.
Elle essaya de réparer peu ou prou le trou énorme qu'elle avait fait en tombant dans le chariot. L'arceau brisé, en revanche, était définitivement perdu. Le rythme des trandines se calma et les sons de la nuit envahirent l'espace, remplaçant le grincement brinquebalant du chariot. Tomelia en profita pour apaiser un peu les battements précipités de son coeur et chasser son angoisse persistante. Ils avaient réussi à s'enfuir, après tout. Et autant qu'elle pouvait le voir en jetant un rapide regard sur les bagages, rien n'avait été volé. Adam Logebis semblait dormir sur son brancard de fortune. La jeune femme recula à petits pas et passa par l'ouverture de la toile pour rejoindre Gauvain sur le siège du conducteur.
Le cocher menait les trandines au petit trot, calmement. Il fixait la route droit devant lui, mâchoire crispée.
- Vous allez bien, Gauvain ?
- Oui, mademoiselle.
- Vous n'êtes pas blessé ?
- Non, mademoiselle.
Un silence suivit. Le pas des trandines apaisait Tomelia. Elle allait s'endormir.
- Comment va maître Logebis ?
- Il dort. Mais je crains que son genou ne soit gravement blessé.
Le domestique se tut.
- Vous savez, il vous fait confiance, murmura Gauvain au bout d'un moment. Il compte énormément sur vous.
- Je sais. Je lui dois tout ce que je sais. Sans lui, je serai encore une ouvrière agricole dans le domaine de mes parents. Mais il a posé sur mes épaules le poids énorme de me montrer digne de lui.
- Vous le serez. S'il croit autant en vous, c'est qu'il vous a donné toutes les clefs. C'est un homme admirable.
- Oui...
Elle s'abîma dans ses réflexions. Oui, Logebis avait tout fait pour elle. Bien qu'au début, elle ait bien senti sa réticence à s'occuper d'une gamine du milieu paysan de dix ans, il s'était révélé d'un dévouement impressionnant. Pour ses treize ans, il avait réussi à faire venir en secret son frère Ivanhoé de Ruisseau-des-Vies.
- J'aimerais vous aider, Mlle Rivepale. Mais il est le seul à pouvoir.
- C'est faux.
Il eut un léger rire moqueur.
- C'est bien tout ce que je peux faire.
- C'est assez, vous savez.
- Là-bas, regardez !
Tomelia réalisa soudain qu'elle avait complètement quitté la route des yeux. Gauvain désignait une lueur scintillante dans le rideau des arbres. Il pressa les deux trandines.
- Courage, Alpha ! jeta Tomelia.
- Alpha ?
Elle sourit, un peu honteuse, au haussement de sourcils du cocher.
- Je les ai surnommées Alpha et Omega.
Le domestique fit une sorte de moue hésitante. L'étudiante se recroquevilla sur son siège. Oui, elle se comportait encore comme une gamine à vingt-quatre ans. Elle savait.
Le chariot infléchit sa trajectoire vers le hameau. Hormis une ou deux chandelles effectivement allumées, aucun signe de vie nocturne n'animait ce pâté de maison. Ceci dit, le bâtiment d'où émanait la lumière portait une enseigne prouvant qu'il accueillait les voyageurs. Tomelia dégringola de son siège et frappa, puis tambourina.
- S'il vous plaît ! On a un blessé ! A l'aide !
La maisonnée mit quelques minutes à réagir. Une, puis deux fenêtres supplémentaires s'éclairèrent. Après un temps, une voix derrière la porte s'éleva.
- Qui va là ?
- Je suis élève en langues à Linusli, je voyage avec mon maître et un domestique. Nous avons été attaqués par l'aubergiste à l'entrée de la forêt, mais nous nous sommes échappés. Mon maître est blessé ! Pouvons-nous entrer ?
Elle se forçait à contrôler sa voix qui frôlait par moments l'hystérie rétrospective. Un bref silence précéda un cliquetis qui déverrouilla le battant. Une femme au visage ensommeillé, méfiant, apparut avec un chandelier. Elle devait avoir le même âge que Tomelia, à peu de choses près, et des mèches sombres folles encadraient un visage mature et fin. Elle scruta un instant l'élève et fit claquer sa langue.
- Bah, vous n'êtes pas les premiers à vous faire avoir par l'auberge à rançons. Entrez. Vous pouvez déposer les trandines à droite, indiqua-t-elle à Gauvain en haussant la voix. Où est le blessé ?
- A l'intérieur.
L'élève grimpa dans le chariot.
- Maître... chuchota-t-elle, réveillez-vous. Nous voilà arrivés en sécurité.
- Tom... que se passe-t-il ?
- C'est moi. Levez-vous.
Elle offrit son bras au vieil érudit pour qu'il s'y appuie. Il gémit douloureusement en se rétablissant sur ses deux jambes et tomba presque dans les bras de son étudiante lorsqu'elle lui fit descendre la marche du chariot. La tenancière s'approcha et soutint le second bras d'Adam Logebis. Les deux jeunes femmes le guidèrent jusque dans la maison.
L'ameublement sobre et sommaire mais bien tenu confirmait l'impression humble et correcte de cette maison. L'escalier en face de l'entrée se perdait dans le noir, mais la maîtresse de maison les emena dans le salon à gauche. Un bouquet de fleurs précoces avait été soigneusement posé sur un guéridon et quelques rideaux agrémentaient les fenêtres. Tomelia accompagna son professeur jusqu'au divan et l'y assit.
- Merci, Tomelia, soupira le vieil homme. Où sommes-nous ?
- Vous êtes dans le village de Viray, répondit l'hôtesse, et je suis Hannah. Je dirige cet établissement. Vous comptez rester, j'imagine ?
- Au moins cette nuit. Il faut soigner mon maître.
- Hannah, il y a quelqu'un ? s'enquit une voix en provenance de l'escalier.
La jeune femme posa son chandelier sur le guéridon.
- Oui, messager, des voyageurs égarés, répondit-elle, je m'en occupe.
Celui qu'elle avait appelé messager portait une chemise de nuit, un bougeoir dans une main et une épée dans l'autre. Il avait dû entendre leur arrivée. Tomelia salua.
- Messire messager, nous vous avons dérangé dans votre sommeil ?
- Aucune importance, mon enfant, rassura l'homme, qui affichait une petite trentaine.
- Le messager Lionel me fait l'honneur de loger chez moi, se rengorga Hannah.
- Enchantée, messager Lionel.
- Seigneur, marmonna Logebis.
- Vous êtes blessé ? remarqua l'homme en s'approchant de l'érudit.
Le linguiste approuva d'un signe de tête crispé.
- Je dois pouvoir faire quelque chose.
Le messager posa ses affaires et s'agenouilla devant Adam.
- Vous savez soigner ? s'étonna Tomelia.
- La maîtrise de la magie fait partie des pré-requis de mon ordre.
Les mains du seigneur Lionel enserrèrent le genou de maître Logebis. Une lueur faible s'en dégagea et serpenta autour de l'articulation.
- J'arrive trop tard, soupira le messager. Ce genou n'est plus entièrement réparable. Vous ne souffrirez plus tant, mais il vous faudra une canne pour marcher.
- Grand merci, messire messager, souffla Adam.
- Voyons, ce n'est que peu de choses.
- Retournez vous coucher, messager Lionel, intervint Hannah. Ces personnes vont rester ce soir.
Il acquiesça, reprit son lumignon, mais avant de quitter la pièce, jeta un regard en arrière.
- Puis-je connaître votre nom, mademoiselle ?
Il s'adressait à Tomelia. Le souffle coupé, la jeune femme répondit :
- Tomelia Rivepale, pour vous servir.
Il hocha la tête pensivement et s'en alla sans réagir davantage.
- Je vais vous donner une chambre pour trois, signala Hannah, j'ai peur que ce soit la seule.
- Ca nous ira très bien.
- Enfin du repos ! s'exclama alors la voix de Gauvain qui venait d'entrer.
Tomelia se surprit à sourire. Du repos... quelle bonne idée.
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