VII. Un glorieux destin
Un vent encore frais fouettait les arbres du domaine et força Tomelia à refermer son manteau autour de ses épaules pour traverser la cour. En revanche, sa gorge se serrait et sa peau se hérissait pour une autre raison.
C'est maintenant ou jamais.
Son discours retravaillé, révisé, mémorisé, attendait maintenant dans un recoin de son crâne. Elle se hâtait vers la salle de conférence où, cette fois, seule Paola Noravis et son professeur constitueraient son public. Elle ne se sentait pas rassurée pour autant. C'était sans nul doute le public le plus intimidant qu'elle ait jamais eu à affronter.
Son regard se perdit une seconde vers le ciel gris masqué par des feuilles agitées.
Redorer le nom des Rivepale... Je suis aussi là pour ça.
Je n'arrive pas à croire que je doive pour cela effacer le souvenir d'Alvise.
Elle déglutit et se força à barrer ce souvenir de sa mémoire. Il risquait de la décourager pour de bon. A la place, elle se récita les premiers mots de son discours.
La jeune linguiste entra dans le bâtiment avec un état d'esprit un peu rasséréné. L'endroit l'impressionnait, avec des boiseries précieuses rutilantes sous les lustres, des tapis occidentaux à couleurs vives et surtout, cette scène. La même scène que dans les tableaux. Des lourds rideaux de velours rouges à franges dorées retombaient en plis harmonieux, presque voluptueux, retenus par des tresses de cordes. Un fronton du même tissu masquait les lustres qui l'éclairaient, secondés par des chandeliers de cuivre placés de part et d'autre. On discernait dans la pénombre le plafond incurvé comme une carène de navire. L'estrade elle-même dessinait un demi-cercle approximatif au milieu duquel se dressait un pupitre en bois exotique laqué. Tomelia savait qu'il l'attendait. Elle ressentait dans toutes ses fibres que cette place solennelle, faite pour exalter la voix et développer l'éloquence, lui appartenait.
Cette chaire dominait une assistance de sièges vides rassemblés en rangées, alternés avec des lignes de tablettes à écrire recouverte d'un sous-main de cuir. Seules deux places au premier rang accueillaient l'érudit et l'organisatrice. Adam lui adressa un sourire d'encouragement auquel elle essaya bravement de répondre. Oppressée, l'élève se débarrassa de son manteau en montant vers l'estrade. Elle avait choisi une tenue soignée mais simple, juste assez pour paraître officielle. Deux tresses latérales retenaient ses cheveux pour éviter qu'ils ne la gênent.
L'étudiante volta d'un mouvement qu'elle espérait élégant pour se retrouver à la place d'honneur. Ses mains saisirent anxieusement les bords du pupitre. Les premiers mots de son discours se pressaient déjà sur ses lèvres, mais elle s'obligea à sourire et prendre une profonde inspiration avant de les laisser s'écouler.
Une grande paix descendit aussitôt sur elle, une sérénité comme elle n'en avait jamais ressenti. Elle parlait comme s'il n'y avait personne en face d'elle ; il lui eût été égal que toute la Longarde l'observe. Elle se trouvait là à sa juste place, en train de dire les mots qu'elle devait dire. Chacun de ses pas, chacune de ses respirations lui paraissaient avoir été réglés par une puissance cosmique, dictés selon des préceptes immémoriaux. Elle aurait voulu ne plus jamais quitter cette scène.
Le discours passa à une vitesse hallucinante. Tomelia sentit soudain son souffle se tarir, à court de mots. L'écho de sa dernière phrase se répercuta sur les voûtes boisées. La jeune femme redécouvrit alors les deux visages qui l'observaient et salua profondément.
Aucun applaudissement ne perça le silence. Tomelia crut apercevoir des larmes dans les yeux de son professeur et une expression grave, stupéfaite, sur les traits de Paola Noravis. Etait-ce mauvais signe ? A l'idée qu'elle ait pu encore échouer, elle sentit des sanglots lui nouer la gorge d'avance. Démunie de toute sa superbe soudain, elle courut presque vers les marches pour fuir l'estrade. Contournant les sièges du public, elle prit le chemin de la sortie et galopa dans ce couloir qui lui semblait si solennel quelques moments plus tôt. Alors qu'elle atteignait la porte, une voix la rattrapa.
- Tomelia !
Après un instant d'hésitation, elle s'arrêta et fit face à Adam Logebis. Paola le suivait.
- Tomelia ! Attends !
- Il ne faut pas avoir peur.
- C'est vrai que nous étions...
- Désarmés.
Ils parlaient tout les deux en même temps, confondant leurs phrases et se coupant la parole. Soudain ils se turent et le vieux savant s'avança d'un pas pour tenir la jeune femme par les épaules. Il avait encore des larmes plein les yeux.
- Tom... Je suis tellement fier de toi !
- Me... merci, maître...
- Tu n'as plus à m'appeler maître ! Tu t'exprimes parfaitement ! Je pense que nous sommes à égalité à présent.
- C'est à vous que je dois tout, maî... monsieur Logebis.
C'était si étrange d'appeler le professeur ainsi. Paola prit la parole, d'un ton grave.
- Mademoiselle Rivepale, je dois admettre que je vous avais sous-estimée. Vous devez cette réussite autant à Adam qu'à votre travail, votre acharnement et votre talent. Dès à présent, vous êtes intégrée définitivement dans l'expédition à destination de Zrig. Je me fiche du veto de cette pimbêche de Desmine. Personne ne me privera d'une traductrice aussi talentueuse.
En parlant, elle lui broyait presque la main en la serrant.
- Merci, madame.
- Je vais de ce pas écrire à sa Majesté pour lui annoncer que l'expédition pourra partir à temps ! J'en connais plus d'un qui va être ravi. Mademoiselle Rivepale, vous dépassez toutes nos espérances.
Elle sortit en coup de vent. La jeune femme s'adossa contre le chambranle de la porte, désorientée.
- Où as-tu pêché cette assurance, cette fluidité ? continuait à s'extasier Adam. Si tu savais comme je suis heureux ! Tous mes efforts ont payé. Je savais que j'avais raison de te faire confiance.
- Adam...
- Oui ?
- J'ai vraiment réussi ?
Il la considéra un instant sans comprendre.
- Mais bien sûr ! Ton discours nous a totalement convaincus, surtout Paola. J'ai bien remarqué que tu avais changé la fin pour ne plus avoir à prooncer arkhlit, mais on ne va pas le crier sur les toits, hein ?
L'étudiante frissonna et tomba soudain à genoux, comme un vêtement qui tombe d'un cintre.
- Tomelia ?
J'ai réussi.
- Tomelia ? Ca va ?
La jeune femme releva la tête et offrit à son professeur un flamboyant sourire.
- Bien sûr, professeur Logebis. On rentre ?
Je suis donc l'interprète officielle de l'expédition longardienne, se répéta Tomelia. Je vais partir à Zrig !
Enfin un glorieux destin pour la famille Rivepale.
Elle soupira, le coeur soudain gonflé de souvenirs douloureux.
La famille Rivepale possédait un domaine de terres agricoles assez considérable, nommé Ruisseau-des-Vies, situé sur les coteaux erdentins. On y cultivait des vignes, des fruits et des céréales. De nombreux ouvriers vivaient au village proche et travaillaient sur leurs cultures. Le soir, on entendait les chansons de ceux qui rentraient chez eux, par les petits chemins de terre, silhouettes noires dans la poussière d'or du couchant. Les enfants aidaient les cueilleuses dans les vergers et tressaient pour leur mère des couronnes de fleurs. Anastasia et Victorin Rivepale élevaient sur le domaine leurs quatre enfants, dont Tomelia était la cadette. Elle dormait l'été dans un étage à claire-voie, entourée de poutres et de coussins, avec son grand frère Alvise et sa petite soeur Messil. Le plus jeune, Ivanhoé, dormait encore avec leurs parents à l'étage du dessous. Ils descendaient le matin par une échelle, vers le vallon et les champs.
Toute leur éducation se résumait à apprendre à lire et écrire, quand il n'y avait pas trop de travail sur le domaine. Mais la mère ayant remarqué la vivacité d'esprit et la curiosité de sa première fille, de longues palabres avaient suivi à propos de l'envoyer étudier à la ville. Une de leurs connaissances, madame Boene de Bretuna, leur avait parlé d'un linguiste qui cherchait une élève. Tomelia avait alors rencontré Adam Logebis, du haut de ses dix ans. Il avait accepté d'aider les Rivepale à payer son inscription à l'université, à condition qu'elle devienne son élève par la suite. La gamine avait donc quitté le domaine familial pour aller vivre à Linusli, faire des études et suivre en parallèle l'enseignement du linguiste. Elle revenait à Ruisseau-des-Vies quelques semaines par an. Déjà, elle avait conscience de porter de grands espoirs.
Lorsqu'Alvise avait eu seize ans, il avait choisi d'entrer dans l'armée d'Erdent, plein de rêves d'héroïsme et de batailles de légendes.
Quelques années plus tard, il trahissait son commandant et l'assassinait pour rejoindre la Chape. Il avait été capturé et exécuté. Depuis, tout l'armée et les dirigeants avaient repris le nom de Rivepale comme exemple de la trahison et de la lâcheté. Son grade ayant été cassé, sa famille ne toucha aucun dédommagement ni pension. Tout se passait comme si Alvise n'avait jamais existé... à l'exception de la honte qui souillait désormais leur nom.
Tomelia frissonna et retint les sanglots qui menaçaient dans sa gorge. Elle se souviendrait longtemps du jour où elle l'avait appris. Elle se trouvait alors au domaine pour quelques jours.
Un messager était arrivé à la tombée du jour. Sa mère faisait sécher des herbes, seule dans la cuisine. En écoutant cet homme, elle se tenait droite et calme, un pâle sourire sans âme sur les lèvres, qui effraya celle qu'on appelait alors Tom. Lorsqu'il avait été annoncé que son fils allait être exécuté, Anastasia s'était brusquement laissée tomber à quatre pattes sur le carrelage pour le frapper du poing, de toutes ses forces, hurlant à s'en déchirer les cordes vocales.
Tomelia avait alors quinze ans. Elle avait compris qu'Alvise ne reviendrait pas. On lui apprit plus tard que c'était un criminel, mais pour elle, il restait un grand frère qu'elle ne pouvait s'empêcher d'aimer. Celui qui la consolait quand elle se blessait en jouant dans la cour, celui qui lui faisait la courte échelle pour grimper aux arbres, celui qui tressait ses cheveux pour les fêtes, celui qui l'éclaboussait en se baignant dans la rivière, celui qui lui volait sa serviette le jour du bain pour l'obliger à se laver, celui aussi qui lui avait envoyé des lettres chaque semaine quand elle se trouvait chez Logebis.
Et puis un soir de printemps, le 9 Penti, Alvise était devenu un traître, un assassin et un condamné.
L'exécution eut lieu deux semaines plus tard. Les enfants, trop jeunes, n'avaient pu s'y rendre. Tomelia devait surveiller Messil, douze ans, et Ivanhoé, dix, en l'absence de ses parents. En les voyant rentrer, elle avait eu l'impression de comprendre enfin le sens exact du mot "désespoir".
Elle commençait juste à comprendre qu'elle grandirait sans son frère et qu'elle était désormais l'aînée de la famille Rivepale.
- Tout va bien, Tomelia ?
Paola Noravis venait d'entrer en catastrophe dans sa chambre. La jeune femme se rendit compte qu'elle avait dû hurler dans son sommeil. Elle se recroquevilla et roula hors du lit.
- Oui, oui. J'ai fait... un cauchemar.
Elle avait décidé de s'octroyer une sieste après le stress de l'épreuve. A présent, elle le regrettait.
- Je vais te changer les idées, décida brusquement Noravis. Viens avec moi.
Elle traîna presque la jeune traductrice par le bras hors de la chambre. Tomelia trébuchait et frottait ses yeux encore ensommeillés.
- On va où ? demanda-t-elle alors qu'elles dégringolaient les marches du domaine de Freuil.
- A l'atelier.
Paola fit faire à la jeune femme le tour des ateliers aperçus lors de son arrivée.
- Il y a des dizaines, peut-être une centaine de personnes impliquées dans cette expédition, sans compter les matelots. Nous avons trois navires : l'Orchestre, l'Aventure et le Murmure. Comme vous êtes irremplaçable, vous naviguerez naturellement sur le vaisseau amiral, l'Orchestre, avec le capitaine Weifil. Nous partirons en Hepti, une fois que tout le monde sera sur place. Nous avons des ambassadeurs de tous les royaumes, une délégation Lore, une délégation Qadi, des centaures, des nains, des elfes, un représentant des messagers, des représentants mages...
- Effectivement, il fallait bien trois bateaux, sourit Tomelia.
- Le trajet d'Ujax à Ilo-narm nous servira de rôdage. il y aura peut-être une longue escale. Après Scarambe, il n'y aura plus que l'archipel Erzéen pour faire halte avant Zrig.
Rien que se rendre à Ilo-narm faisait tourner la tête de la jeune traductrice. Scarambe ! La célèbre île de Scarambe fraîchement indépendante. Il y avait tant de choses à voir !
Paola se retourna soudain vers elle.
- Et tu es maintenant prête à partir ! Mais au fait, j'y songe,on ne t'a même pas posé la question; tu es bien sûre de vouloir partir à Zrig ?
Tomelia crut que l'amie du professeur se moquait d'elle.
- Evidement ! Vous savez depuis combien d'années j'attends ça ?
L'organisatrice fit étinceler le plus large sourire que la jeune linuslienne ait jamais vu.
- Exactement autant que moi, ma chère Tomelia. Fais tes bagages, nous partons pour Ujax !
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