XIV. Terre en vue, deuxième partie

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 Tom rejoignit au pas de course Ohas qui observait lui aussi la terre depuis le flanc tribord, yeux plissés.

  • Alors ? demanda-t-il sobrement.
  • Quarantaine, répondit Tom tout aussi laconiquement. On change de port.
  • Il y a Virimyr pas loin. On pourra accoster là, supposa-t-il.
  • Avec un peu de chance... tempéra l'interprète, amère.

 En quelques heures de navigation, l'équipage atteignit le petit port de Virimyr. Le capitaine Weifil n'avait pourtant pas quitté son air soucieux. Tom et Drige, depuis le bastingage, pronostiquaient les nouvelles.

  • Le port est trop petit. Je ne sais même pas s'il y a assez de brasses pour faire entrer l'Orchestre. Mais les deux autres vaisseaux ne passeront jamais.

 C'était Tiberio qui les avait rejoint. Le Scarambois connaissait par coeur les lieux, étant natif d'Ilo-narm. Il avait d'ailleurs pâli d'un degré en apprenant la nouvelle de la quarantaine.

  • Je suppose qu'ils mouilleront plus loin, à l'écart, répliqua Drige. Le capitaine va vouloir estimer la situation elle-même avant de faire descendre les autres.
  • Mais elle ne va pas demander à Noravis ? s'enquit Tom.
    La lancière haussa les épaules.
  • Si, sûrement. Il y a des moniers dressés pour communiquer d'un navire à l'autre.
  • Voilà pourquoi on attend ici, conclut la voix profonde d'Ohas.

 La conversation se poursuivit sur des sujets plus triviaux jusqu'à ce que Weifil vocifère à nouveau dans son porte-voix :

  • Tout le monde aux manoeuvres ! On fera escale ici ! Rentrez-moi ce bateau dans ce port comme un matelot dans son froc !
  • Toujours aussi imagée, plaisanta Ohas à voix basse.

 Drige et Tiberio ricanèrent aussi. La rousse recala son arme dans son dos, la faisant cliqueter contre les boucles de ses sangles. Le navire obliqua avec lenteur et les gabiers obéissaient avec discipline au capitaine Weifil.

 Virimyr n'était qu'un petit port de pêche assorti d'un village du même nom, sur une côte rocailleuse où installer un port avait dû être ardu. L'Orchestre en occupait absolument toute la place ; c'en était presque risible. Presque par miracle, l'appontage eut lieu sans casse. Des pêcheurs et des passants, sur le port, regardaient médusés l'énorme vaisseau qui se frayait un passage dans leur petit bassin. Heureusement, quelques-uns réagirent à temps et aidèrent l'équipage à attacher les amarres. Mona Weifil sauta à terre d'un bond prodigieux par-dessus le bastingage, sans attendre que la passerelle soit déployée. Drige siffla, admirative.

  • Braves gens, déclama le capitaine, excusez mon équipage et moi-même d'avoir envahi si sauvagement votre port. Nous sommes l'expédition diplomatique longardienne envoyée reprendre contact avec Zrig. Nous devions faire escale à Ilo-narm, mais nous avons trouvé le port fermé et la ville en quarantaine.
  • Lyawell, déclara un des hommes en scarabois. Vous pouvez rester.
  • Ca veut dire quoi, Lyawell ? chuchota Drige à Tiberio.
  • Bienvenue.

 Weifil se lança alors dans une longue et intense discussion avec cette homme, peut-être un maire ou un bourgmestre local. Au bont de plusieurs minutes, elle hocha plusieurs fois la tête, parvenue à un accord. Elle grimpa à bord d'un mouvement leste.

  • On va sortir du port pour laisser circuler leurs bateaux. Ils vont nous aider pour l'avitaillement. En revanche, il va falloir que l'Aventure et la Symphonie se débrouillent.
  • Et Ilo-narm ? demanda Tiberio avec anxiété.

 Weifil tourna vers lui son regard glacé. Mais pour une fois, il y avait une expression humaine sur son visage marmoréen. En la voyant, Tom sut qu'elle aurait préféré qu'il n'y en ai jamais.

  • Epidémie de Charogneuse.

 La terreur du capitaine fut communicative. Un frisson parcourut l'échine de Tomelia et elle ne doutait pas qu'il chatouille aussi ses amis. La charogneuse portait bien son nom. Des germes transmissibles par n'importe quel contact physique transformaient les infectés en charognes ambulantes, pourrissantes sur pied. Inutile de préciser qu'ils mouraient rapidement et dans d'atroces souffrances. Traitée suffisamment vite, on pouvait très facilement soigner la charogneuse par une simple impulsion de magie brute. Sans ce remède, la Longarde aurait été balayée des siècles auparavant. Mais si la maladie avait atteint la proportion d'Ilo-narm...

 Un hoquet retentit à l'arrière du groupe.Tiberio avait pâli au point que son hâle naturel paraissait olivâtre.

  • Ma mère et ma soeur vivent à Ilo-narm !
  • Oh, Tib... gémit Drige.

 Le jeune homme poussa un cri et tenta de sauter à terre. Ce fut son amie qui le retint.

  • Tib ! Tu comptes faire quoi ?
  • Je dois les trouver ! Je dois aller les aider !

 Il pleurait à chaudes larmes sans même chercher à les essuyer. Drige le maintenait fermement, les bras fermés sur son torse.

  • Tu ne pourras rien faire ! Arrête-toi !

 Il fallut trois personnes pour traîner Tiberio dans les cales et l'enfermer.

 Drige revint sur le pont, visiblement bouleversée. Elle oubliait parfois que son ami avait une famille, lui. Le voir dans cet état la déchirait. Elle aurait voulu l'aider, mais ç'aurait été le conduire à la mort. Tom vint vers elle, la gorge nouée.

  • Il...
  • Il est aux fers. Raven lui a interdit de quitter le navire.
  • Comment va-t-il ?
  • Il pleure.

 L'Orchestre manoeuvra à nouveau pour sortir du port et jeta l'ancre à quelques brasses de là. Quelques matelots et le capitaine partirent en ville en chaloupe. Tom aurait aimé descendre à terre, mais Drige lui répétait que sa sécurité courait moins de risques à bord. Ce fut un ballet incessant de barques transportant des sacs ou des barils, portés par des marins costauds. Le capitaine négociait encore car visiblement, il fallait faire certains réglages sur la mécanique et les voiles du navire. Tomelia traîna donc Drige qui ronchonnait dans la salle qu'Ohas et elle avaient élu leur bureau. L'imposant secrétaire s'y trouvait déjà, une plume coincée sur l'oreille à son habitude.

  • Tomelia ! Comment ça se passe sur le pont ?
  • Répétitif et inintéressant. Vous avez terminé votre rapport pour Koeline ?
  • Pas encore. Je voudrais votre avis sur une tournure de phrase...
  • Volontiers ! Montrez-moi ça.

 Tom et Ohas passèrent le reste de la journée à s'échanger des travaux et des commentaires sur leus écrits. Drige faisait les cent pas au fond de la salle et regardait maussadement l'eau mouvante par le hublot. Parfois Tom la regardait et se mordait la lèvre. Elle savait qu'elle s'inquiétait pour Tiberio. Elle savait qu'elle aurait dû l'aider. Mais que faire ? Que dire ? Elle soupirait et se replongeait dans ses études.

 Le soir même, la jeune interprète dormit mal. Alors qu'elle se retournait pour la énième fois, elle entendit un froissement du côté de la couchette de Drige. Ouvrant les yeux, elle vit la guerrière se lever, s'équiper d'une robe et de sa lance. Elle n'avait emporté que son armure et sa robe fauve, aussi Tom lui prêtait-elle quelques-unes des siennes. La lancière avait beaucoup moins de rondeurs, aussi ajustait-elle le tissu avec des sangles de cuir là où il bâillait. Drige quitta la chambre à pas de velours, vérifiant qu'elle n'était pas suivie.

Qu'est-ce qu'elle fabrique ?

 Ni une ni deux, Tom sauta à bas de son lit et suivit la combattante rousse sur la pointe des pieds. Drige ne se doutait aucunement qu'on la suivait et prenait bien plus garde à se déplacer silencieusement. Les mille grincements habituels du vaisseau lui rendaient service. Elle semblait parfaitement connaître le chemin qu'elle empruntait. Tom la suivait, le souffle court, se plaquant derrière un angle dès que la guerrière paraissait attentive. Cette équipée nocturne lui plaisait presque trop.

 Drige finit par s'engager sous une porte basse et l'interprète sut où elle allait. Elle rejoignait Tiberio. Comptait-elle le libérer ? Tom se plaqua dans l'encoignure de la porte pour les écouter, mais ils parlaient à voix trop basse pour qu'elle puisse les comprendre. Alors qu'elle se penchait pour essayer de se rapprocher, le roulis lui fit perdre l'équilibre. Avec un cri puéril, elle tomba de tout son long en avant, dans l'encadrement de la porte. Drige et Tiberio s'étaient immobilisés et la regardaient avec des yeux ronds.

 Tom se releva piteusement. Les deux conspirateurs l'observèrent de haut en bas et la jeune femme se sentit rougir jusqu'à la racine des cheveux. Elle les avait interrompus et se promenait pieds nus, en robe de chambre légère, en plein milieu de la nuit.

  • Qu'est-ce que tu fais ici ? siffla Drige à voix basse.
  • Et toi ? répliqua Tom avec âcreté. Tu n'étais pas censée veiller sur moi ?

 Un nuage de culpabilité passa sur les traits de la lancière.

  • Je me suis assurée que tu étais en sûreté, tant que tu ne faisais pas la bêtise de me suivre !
  • Qu'est-ce que vous manigancez ?

 Tiberio secoua les chaînes dont on l'avait chargé.

  • Tu serais prête à m'aider, Tomelia ?

 La jeune femme resta un instant surprise par la question.

  • Heu, mais oui, sans doute...
  • Il faut que je sorte d'ici.

 La conviction profonde inscrite sur son visage l'ébranla. Malgré tout, elle esquissa un signe de dénégation.

  • C'est trop dangereux.
  • Drige va m'accompagner.
  • Vos lances ne vous défendront pas contre la Charogneuse ! protesta Tom presque à voix haute. C'est de la folie.
  • Il y a ma mère et ma petite soeur là-bas, souffla Tiberio.

 Tom comptait fermement les en empêcher, mais la vision de Messil et de sa propre mère fuyant l'épidémie s'imposa à elle. Dans la situation du jeune homme, ne ferait-elle pas tout pour aller les chercher ? Même simplement savoir ce qui leur était arrivé, quitte à risquer elle-même toutes les morts ?

  • Tu ne pourras pas les aider. De toute façon, la ville est défendue.
  • On en a vu d'autres, affirma Drige.

 Les deux combattants échangèrent un regard et Tomelia leur envia cette complicité, cette capacité à compter sans réserve l'un sur l'autre, cette fermeté dans l'expression de la rouquine.

  • Retourne te coucher, conseilla cette dernière avec douceur. Tu n'as rien à voir là-dedans.
  • Sûrement pas ! Si vous essayez de partir, je vous dénonce à Weifil. Et à Raven.

 Elle avait un peu honte de jouer le rôle de la dénonciatrice et du maître chanteur, mais elle les empêchait de prendre des risques monstrueux. Jusqu'à ce que Tiberio, le regard implorant, l'attrappe par le bras.

  • Si ma petite Gianna et ma mère ont été abattues par la Charogneuse, je préfère le savoir. Et si elles sont encore en vie, je n'ai pas le droit de les abandonner. Je ne ferai prendre de risques à personne d'autre, tu as ma parole.
  • Et Drige ?
  • Je suis volontaire, répondit la lancière sans l'ombre d'un doute. Je prendrai les risques qu'il faudra. Si j'avais eu la chance d'avoir une famille, je la défendrais au péril de ma vie.

 Tom ne put s'empêcher de hocher la tête. Après tout, elle ne pouvait pas les défendre contre leur volonté. Elle n'en avait pas le droit.

  • Alors je viens avec vous.
  • C'est hors de question ! gronda Drige, avant de se reprendre et de baisser la voix. J'ai pour mission de te protéger ! Ca implique de ne pas t'envoyer là où sévit une épidémie mortelle !
  • Sauf que je veux venir. Si vous me laissez derrière, je vous dénonce et Raven vous poursuivra. Weifil vous fera passer sous la coque.

 Tomelia tremblait de sa propre audace. Le stratagème était osé, mais il devait fonctionner : Drige ne pouvait la laisser courir autant de risques. Elle était donc obligée de rester. L'interprète resta droite, le menton levé, intraitable.

  • Je suis ton garde du corps, bon sang, Tom ! Mon boulot est de te garder en vie !
  • Alors tu dois rester ici.
  • Tu es une petite fille bien sage, toi, non ? Pourquoi es-tu à ce point allergique à l'idée qu'on fasse ce qu'on veut ? s'irrita la lancière. On ne fait de mal à personne !

 Tom voulut lancer une réplique cinglante, mais s'aperçut qu'elle n'avait aucun exemple de toute sa vie d'un moment où elle n'aurait pas fait exactement ce qu'on attendait d'elle.

  • J'essaie juste de vous protéger, espèce de têtes de trandines ! marmonna-t-elle en désespoir de cause.

 Drige parut étonnée.

  • Nous protéger ?...

 Ayant toujours été orpheline et entraînée au combat tôt, Drige n'avait jamais imaginé que quelqu'un puisse vouloir la protéger. C'était une pensée étrangement agréable. La guerrière se radoucit.

  • C'est d'accord, espèce de tête de trandine. Tu viens avec nous.

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