1

6 minutes de lecture

Un corps sans vie peut-il être un témoin de notre histoire? Condamnés à rester d’éternels soldats, les ossements humains présentent un aspect toujours bouleversant de la Grande Guerre, un poids dans notre mémoire, un devoir de citoyenneté. Individuellement engagés, anonymement considérés par leurs plus hauts supérieurs, les combattants le sont encore lors de leur découverte inopinée par une équipe de sondeurs, si ces derniers ne peuvent les identifier. Eux qui se croyaient abandonnés par leurs pairs, héros vivants, se trompaient. La relève était en route, armée de pelles mécaniques, leur faisant gagner leur destin, une histoire qui échappe souvent aux archéologues et aux historiens. Ralentis, les travaux qui ouvrent par hasard une brèche mémorielle laissent le temps vécu prendre un pas sur l’avenir; le passé assujettit les vivants par la découverte de ses traces. Sur l’un de ces chantiers, le godet d’une pelleteuse soulevait des monticules de terre. Présents au sol, deux hommes coiffés d’un casque blanc veillaient sur le chantier. Plus loin, d’autres coéquipiers s’activaient sur des zones préalablement déblayées. L’un des archéologues griffonnait au crayon sur un bloc de papier, observant d’un œil averti le décapage du terrain. Avec un bénévole en stage, il discutait de temps à autre de ce qui sortait des couches de terre mises à nu. Lorsqu’une masse blanche apparut soudainement, le responsable fit signe au conducteur de l’engin.

— On arrête! ordonna Éric.

Luc sortit de sa cabine et rejoignit ses pairs. Déjà, l’excitation se faisait sentir! Par une largeur creusée dans le sol, un escalier de terre avait été aménagé afin de s’approcher du niveau le plus bas. Sortant truelles et pioches, chacun se mit à creuser finement la terre, aidé par le bénévole qui amena à leurs pieds une brouette pour nettoyer le site. Enfin, après plusieurs heures, la structure qui avait alerté l’équipe fut dégagée entièrement. Au tibia mis au jour s’ajoutèrent le bassin, les pieds, le thorax et enfin, un homme tout entier.

— Oh, les gars, je crois qu’on a trouvé un poilu! conclut le chef de chantier. Bertrand, tu prends des photos?

De nouveau, le bénévole s’exécuta. Muni d’une échelle qui témoignait de la taille des ossements, cet individu âgé d’une vingtaine d’années déclencha un appareil de prise de vue campé sur trois pieds métalliques à quelques mètres de haut. À genoux, Luc acheva de retirer les fines couches de terre incrustées avec sa pelle, puis brossa délicatement tous les éléments. De sa main, il dégagea différents objets avec des petites cuillères et des crochets dentaires.

— Je voudrais bien que mon dentiste soit aussi délicat, plaisanta Éric.

Concentré sur sa tâche, son collègue se contenta de sourire. À chacun de leurs gestes, professionnels ou bénévoles, les archéologues sentent qu’ils élaborent la mémoire du chantier. Passionnés par leur métier, ils éprouvent une grande fierté à redonner aux vestiges enfouis dans le sol une place dans la généalogie d’une famille ou sur les étagères d’un musée. Sans doute leur présente découverte ferait-elle progresser la connaissance des chercheurs et des passionnés de la Grande Guerre.

— Augain Vincent, classe 1916, lut Éric sur une plaque d’argent. Encore un gars de chez nous!

— Un chanceux de plus qui va pouvoir rejoindre sa famille! se réjouit Luc.

Le mobilier entourant le corps était composé de sa médaille militaire à peine érodée, des boutons en aluminium de son uniforme, d’une boucle en fer, d’un couteau, d’un médaillon, de bribes de tissu, de fragments de brodequins, usés munis de semelles cloutées, et d’un portefeuille. Nul doute, le soldat était français! Le couteau portait des inscriptions gravées sur le manche, À Suzanne. D’ailleurs, le portrait d’une jeune fille dormait au creux d’un médaillon qui l’avait préservé du temps. Au revers du bijou en argent, d’autres mots presque effacés demeuraient illisibles. Quant au portefeuille de cuir, il ne contenait plus que quelques pièces. À travers les lambeaux de tissu, les archéologues pensèrent qu’une étoffe de laine épaisse avait probablement recouvert le soldat lors de sa mise en terre.

— Pas de gourde, de gamelle ni de tasse, pas de pelle, de fusil ni de cartouches, ses copains ont dû le dépouiller, le pauvre! déclara Luc.

Assis aux pieds de la structure, utilisant à son tour l’échelle de référence, Éric prit soin à chaque étape de noter les circonstances de la découverte ainsi que les observations sur les vestiges exhumés par la pelleteuse et ajouta un croquis détaillé de la sépulture telle qu’elle s’offrait à ses yeux, légendant chacune des parties qui la composaient. Il réalisa enfin un plan général du site.

— Tiens, regarde ça! s’exclama-t-il soudain.

Le responsable désigna à son collègue une perforation du crâne au niveau du visage. Filtrant au tamis la terre dégagée à la recherche de minuscules fragments, le bénévole suspendit son activité.

— Un fusillé? questionna Bertrand.

— On dirait bien! déclara Éric. Ici, on est sur le théâtre des opérations de Nivelle: assauts meurtriers, mutineries et exécutions sommaires... Tu vois ce que je veux dire?

Le stagiaire acquiesça d’un hochement de tête, un sourire amer sur les lèvres. Les archéologues prirent nombre de photos encore, achevèrent de nettoyer intégralement les ossements qu'ils protégèrent sous une bâche plastique, puis laissèrent leur travail à ce stade. Les événements qui secouèrent la France de 1914 à 1918 ne leur permettaient guère de poursuivre les fouilles au-delà de la révélation de ces traces. D’ores et déjà, ils savaient que la sépulture du soldat avait été creusée sur la profondeur du mètre sanitaire réglementaire. Étendue sur le dos, la dépouille sans bière avait les jambes tendues, les mains posées sur le bassin et les coudes écartés. De toute évidence, on avait pris soin du corps. Avait-il été enterré par des camarades? La trace suspectée des balles sur le corps avait disparu car, avec le temps, la conservation des ossements s’avérait médiocre; la thèse de l’exécution aurait hélas pu rester incertaine, si le coup de grâce porté à la nuque du défunt n’avait traversé le crâne en arrachant une partie du visage. Dès le lendemain, Éric prit contact avec la gendarmerie de la commune sur laquelle se trouvait le site.

— Pas de doute, c’est un militaire!

Les doigts gantés, l’homme observait délicatement les effets personnels trouvés autour du corps.

— Vous le relevez aujourd’hui? demanda le responsable du chantier.

— Doucement! répondit le gendarme. Il est mort depuis presque cent ans, il peut bien attendre encore quelques minutes. Je vais d’abord constater le décès selon le protocole habituel.

— Vous pouvez être tranquille, assura Éric avec humour. Il ne va pas bouger!

— Je téléphonerai au service des sépultures de guerre. Ensuite, nous verrons. Ce soldat a sûrement des descendants... Sinon, il ira rejoindre ses copains dans un cimetière militaire.

— Je m’étonne toujours que vous arriviez à trouver encore de la place avec tous ces poilus qu’on exhume chaque année.

— Il faut bien.

— Dire qu’on en a encore pour plusieurs siècles! ajouta Luc.

— Eh oui, soupira le militaire.

Revenu vers son véhicule, le gendarme remplit consciencieusement une déclaration de décès; l’affaire semblait banale.



Bientôt, les ossements furent réunis dans un cercueil si étroit qu’un enfant de moins de cinq ans aurait pu y tenir par sa petite taille, les effets personnels rassemblés dans un sac, parlant pour le poilu emporté par la tourmente. Recouvert d’une planche, puis d’un drapeau tricolore, le mince cercueil devint la propriété de l’Etat, en attente d’une future inhumation dans un cadre digne, réservé aux anciens combattants, et propice au recueillement personnel, familial et national. Attendant ses descendants, le soldat exhumé avait davantage sa place entouré de ses pairs. Mis au courant, le maire contacta son homologue dans la ville qui avait vu naître le défunt; la presse locale s’empara en même temps de la nouvelle. Repartis vers leurs tâches initiales, il s’agissait à présent pour les archéologues de décaper ailleurs les épaisses couches de terre du site avec leur pelle mécanique à la recherche de probables éléments susceptibles de les intéresser. Sur cette terre de Picardie, la Grande Guerre était fortement présente, côtoyant la période celtique, la Préhistoire, l’époque mérovingienne...

Annotations

Vous aimez lire Angélique ABRAHAM ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0