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L’équipe de l’hôpital, y compris le médecin en chef, pensait que le malade n’en avait plus pour longtemps à délirer; d’autres auraient bientôt besoin de son lit. Or, il se rétablit. Vincent put repartir au combat. Suzanne garda le chevet de ses pairs avec une constance émouvante. En chacun, elle voyait son propre amant éprouvé par la guerre et se faisait un devoir de veiller sur lui comme une épouse. Suzanne veillait sur Vincent avec une patience infinie car la fièvre ne le quittait pas. La guerre l’avait prise dans sa jeunesse insouciante alors qu’elle fêtait tout juste ses dix-huit ans; lui en avait vingt.
Près du front, dans un village qui n’en avait plus que le nom, les rares habitants qui avaient choisi de rester parmi les ruines avaient l’habitude de voir des uniformes bleus cachant un mari au bras d’une épouse ou un amant unissant son désir à sa promise avant qu’il ne fût trop tard.
Transie par le froid et l’orage, Suzanne attendit longtemps sous le porche d’une auberge, un soir d’été. Elle vit un fêtard ivre se faire chasser à coups de balai, entendit une dame aux bas fins fredonner au bras d’un soldat qu’elle appelait jeune homme... Elle attendit longtemps son bien-aimé qui lui raconta que son capitaine l’avait obligé à désengorger des tranchées boueuses. Elle ne l’écouta pas jusqu’au bout. Ses grands yeux d’un bleu profond surpassaient les teintes claires de son uniforme boueux. Qu’importait la saleté qui le figeait dans sa condition de miséreux; le doux objet de ses pensées intimes était beau malgré son allure malpropre! En Vincent, Suzanne avait trouvé un confident. Son élégance naturelle l’avait séduite. Dans son regard, elle lisait le courage et le respect de ce qui avait été, était et serait. Lorsque Vincent aperçut la jeune fille sous le porche, il fut tout ému de comprendre qu’elle l’avait attendu malgré le ciel orageux. Qu’importaient ses cheveux mouillés; elle était si belle malgré la pluie! Dès leur première rencontre, il avait été séduit par sa douceur. Durant son séjour à l’hôpital, sa voix, son regard, l’avaient charmé. Auprès de Suzanne, son sort lui était indifférent. Mourir dans ses bras ou continuer à vivre, ne serait-ce que pour la revoir à son chevet, peu lui importait; il s’en remettait à elle seule. La fièvre lui donna les songes les plus fous; toujours elle en était la reine. Lorsqu’il se sentit d’aplomb, il sut que c’était à elle qu’il le devait. Comment Suzanne avait-elle pu l’aimer, lui, le fantassin infesté de poux, mordu par les rats et marqué par le fer? Loin d’être un héros chevaleresque, Vincent avait tué de ses mains des hommes aussi jeunes que lui, à l’assaut de tranchées ennemies, il avait jeté des grenades sur des cibles qu’il ne voyait pas, il avait même souhaité s’échapper pour rentrer chez lui. De sa nature avant la guerre subsistait encore la beauté intérieure d’un homme qui savait penser. Comme il aimait dessiner, ses croquis l’avaient aidé à surmonter ses peurs, à faire des tranchées un environnement acceptable. En dépit de toute violence, les combats avaient développé en lui des instincts de bête qu’il taisait lorsqu’il retrouvait la femme de son cœur. Pour leur plus grand bonheur à tous deux, le destin les avait conduits l’un vers l’autre sans que nul ne cherchât à résister. Sous la pluie qui n’avait cessé, Suzanne rentra à bicyclette. La soupe avait refroidi sur la table du dîner. Son père l’aurait accueillie avec une gifle; au contraire, sa mère la laissa inonder le parquet de ses souliers humides. La veuve considéra un temps sa fille devenue femme, puis sans dire un mot, reprit son ouvrage au coin d’un maigre feu. La tante avait accouru au bruit des pas de sa nièce dans la morne demeure. Depuis la perte jumelée de son mari et de son fils unique, Gisèle Montciet avait accepté que sa belle-sœur vienne vivre auprès d’elles. Bien qu’elle n’eût choisi d’être célibataire à vie, cette vieille fille âgée de soixante ans se sentait tout de même soulagée de n’être ni épouse ni mère et de ne pas souffrir de l’absence d’un être aimé, déjà attristée par la mort de son frère Anselme.
De retour dans la bâtisse effondrée qui servait de cantonnement à son unité, Vincent ne dit pas un mot à ses compagnons de misère; l’amour occupait toutes ses pensées. L’un de ses camarades trahit son secret en évoquant à voix haute la belle et douce infirmière dont leur ami était éperdument amoureux. Certains se vantèrent alors de rêver à la fine blessure qui leur ferait à leur tour côtoyer les anges blancs, sans gâter leur vie. Vincent ne releva pas les remarques; déjà, il écrivait une ode à sa fiancée. Jamais il n’avait souhaité son engagement sous les drapeaux mais pour lui, à présent, la guerre était presque une bénédiction. Il se moquait de l’avenir, pourvu que Suzanne en fasse partie.
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