II. Baiser
Le haut de son dos craqua lorsqu'elle se redressa. Doucement, Cyrille s'extirpa des draps froissés et entreprit de se rhabiller discrètement. Comme à son habitude, elle était sur le point de filer en douce. C'était sans compter sur la trahison de sa ceinture, dont la boucle en se balançant fit retentir un puissant tintement. Son de cloche. L'alerte était donnée.
Immédiatement, la jeune déesse nue étendue sur le matelas se déporta sur le côté en poussant une plainte ensommeillée.
– Tu t'en vas ? Il fait encore nuit...
Cyrille retint un soupir. Intérieurement, elle se savait prise au piège. Que dire ? Comment se justifier ? C'était juste comme ça, pour un soir. Elle ne pouvait pas dire cela sans passer pour une cruelle salope. L'était-elle ? Elle n'avait même pas retenu le prénom de celle dont elle venait de quitter le lit moite. Pire, elle ne ressentait nulle culpabilité. Elle n'avait pas le loisir d'endosser la responsabilité de tous les maux qu'elle semait. Sa conscience avait atteint depuis longtemps un tel état de saturation que son sens moral s'était comme mis en veille.
– Je vais fumer, c'est tout.
– Tu peux fumer ici...
– Je préfère être dehors.
Elle attrapa ses affaires et, sortie sur le pas de la porte, elle laissa tout tomber à terre pour chercher son briquet. Elle n'avait pas pris le temps d'enfiler un manteau. Son cou saillant paraissait si fragile dans la nuit noire, tendu à la morsure de la première ombre qui passerait.
Le contact de la feuille roulée et du tabac fumant contre ses lèvres gercées lui faisaient l'effet d'un baiser, plus chaleureux que tous ceux qu'elle avait échangés ces dernières années.
Elle souffla et la fumée en s'envolant esquissa les contours d'un visage que sa mémoire refusait d'archiver. Combien d'heures avait-elle dormi, ces derniers jours ? C'était comme l'embrasser à nouveau ; un bref sentiment de plénitude. Son cœur s'emballa, soudainement secoué comme un avion dans une tempête, le cockpit qui grince et menace d'éclater. Et puis elle fut lâchée en chute libre, larguée sans parachute au milieu du champ de mines de ses propres regrets.
Un soir d'automne, en 1984, Cyrille suivait son frère alors qu'il faisait le mur.
– Où tu vas, Maxime ?
– Mêle-toi de tes oignons !
– Je viens aussi !
Elle avait quatorze ans et Maxime un de plus. Il débordait de rage et elle éprouvait envers cette colère furieuse une admiration malsaine – presque de la jalousie. C'était comme contagieux : elle aussi, sans raison précise, sentait qu'elle était au bord de l'implosion.
Ce soir-là, Maxime retrouva des copains dans le parc pour fumer. Il interdit à sa sœur de toucher au tabac et elle s'en alla de son côté, traînant les pieds dans la pénombre.
Soudain, une bourrasque actionna le tourniquet grinçant et la lumière du réverbère qui éclairait le chemin se mit à grésiller. Un souffle nasal, pareil à un ricanement, se fit entendre dans la nuit froide.
– Il y a quelqu'un ?
Cyrille s'avança, le poing serré sur la doublure de son blouson, le cœur prêt à céder sous l'effet de l'angoisse. Alors le lampadaire revint à lui et la lumière éclaira celle, recroquevillée sur la balançoire, dont les semblants de rire s'avérèrent d'amers sanglots. Cyrille la reconnut aussitôt, la fille aux cheveux roux et aux grosses lunettes dont on se moquait au collège. Certains l'accusaient de sorcellerie. D'autres la narguaient en chantant la comptine de Sami, l'écureuil qui porte des lunettes.
– Sami... (Cyrille s'interrompit). Excuse-moi, je ne connais pas ton vrai nom.
La fille sur la balançoire renifla. Elle tremblait comme une feuille.
– Cassandre. C'est ça, mon vrai nom.
– Cassandre... répéta Cyrille.
– Alors, ça t'inspire un jeu de mots à la con ?
– Tu prends les choses trop à cœur, tu sais. Tu ne devrais pas faire attention.
Cyrille n'aurait sans doute pas prodigué pareil conseil, si elle-même avait fait l'objet de brimades quotidiennes. On aurait pourtant pu se moquer des tiges de métal qui lui cerclaient les dents ou de son lobe arraché par la vaine tentative de se percer l'oreille contre la volonté de ses parents. Mais Maxime, faute d'être un grand frère attentionné, avait fait de la réputation de sa sœur une affaire personnelle. À l'en croire, insulter Cyrille, c'était lui manquer de respect à lui. Cassandre n'avait pas la chance d'avoir un frangin bagarreur. C'était une proie facile.
Cyrille dégaina un mouchoir qu'elle gardait dans la poche de son pull et entreprit de drainer le visage inondé de la rouquine. La caresse tiède de ses larmes lui fit l'effet d'un été indien, soigneusement dilué dans le froid mordant de l’automne.
– Viens, dit-elle en repliant le bout de tissu. On s'arrache.
Elle saisit le bras de Cassandre et la tira jusqu'au café où, en ce temps-là, le gérant avait investi dans quatre gros jeux d'arcade. À travers la vitre embuée, Cyrille devina les silhouettes d'autres jeunes gens, voûtés sur les boutons, agrippés aux joysticks. Si elles passaient la porte, il était certain qu'ils viendraient immédiatement taquiner Cassandre. Le mouchoir imbibé ne serait plus d'aucune utilité.
– Où tu habites ? demanda Cyrille. Je vais te raccompagner.
– Et revenir brûler ma boîte aux lettres demain ?
– C'est déjà arrivé ?
Le silence de la jeune fille constitua une réponse éloquente. Cyrille s'interrogeait sur les critères selon lesquels on devient le bouc émissaire. Toutefois, du fond de ses petites tripes molles, elle se réjouissait que ce ne fût pas son cas.
Cassandre mena l'autre jusqu'à chez elle, une coquette petite maison située aux abords du parc. Pour la remercier, elle l'invita à entrer. Cyrille hésita mais accepta finalement. Les parents de la rouquine s'étaient absentés pour la soirée.
Elles jouèrent au menteur. Cassandre avait un don manifeste pour le bluff. Cyrille épiait les gestes délicats par lesquels elle manipulait les cartes. Chaque nouvelle saisie dans la pioche paraissait plus habile que la précédente. Chaque carte tirée de sa main tombait sur la table avec la grâce inattendue d'un pétale de fleur. Les actions de Cyrille étaient grossières et brusques. Elle aurait eu le plus grand mal du monde à cacher son jeu.
Alors que le ciel se couvrait, Cassandre dévoilait à son invitée son impressionnante collection de films d'horreur. Elles regardèrent une copie VHS de La Nuit des morts-vivants. Cyrille s'enorgueillissait de regarder pour la première fois un film d'épouvante, ce que ses parents lui interdisaient formellement. Pourtant, confrontée au premier zombie de son existence et malgré l'écran bombé et grésillant qui devait la protéger de ces monstres monochromes, elle ne put réprimer un glapissement d'effroi en sursautant. Avant de savoir ce qu'elle faisait, elle s'était accrochée au bras flasque de Cassandre et le serrait contre elle pour se rassurer. Son hôte prenait un malin plaisir, à peine dissimulé, à la voir ainsi terrifiée. Aussi, lorsque Ben tomba, et le générique avec lui, Cyrille eut dans l'idée de rendre à sa camarade la pareille en lui causant quelque inquiétante surprise.
Elle aurait pu choisir de lui bondir dans le dos ou de pousser un cri bestial mais, contre toute attente, et davantage encore contre sa propre réserve, sans savoir pourquoi, elle l'embrassa. Son premier baiser, et sans nul doute le plus chaotique de tous. L'armature métallique de son appareil dentaire heurta l'émail délicat de Cassandre. Cette dernière, refusant néanmoins de se dérober au baiser, tenta d'incliner la tête et asséna maladroitement un coup de crâne à Cyrille. Sonnée et impatiente, celle-ci plaqua sans compromis sa proie sur le sofa et glissa fougueusement la langue entre ses lèvres. Le monde s'embourba dans une chaleur collante et ce baiser brûlant, plus que n'importe laquelle de leurs éprouvantes gaucheries, marqua son être au fer rouge.
Elle avait quatorze ans, et terriblement honte de tout ce qu'elle entreprenait. Derrière les allures téméraires qu'elle aimait se donner, Cyrille n'éprouvait qu'une peur déroutante. C'était comme se retrouver au bord d'un abîme sans fond, tout en sachant que rien à la surface ne peut désormais plus nous satisfaire. Fallait-il plonger, alors, sans rien connaître des ravages que provoquerait la chute ? Ou bien fallait-il fuir ? Si elle en était là désormais, c'est qu'elle n'avait de toute évidence pas opté pour le bon choix.
– Tu as fini ?
Enveloppée d'un long peignoir, l'inconnue du Sex Express avait rejoint Cyrille sur le pas de la porte. Submergée par le regret, le cockpit disloqué de son cœur sur le point de voler en éclats, la jeune femme écrasa son mégot sur la marche bétonnée – un autre baiser réduit en cendres par ses émois ardents.
– Tu reviens te coucher ?
Désormais, regagner la chambre relevait d'une sorte de tromperie mystique.
– Je suis désolée... J'aime quelqu'un d'autre.
Le même mensonge faisait toujours office d'excuse : elle ne regrettait pas. La seule personne à qui Cyrille aurait souhaité demander pardon, c'était Cassandre.
Annotations