VII. Bain chaud
Cela faisait des lustres que Cassandre n'avait pas pris un bain. Son studio de centre-ville ne disposait que d'une étroite cabine de douche. La maison dans laquelle elle avait vécu avec ses parents depuis l'accident n'était pas non plus pourvue du confort d'une baignoire. Les baignoires, c'était dangereux, avait pour habitude de répéter sa mère. On avait si tôt fait d'y déraper. C'était arrivé à Cassandre, une fois, et elle s'était fait un sang d'encre.
La jeune femme, qui ne se rappelait évidemment pas avoir jamais glissé dans son bain, sentait pourtant que cette anecdote relevait du mensonge. Si ce n'en était pas un, du moins, la mésaventure relatée par sa mère avait dû être sacrément amplifiée.
En laissant ses épaules couler dans l'eau tiède et en offrant sa nuque à la douceur éthérée de la mousse, Cassandre en acquit la certitude : l'inquiétude irrationnelle de sa mère cachait quelques fâcheuses circonstances. Elle en était la cause, non pas parce qu'elle avait dérapé, mais parce qu'elle avait souillé l'idée apaisante du bain d'une vision repoussante. Laquelle ? Elle se sentait tout près d'en percer le secret.
Les phalanges solidement refermées sur les rebords froids du bassin, comme par peur de sombrer dans des profondeurs insoupçonnées, Cassandre immergea son visage sous la surface mousseuse.
Les yeux clos, le souffle coupé et les lèvres serrées, elle sentait refluer en elle une mélancolie d'un autre temps. Elle se souvenait, non du contexte tragique qui l'avait poussée à une telle résolution, mais du mal-être corrosif qu'elle éprouvait alors. La scène se reconstituait dans son esprit avec une précision déconcertante.
Elle tenait exactement cette même position, à cela près que ses cheveux étaient plus courts et son pubis encore imberbe. Elle avait toujours eu un train de retard. Tandis que les flots stagnants du bain l'enveloppaient pour la soustraire peu à peu au collet asphyxiant du monde physique, ses narines expulsaient l'air par petites bulles. Rien ne la réjouissait tant que la perspective consolante de son trépas imminent. Il lui semblait qu'elle se liquéfiait dans l'eau du bain, à mesure que ses poignets béants mêlaient leur sève rouge à l'écume savonneuse. Elle entendait encore – rien qu'un écho lointain – le cri épouvanté de sa mère quand elle la découvrit à demi noyée dans son propre sang.
« Tu as glissé dans la baignoire, quand tu étais petite... ».
Cassandre explosa de rire en émergeant la tête ; un rire dément, incontrôlable. Comme ça sonnait plus convenable, un dérapage insignifiant ! Alors, c'était ainsi ? Personne n'avait jamais osé lui dire qu'elle avait tenté de mettre fin à ses jours. Personne n'avait voulu qu'elle sût à quel point sa vie terrestre lui importait peu.
Toutefois, cette vieille mélancolie, elle ne pouvait s'en rappeler la cause. Pas plus qu'elle ne pouvait se remémorer les moments partagés avec sa chère Marjorie, ni même du rôle qu'avait tenu Cyrille.
– Le sucre, ça remonte toujours le moral. C'est ce qu'elle m'a dit un jour, je crois...
Cette scène-ci était floue. Elle se concentra autant qu'elle le put pour briser le cadenas bouclé sur sa mémoire. Elle focalisa toute son attention sur ses avant-bras, poussant le vice jusqu'à griffer l'un d'entre eux pour raviver la douleur de ses mutilations.
Elle avait encore les poignets bandés quand Cyrille s'était présentée à son chevet avec un sac de bonbons. Ne se connaissaient-elles vraiment pas plus étroitement ? Cassandre eut comme un doute, jusqu'à ce que se ranimât ce choc acide sur ses lèvres séchées : la brève réminiscence d'un baiser sucré.
Cassandre plongea le menton dans l'eau, sans pouvoir altérer son arrière-goût caustique.
Annotations