IX. Bois
– Un, deux trois, nous irons au bois...
Alix chantonnait gaiement en sautillant sur le sentier ; le même sentier où, huit ans auparavant, avaient eu lieu des jeux bien plus sournois. C'était la deuxième, peut-être la troisième fois que Cyrille revenait se promener ici depuis l'incident. Il lui fallait lever les yeux au ciel pour éviter de croiser les cailloux du chemin, trop lourds de symbolique.
Le seau vide se balançait au bout de son bras. À chaque pas, l'anse rouillée émettait un grincement strident et, plus la jeune femme s'engouffrait sur la piste sinueuse, plus l'insupportable crissement paraissait sonner comme un cri d'alarme.
– Quatre, cinq, six, cueillir des cerises...
Elles avaient atteint le recoin sombre du sous-bois que peuplaient les larges châtaigniers Cassandre abaissa l'écharpe qui lui cachait le nez afin de mieux s’imprégner de leurs pénibles effluves. Elle joua des doigts pour assouplir le cuir de ses gants et se baissa pour ramasser les fruits secs. Les pensées se bousculaient dans sa tête alors qu'elle emplissait le seau que Cyrille avait déposé auprès d'elle.
– Sept, huit, neuf, dans mon panier neuf !
Alix tournoyait au milieu des feuilles mortes. Fière de sa petite comptine, et surtout de connaître autant de chiffres, elle espérait ainsi capter l'attention de Cassandre. Lourde fut sa déception en constatant que la cueillette des châtaignes occupait tout l'esprit de la dame au pelage de renard. Si elle désirait s'attirer ses faveurs, il ne lui restait plus qu'à mettre la main à la pâte.
– Dix, onze, douze... Elle seront toutes rouges ! Aïe !
L'enfant venait de s'érafler sur la bogue blessante d'un fruit. Cassandre lui prit la main puis, ne constatant aucune blessure qui valut la peine qu'on s’inquiétât, elle consola la fillette d'un simple bisou magique. C'est alors qu'elle s'aperçut que ni la mère ni la fille n'avait pris la peine de se couvrir les mains.
– Tu veux m'aider, Alix ? Bien, je te confie mes gants.
Joignant le geste à la parole, elle glissa les protections de cuir trop amples sur les minuscules doigts de la fillette.
– Tu vois le gros arbre, là-bas ? Ne le répète à personne, mais il paraît que les meilleures châtaignes tombent juste en-dessous... Tu voudrais bien aller en récolter quelques-unes, pour moi ? On dit que les petites filles ne peuvent pas remplir un seau entier. Mais toi, tu m'as l'air plus dégourdie que la moyenne !
L'orgueil gonflé à bloc par les paroles mielleuses de Cassandre, la fillette détala en direction de l'arbre désigné, quelques mètres plus loin le long du sentier. Elle emporta le seau à deux bras et n'oublia pas, en s'éloignant, de reprendre sa chansonnette.
– Treize, quatorze, quinze. Ce s'ra pour le prince !
Lorsqu'elle jugea que l'enfant se trouvait assez loin pour ne pas les entendre, Cassandre se tourna vers Cyrille.
– Merci de m'avoir raccompagnée, hier soir.
– Entre nous, je n'avais pas vraiment le choix. Paul m'engueulerait si je perdais une cliente, surtout avant qu'elle ait payé !
Loin de s'offusquer, Cassandre esquissa un sourire rieur.
– Des souvenirs ont commencé à refaire surface, raconta-t-elle. Alors, j'ai besoin que tu sois franche avec moi...
Un frisson parcourut le dos de Cyrille. Elle redoutait d'avoir à répondre de ses actes passés. Pour ne rien arranger, Alix continuait de beugler cette chanson agaçante.
– Seize, dix-sept, dix-huit ! Il préfère les huîtres !
Paul lui avait encore enseigné de drôles de paroles, songea sa mère. Cassandre lui adressa un haussement de sourcils. Face à ce regard malicieux, Cyrille ne put s'empêcher de se mordre la lèvre.
– Je me souviens que j'ai été amoureuse de Marjorie, mais je ne me souviens pas d'elle. En revanche, je me rappelle que tu m'as embrassée. On n'était pas vraiment proches, tu en es sûre ?
Cyrille laissa échapper un soupir. Cassandre pensa qu'elle était parvenue à la déstabiliser. Elle ne pouvait bien entendu pas se douter que son interlocutrice n'éprouvait en cet instant qu'un profond soulagement.
– Je suis désolée, lâcha Cyrille. Je ne savais pas trop comment te dire ça. Tu as perdu la mémoire et je ne voulais pas donner l'air de profiter de la situation... Je t'ai vraiment aimée, quand on avait quinze ans. Mais tu étais la tête de turc du lycée, alors je t'ai laissée tomber par peur qu'on me tabasse moi aussi. Fin de l'histoire.
– Et Marjorie ?
Cyrille comprit qu'elle ne s'en tirerait pas aussi facilement qu'elle l'avait espéré.
– Elle a emménagé dans le coin dans ces années-là. Je la connaissais mal, mais c'était une forte tête. Tout le contraire de moi. Elle, elle n'a jamais eu peur de t'embrasser en public.
– Comment est-ce qu'elle est morte ?
– Bêtement. Une crise d'asthme mal gérée. C'est arrivé juste avant ton accident.
– C'est pour ça que j'ai tenté de me suicider ? Quand je me suis ouvert les veines...
– Non. Ça, c'était quand je t'ai quittée.
– Mais tu es quand même venue m'apporter des bonbons.
– Ouais, je suis revenue, puis je suis repartie. Plusieurs fois. Crois-moi, j'en suis pas fière. Si Marjorie n'avait pas été là, je t'aurais sûrement encore fait tourner en rond un bon bout de temps...
– Je vois.
Voilà qu'elle était bien avancée ! Maintenant que Cassandre savait quelle briseuse de cœurs sommeillait en elle, Cyrille voyait s'éloigner tout espoir de la reconquérir. Mais soudain, la jeune amnésique largua une question qui fit l'effet d'une bombe.
– Tu m'aimes encore ?
Le cœur de Cyrille battait si fort qu'elle ne s'entendait plus penser. Sa langue refusait de formuler une réponse à laquelle, à vrai dire, elle n'avait guère eu le temps de réfléchir. Quand enfin elle parvint à articuler, elle ne put que radoter :
– C'était une autre époque...
– Ça y est, c'est plein !
Ce retournement inattendu lui laissa tout juste le temps de reprendre ses esprits.
Alix, qui ignorait qu'elle venait sans le vouloir de tirer sa mère d'un mauvais pas, accourut, les bras chargés du seau débordant de châtaignes. Les gants flasques de Cassandre pendaient au bout de ses petits poignets. La fillette offrit à leur pensionnaire son plus beau sourire, tout édenté.
La jeune femme débarrassa l'enfant de son fardeau en empoignant l'anse. Alors qu'elle soulevait le récipient, les violentes exhalaisons des fruits secs revinrent lui agresser le museau.
– J'aime l'odeur des châtaignes humides, feignit-elle. Pas toi, Cyrille ?
– Euh... Si, bien sûr.
Sur tout le trajet du retour, Cassandre l'observa du coin de l’œil, un frêle rictus tremblotant sur sa bouche. Elle n'avait peut-être plus toute sa tête, mais elle demeurait la plus habile des deux.
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