X. Chat

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 À l'approche de midi, les habitudes de l'auberge connaissaient de multiples bouleversements. On voyait, pour la première fois peut-être, Cyrille se mettre aux fourneaux. Cassandre s'était retirée dans sa chambre sans dire un mot. Impuissant face à la tension qui avait saturé l'atmosphère, Paul, qui ne parvenait pas à arracher la moindre explication à sa cousine, balayait rageusement les feuilles mortes de la cour. Alix, pour sa part, ne comprenait pas ce qui mettait les adultes dans tous leurs états.

C'était l'un de ces samedis matins où il n'y avait pas école et où le week-end prenait des allures de vacances. Échappant à la vigilance des grandes personnes tourmentées, la fillette se fit discrètement la belle et rejoignit ses camarades au parc pour jouer à chat-perché.

Alix était un chat hors-pair. Elle aimait laisser croire aux autres qu'ils avaient l'avantage, leur donner l'occasion de lui filer entre les griffes, juste pour mieux bondir, à la dernière minute, et les piéger à leur insu.

Les enfants couraient dans tous les sens sur la pelouse humide. Il se lançaient à l'assaut des balançoires, des toboggans, du tourniquet, du moindre tronc d'arbre ou même de la clôture chancelante, avec pour seul espoir d'échapper aux coussinets maudits de celui qui jouait le félin.

Comme souvent, le petit Gaëtan avait supplié les autres de le laisser prendre part au jeu. La bande de mômes n'avait accepté que pour mieux le malmener.

D'abord, on le bousculait.

– Fais gaffe, Bouboule, tu roules !

Puis on lui flanquait un coup de griffes trop cinglant pour être accidentel.

– Bah quoi ? Je suis un chat. Fais pas ta chochotte, Bouboule !

Il devenait le chat, alors, et on le faisait tourner en bourrique.

– T'as trop mangé, face de crapaud ? T'arrives même plus à courir !

Gaëtan ne pouvait rien faire contre cela : il était un peu enrobé. D'un autre côté, les gâteaux de sa grand-mère lui procuraient un tel réconfort qu'il n'aurait pu se résoudre à en refuser un. Une part de lui devait le sentir : la frustration d'un régime ne changerait rien aux brimades ; les autres trouveraient bien une nouvelle raison de le pointer du doigt.

Alix escalada en toute hâte la pente jusqu'au sommet du toboggan et tira la langue en postillonnant.

– Nana nana ! Tu m'attraperas pas !

Essoufflé de les avoir poursuivis autour de l'aire de jeux, Gaëtan se courba un instant et leva le doigt en l'air :

– Pouce !

Une bande d'amis aurait sans doute pris une pause pour se livrer à une activité plus tranquille : cache-cache ou la chasse aux grenouilles, les idées ne manquaient pas. Seulement, rien ne les amusait tant que de voir se briser leur souffre-douleur. C'était plus jouissif encore que d'arracher une à une les pattes d'une mouche et de la regarder tournicoter sur place !

– Déjà K.O, gros bébé ? se moqua Alix.

– Je suis pas un bébé...

Les insultes enfantines sont toujours aussi niaises que dévastatrices. Il suffit d'une remarque un peu trop appuyée pour semer un complexe qui se développera tout une vie durant.

– OK, trancha la fillette en dévalant le toboggan.

Elle adressa à Gaëtan un regard prédateur avant de lui taper dans la main.

– C'est moi le chat ! Si t'arrives à m'échapper, tu pourras faire partie de la bande. Mais si je te touche, tu devras faire tout ce qu'on te dira !

– Pouce... Je peux plus respirer, les copains... Mamie dit que c'est dangereux de trop courir. Une fille est morte comme ça...

– C'est qui le gros bébé à sa mamie ?

Tout en ricanant, Alix s'était lancée à la poursuite du garçon. À peine avait-il essayé de prendre la fuite que Gaëtan trébucha. Les enfants, perchés sur les portiques, gloussaient à gorge déployée.

Alix se pencha au-dessus de lui. Elle joignit l'index au majeur et pointa sur la tempe de sa victime le canon du pistolet imaginaire.

– À mort ! criaient les morveux comme des révolutionnaires mabouls.

La fillette pressa la détente illusoire d'un simple mouvement de pouce.

– Boum !

Faute de poudre, elle flanqua une pichenette dans le crâne du garçon, recroquevillé sur lui-même.

– C’est pas un vrai, trouillard !

Gaëtan feignit d'en rire. Le pire était passé, pensait-il. Ils allaient le huer et le laisser déguerpir. Pourtant, au moment ou Alix faisait mine de s'éloigner, les autres mioches se mirent à piailler depuis leurs perchoirs :

– Encore ! Encore !

Ce n'était pas tous les jours qu'on acclamait Alix de la sorte. Elle s'en sentit flattée et, dans la foulée, décida d'embrasser le prestigieux rôle du bourreau. La jeune terreur de bac à sable avisa un ver de terre qui serpentait entre les feuilles mortes. Elle le saisit à pleine main et le brandit sous le nez de Gaëtan.

– Bouffe ça, Porcinet !

Tandis que le garçon se débattait, les autres accouraient pour le forcer à ouvrir la bouche. Digne étoile montante qu'elle était, Alix avait déjà un solide groupe de fans prêts à lui vendre leurs âmes.

– Alix !

L'enfant tourna la tête et croisa les yeux froncés de sa mère. C'était impensable ! Cela faisait cinq ans que sa figure maternelle restait résolument absente, et il avait fallu qu'elle rappliquât juste à temps pour étouffer sa gloire naissante. Avortement tardif.

Un jour, Alix avait demandé à sa mère pourquoi elle ne l'aimait pas. Plutôt que de mentir ou d'ignorer sa question, Cyrille avait opté pour la franchise.

– Parce que je n'ai jamais voulu de toi.

Aucun enfant, sans doute, ne devrait avoir à entendre cela de la bouche de son unique parent alors qu'il peut encore compter son âge sur ses doigts. Alix était précoce ; elle n'avait pas eu le choix.

– Je peux savoir ce que tu fais, gamine ?

Le ton de sa mère était sans équivoque : la scène à laquelle elle venait d'assister l'avait rendue furieuse. Alix, qui tenait toujours fermement le lombric au-dessus du visage de Gaëtan, lança à Cyrille un sourire de défi.

– T'as plutôt intérêt à venir ici tout de suite, jeune fille ! Sinon, je te garantis que tu vas passer un sale quart d'heure !

La colère de sa mère était formidable. Jamais la fillette ne l'avait vue se mettre dans de tels états pour elle.

– Je compte jusqu'à trois... Un... Deux...

La hantise se mêlait soudain à la jubilation : sa mère n'avait jamais pris la peine de la gronder, l'enfant ignorait donc totalement quel sort lui serait réservé. La crainte eut finalement le dessus et elle libéra sa victime pour venir se ranger à côté de la jeune femme. Pressée par le besoin de garder la tête haute, même devant l'autorité parentale, l'enfant lui donna une petite tape sur le bras :

– C'est toi le chat !

– On rentre. La soupe va être froide.

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