XII. Rendez-vous
De toute sa vie, Cyrille n'avait jamais convié personne à un rendez-vous. Tout au plus, le terme évoquait pour elle de pénibles entretiens d'embauche ou une vulgaire consultation chez le médecin. Puisqu'elle n'avait encore jamais cherché à gagné le cœur de personne, elle ignorait tout de la procédure galante du traditionnel rendez-vous.
« C'est ce que font les gens », avait dit Cassandre. Quels gens, au juste ? De petits bourgeois fervents des bonnes mœurs qui ne juraient que par les conventions ? Ses parents, par exemple. Des idéalistes naïfs qu'on avait trop bercé de contes de fées ? Ou des jeunes en pleine puberté qui ne mesuraient pas encore l'affligeant contrecoup de ce qu'ils croyait être de l'amour ?
Un instant, Cyrille se surprit à se demander jalousement si Marjorie avait déjà offert à Cassandre quelque romantique rancard. D'ailleurs, y avait-il eu quiconque d'autre depuis ? Par le passé, les brimades de ses camarades avaient conduit la rouquine à se refermer sur elle-même, mais elle n'avait jamais eu à proprement parler un comportement farouche. On pouvait facilement supposer que d'autres, ailleurs, n'avaient pas été insensibles à ses charmes.
À dix-neuf heures tapantes, Cyrille frappait à la porte de la chambre 104. Cassandre la rejoignit dans le couloir, les cheveux relevés dans un élégant chignon dont seules dépassaient quelques boucles rebelles. Elle portait son grand manteau noir et avait revêtu une robe mi-longue dont le vert sapin contrastait merveilleusement avec ses mèches cuivrées. Elle était à elle seule une forêt automnale ; la pâle rosée de ses iris flottait, vacillante, au milieu du paysage gelé de son visage blême.
– Rien de guindé, tu as dit. Alors, j'ai fait l'impasse sur les bijoux.
Cyrille laissa échapper un rire gêné. Pour sa part, elle avait gardé son jean et son vieux bomber. Ça commençait mal, songea-t-elle.
– On y va ?
Cassandre la devança dans l'escalier et la prit par le bras pour l'entraîner à sa suite. Cyrille lui indiqua la voiture et la laissa s'installer sur le siège passager. Elle prit le volant et démarra l'engin dans un vacarme de moteur. Merde, c'était pas très galant. J'aurais peut-être dû lui tenir la portière...
La caisse fila et remonta la grand rue de Vilmorne, le pot d'échappement crachant sur son passage un épais nuage gris. Le tas de ferraille grinçait, heurté par les bourrasques rouges de feuilles, secoué par le cahot régulier d'un pneu avec une canette vide ou une carcasse de rongeur. Cyrille n'entendait plus que cet incessant cliquetis, comme le cockpit d'un avion pris dans une tempête, sans pouvoir dire qui de son vieux tacot ou de son cœur brimbalant faisait autant de raffut.
– Je peux savoir où tu m'emmènes ? demanda Cassandre.
– C'est une surprise.
En vérité, Cyrille commençait sérieusement à douter de ses fausses bonnes idées.
Le moteur se coupa. On eut cru entendre le capot expirer bruyamment, essoufflé par la course. Cyrille n'y allait pas de main morte avec son embrayage !
Cassandre jeta un bref coup d’œil par la vitre de la voiture. Elle n'aperçut qu'un parking miteux et la façade criblée de tags de ce qui avait tout l'air de l'arrière-cour d'un restaurant. En descendant du véhicule, elle remarqua l'aire de stationnement, en face, où se trouvaient garés, à la chaîne, une bonne dizaine de camions. La vahiné titubante du tableau de bord de l'un saluait le sapin défraîchi, depuis longtemps inodore, qui pendait au rétroviseur de l'autre. La jeune femme hocha la tête en étouffant un gloussement. Un routier, se dit-elle. Quel genre de prétendant aurait eu l'audace d'emmener sa conquête dans un endroit aussi pourri ?
En effet, Cyrille avait choisi de sortir la belle dans un restaurant de camionneurs situé en bordure de la nationale. Elle croisait la devanture à chaque fois qu'elle se rendait à l'hôtel, cependant elle n'avait jamais eu le cœur de venir y dîner seule. Elle ne savait pas bien en quoi inviter l'élue de son cœur ici avait pu lui paraître une bonne idée.
Toutefois, elles entrèrent et s'attablèrent. On les servit copieusement et le repas s'avéra même de qualité. Seulement, au milieu du brouhaha des chauffeurs joviaux qui trinquaient en se gaussant, du fracas continu des choppes de bière, du cri braillard de la serveuse aux cuisiniers et du juke-box grésillant qui abreuvait la joyeuse assemblée d'un hachis de variété française digne du repas des aînés, la moindre parole des deux femmes se noyait instantanément, à jamais inaudible. De fait, le dîner se déroula dans le silence le plus bruyant qu'elles eussent expérimenté. Leurs échanges se limitèrent à des sourires embarrassés, des roulements d'yeux exaspérés suite à une blague salace lancée par la virile compagnie et un frôlement de jambes fortuit qui occasionna davantage de gêne encore.
En quittant le restaurant, elles étaient tout bonnement incapables d'échanger un regard supplémentaire. Cyrille fixait honteusement le sol sur lequel pleuvaient les cendres rougeoyantes de sa cigarette, tandis que Cassandre admirait la buée blanche que formait son souffle dans le ciel froid. Le nez en l'air, elle savourait l'instant, soucieuse de réprimer l'hilarité qui lui chatouillait la gorge. Elle avait la certitude que, si elle tournait les yeux vers celle qui, laconique, traînait les pieds dans son sillage, elle exploserait de rire.
Cela ne tenait en rien de la moquerie. Tout au contraire, Cassandre appréciait sincèrement le moment qu'elle partageait avec son amour de jeunesse. La confusion de la retrouver sans plus la connaître se mêlait à la douce euphorie qu'elle éprouvait à la redécouvrir, si timide sous ses airs de dure à cuire, en même temps qu'une peur irrationnelle lui tordait les entrailles. Elle demeurait incapable de mettre le moindre mot sur ce qui lui plaisait chez Cyrille ; elle avait conscience, en revanche, que les mêmes traits de sa personnalité lui avaient plu à l'époque. Elle en était certaine.
– Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? demanda Cassandre, la tête dans les étoiles.
– C'est...
– Une surprise, je suppose. Très bien. Je n'ai vraiment pas envie de me coucher tôt !
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