XIII. Pleine lune
Les mains plaquées contre les yeux pour ne rien gâcher de la surprise, Cassandre sentit se taire le vrombissement du moteur alors que le capot achevait de tousser sa fumée. Elle ne tenait plus en place, sur le siège passager, impatiente de découvrir en quel lieu improbable Cyrille l'avait cette fois conduite.
D'abord, elle entendit au loin comme de puissants bourdonnements ; une ruche grouillante d'abeilles qui voltigeaient en tous sens. Puis, elle écarta timidement les doigts et perçut de vives lumières qui fusaient, en bancs, fendant l'obscurité tels des poissons abyssaux. Quand ses yeux se furent habitués aux rayons de clarté, elle distingua le hangar et la piste goudronnée derrière le grillage avachi.
Plus rien ne l'étonnait, si ce n'était le manque manifeste d'expérience de Cyrille en matière de séduction amoureuse. Comme cette dernière gardait le silence sans quitter le siège conducteur, Cassandre brisa la glace :
– Bien, je suppose qu'on est parties pour faire un karting !
Sur la ligne de départ, Cassandre gardait les mains crispées sur le volant, prête à appuyer de toutes ses forces sur la pédale d'accélération. La voix trop enjouée de l'animateur retentit dans le micro pour entamer le décompte.
– Trois... Deux... Un... Go ! Allez-y, c'est parti ! Go, go, go !
Au même instant, le feu passa au vert et les dizaines de karts s'élancèrent sur la piste slalomante. Cassandre chargea à bord de son bolide miniature, avec pour seul objectif de ne pas perdre Cyrille de vue. La rattraper, ça aurait été le summum ! Cependant la jeune femme, une centaine de mètres au-devant, semblait maîtriser aussi habilement l'art de la conduite qu'elle péchait dans celui de la galanterie. Elle paraissait ne faire plus qu'un avec les quatre roues et, en la voyant ainsi se frayer un passage dans la marée mvrombissante, par petits à-coups de volant, Cassandre fut saisie par une vision qui allait l'obséder des jours durant. Alors même que Cyrille mobilisait tout son talent pour creuser entre elles une distance quasi irrattrapable, l'exacte même scène rembobinée défila dans la tête de l'amnésique : plutôt que de la fuir honteusement, sa soupirante traçait droit sur elle pour venir la percuter dans une exquise déflagration. Ah, si seulement Cyrille avait été aussi virtuose avec les sentiments qu'avec un levier de vitesses !
Cassandre se courba sur les commandes du véhicule. Un instinct furtif semait en elle l'illusion que, tête baissée, on fonçait plus vite. Rien n'est moins vrai, quand on se laisse porter par la force du moteur. Pourtant, loin devant, Cyrille avait bel et bien l'air de répartir astucieusement son poids sur sa monture bourdonnante, la forçant à négocier à la dernière minute des dépassements impensables.
Dépassée, Cassandre s'était retrouvée malgré elle en queue de peloton. Elle s'acharnait sur l'accélérateur, en vain : la puissance du kart demeurait limitée et elle manquait cruellement de technique. La silhouette tremblante de Cyrille, devenue un nouveau genre de faune à quatre pneus, se dérobait peu à peu à sa vue.
Soudain, une idée bluffante illumina l'esprit de la piètre conductrice : si elle ne pouvait atteindre l'objet de sa convoitise, alors elle ferait en sorte de se laisser prendre. Elle jouerait une proie telle que même le fauve craintif ne pourrait renoncer à l'appel de sa chair !
Son éternel rire malicieux cristallisé au coin des lèvres, Cassandre releva tout doucement son pied, de sorte à atténuer la pression qu'elle exerçait sur la pédale. Un bref moment plus tard, l'ultime compétiteur en course la devançait et son kart devenait sans conteste le dernier en lice. Elle continua de ralentir pendant plusieurs minutes. Le karting prenait des airs de ballade, à mesure qu'elle zigzaguait sur le circuit, le nez en l'air. À travers la visière de son casque, elle admirait les étoiles qui tapissaient la voûte du ciel nocturne. La lune, alors pleine, embrassait le monde de sa pâle clarté. L'astre se faisait projecteur, se plut à penser Cassandre, afin de mettre l'emphase sur le clou de la soirée ; une chute préméditée.
Comme escompté, la monture crissante de Cyrille déboula à pleine allure, au coude à coude avec celle à laquelle elle disputait la première place. La pilote chevronnée ne remarqua le kart résolument statique de Cassandre qu'à la dernière seconde. Elle donna un violent coup de frein et braqua complètement pour éviter de l'emboutir de plein fouet. Leurs deux véhicules furent réunis par une collision digne d’autos-tamponneuses ; le grincement des châssis et le frottement des pneus confondus en une sorte de ballet sensuel, tandis que les conducteurs agacés les huaient en passant.
– Tout va bien ? Tu ne t'es pas fait mal ? s'assura Cyrille alors qu'elles se débarrassaient de leur équipement de sécurité.
– Parfaitement bien !
Cassandre essaya de sonder son regard, mais elle ne sut estimer si Cyrille était ou non consciente qu'elle avait volontairement provoqué l'accident. L'apprentie soupirante jeta un œil à sa montre.
– Bon, on peut encore arriver au cinéma pour la séance de minuit.
Cassandre lui emboîta le pas jusqu'à la voiture sans une parole. Elle prit place sur le siège et boucla sa ceinture, alors même que sa main tremblait d'impatience. Elle balança la tête en l'air, tenta de réprimer la grimace qui naissait sur son visage, tourna sept fois sa langue dans sa bouche pour ne pas dire un mot de travers. Ne rien dire du tout, se répétait-elle, cela valait mieux.
Pourtant, quand Cyrille eut démarré et que le tas de ferraille fut lancé à pleine vitesse sur la nationale déserte, Cassandre sentit qu'elle ne pourrait se contenir toute la durée du trajet. Au loin, elle avisa un chemin de terre tout juste discernable sous le halo discret de la lune. Elle pointa la piste du doigt.
– Tourne ici ! Tout de suite !
Trop surprise pour chercher à comprendre, Cyrille s'exécuta le plus vite qu'elle put.
– Coupe le moteur.
Une fois encore, elle obéit. Elle se gara sur le chemin boueux et son regard glissa sur les mollets nus de Cassandre.
– Quelque chose ne va pas ? s'inquiéta-t-elle.
– Je passe une bonne soirée en ta compagnie, vraiment...
La jeune femme au volant eu l'intuition qu'un « mais » ne tarderait pas à suivre et que ce qu'il impliquerait risquerait fortement de lui déplaire. Cependant, le besoin urgent d'être mise au parfum la poussa à insister :
– Mais ?
– Regarde-moi.
L'anxiété dévorait Cyrille lorsqu'elle leva les yeux sur l'élue de son cœur. Pour une fois, aucun rire indiscret ne trahissait une mauvaise farce ; Cassandre était absolument sérieuse.
– Toute la soirée, tu as détourné le regard. Pour être franche, je te trouve mignonne quand tu es embarrassée. Par contre, je n'aime pas l'idée que je t’intimide.
Comme Cyrille ne répondait pas, elle poursuivit :
– La table de resto la moins intime du monde, le karting, et maintenant le cinéma ! J'aime beaucoup tout ça, vraiment... Bon, peut-être que je ne suis pas une grande fan de karting. Mais j'étais heureuse que tu m'embarques dans ton univers, sans prendre de pincettes, sans chercher absolument à me plaire. Sauf qu'il y a autre chose, n'est-ce pas ? J'ai vraiment l'impression que tu cherches à éviter à tout prix qu'on se retrouve en tête à tête, qu'on puisse échanger, discuter... Tu ne veux pas prendre les devants ? Très bien ! Alors, laisse-moi au moins l'occasion de le faire !
Cassandre ne laissa pas à Cyrille l'occasion de se défendre. Sa tirade à peine achevée, elle empoigna le volant et se hissa à la hauteur de la conductrice afin de venir coller ses lèvres contre les siennes.
Ce baiser, Cyrille ne l'avait pas vu venir. Toute la soirée, elle avait eu l'impression d'enchaîner les faux pas. Elle ne s'expliquait pas comment, malgré l'échec complet de ce rendez-vous, leur bouches s'étaient retrouvées embrassées.
Ce baiser, pourtant, cela faisait des années qu'elle en rêvait, la cigarette au bord des lèvres ; qu'elle l'idéalisait, sans doute. Certes, la chaleur humide de la bouche de Cassandre n'avait rien à envier à un mégot brûlant. Toutefois, lors des embrassades solitaires auxquelles elle s'adonnait en compagnie de la muse nébuleuse exhalée de sa propre gorge, elle ne manquait jamais d'impétuosité. En même temps qu'elle était persuadée de ne jamais revoir Cassandre, elle s'était toujours imaginé qu'à la seconde où elle la retrouvait, elle l'étreignait de tout son corps et arrachait ses vêtements pour s'imprégner sans plus tarder de la douceur de sa peau.
À présent, alors que leurs salives se mêlaient timidement et que la langue de la jolie rousse entreprenait tant bien que mal de pénétrer sa cavité buccale, Cyrille demeurait paralysée sur place. Bien qu'elle eût envie de la saisir par la taille et de répondre aux avances de ses papilles, elle ne pouvait que presser doucement ses lèvres contre celles de sa bien-aimée. Le moindre élan, lui paraissait-il, aurait risqué d'écailler la porcelaine fragile de ce corps de poupée.
De poupée, Cassandre n'avait pourtant que la carrure. Elle en donna une preuve suffisante en décrochant d'un coup sa ceinture afin d'enjamber le levier de vitesses et ainsi venir plaquer Cyrille contre le fond de son siège. Il sembla alors à cette dernière, pétrifiée, que leurs gorges ne formaient plus qu'un seul et immense tunnel, au creux duquel tout pouvait advenir.
– Détends-toi, murmura Cassandre en collant le bout froid de son nez contre le sien.
– C'est la lune...
– La lune ?
– Toute cette lumière, ça me met mal à l'aise...
Cassandre se cala contre le volant de manière à prendre un peu de recul. Elle vit alors l'étrange jeu d'ombres par lequel la Nuit sculptait le visage de Cyrille. On eut dit qu'elle portait le masque d'un clown triste. Elle ne put refouler un gloussement amusé.
– Moi, au contraire, cet énorme projecteur tout juste braqué sur nous, ça me donne l'impression que nous sommes seules au monde.
Elle caressa tendrement la main de Cyrille et glissa les doigts entre les siens. Toujours enfoncée dans son siège, son amante contemplait la céleste créature agenouillée au-dessus d'elle. La lueur lunaire auréolait son visage ; son éclat transformait sa chevelure en une cascade de feu. Si nous étions seules au monde, alors...
Cyrille agrippa à deux mains les joues laiteuses de Cassandre et se redressa, comme un fou subitement jailli de sa boîte, pour l'embrasser passionnément. Tandis que sa muse, désormais de chair et d'os, passait les bras à son cou pour l'attirer plus fatalement dans son piège lascif, Cyrille pouvaient sentir les cendres ardentes enflammer chaque parcelle de son être.
Après que Cassandre lui eut sensuellement mordu la lèvre inférieure, leurs bouches ne s'éloignèrent plus que pour se retrouver plus ardemment encore. Et à mesure que le jeu des muqueuses s'intensifiait, le désir entamait de les consumer.
La lune seule était témoin de l'inconfortable lutte de ces deux corps, crispés sur un même siège, qui tentaient désespérément de se fondre l'un en l'autre.
Brusquement, la terre trembla et les phares aveuglants d'un camion renversèrent le doux refuge érigé par la nitescence de l'astre nocturne. Cyrille sursauta.
– Rentrons, dit Cassandre en regagnant son siège. On a encore toute la nuit.
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