XVII. Carte postale
Paul renversa la tête contre le dossier de son siège. Assis à son bureau, il profitait d'une minute de répit au milieu du tumulte permanent qui animait l'auberge. Depuis qu'ils habitaient ensemble, Cyrille avait toujours été difficile à vivre. La présence d'Alix, enfant indésirée et manifestement indésirable, n'aidait en rien. Parce qu'il s'était attaché à la fillette et avait pris à cœur son rôle d'oncle, Paul essayait de la distraire du mieux qu'il pouvait afin de la détourner de la cruelle évidence : sa mère ne l'aimait pas. Néanmoins, parce qu'il était lui-même fort occupé avec l'auberge, il n'avait guère le temps de jouer avec la petite. Au mieux, il pouvait la valoriser en la faisant participer aux tâches quotidiennes qui régissaient la demeure : étendre le linge, mettre la table, ranger les clés des chambres sur les portiques. C'était avec les trousseaux qu'il lui avait appris à compter et, lorsqu'ils remplissaient ensemble une machine à laver, ils avaient coutume de chanter un petit air joyeux.
Parfois, Paul avait la désagréable impression de faire de l'enfant une Cosette, rendue à son service. Aussi se démenait-il pour donner à la moindre corvée des airs de jeu insouciant.
Puis, Cassandre avait fait irruption dans leur petite routine difficilement réglée.
– Elles vont me rendre dingue ! soupira-t-il en se prenant la tête à deux mains.
Alors, à la suite d'une improbable réaction en chaîne – ses coudes cognèrent le bureau qui trembla ; le mur adjacent aussitôt contaminé par la vibration, de même que le panneau de liège qui s'y trouvait accroché – une carte postale se décrocha du cadre où était punaisée sa collection.
Il se pencha pour la ramasser et cette énième farce du hasard lui arracha un sourire amer : c'était une lettre de Cyrille. Non, pas n'importe laquelle. C'était la lettre, celle qui à l'époque lui avait causé une inquiétude inexplicable ; celle à partir de laquelle quelque chose avait définitivement basculé dans l'attitude de sa cousine.
Paul fit tourner la carte, légèrement cornée, entre ses longs doigts. Le timbre avait été retiré, pour la collection de son père. Le cachet de la poste demeurait encore intact.
Lorsqu'ils étaient plus jeunes, Cyrille et lui s'écrivaient chaque mois. Les communications téléphoniques étaient hors de prix, en ce temps-là. La famille de la jeune fille vivait confortablement, mais elle redoutait toujours que ses parents surprissent quelque conversation secrète. En effet, à l'époque, Paul était le confident privilégié de sa cousine. Du moins le croyait-il, jusqu'à la lecture de la fameuse lettre.
D'ordinaire, l'adolescente lui confiait des banalités – des banalités qui, lorsqu'on a quinze ans, ont tendance à prendre une ampleur démesurée : elle écrivait avoir fugué en douce pour faire la fête avec des amis, s'être fait offrir un verre par un inconnu au bar, avoir volé un paquet de bonbons à la supérette. Elle se plaignait de ses parents, constamment sur son dos, de Maxime qui la taquinait sans arrêt, des professeurs qui lui mettaient de mauvaises notes.
Paul était un garçon calme et il travaillait dur pour intégrer une prestigieuse école hôtelière. Néanmoins, les frasques relatées dans les cartes de Cyrille ne lui paraissaient en rien préoccupantes. Il prenait plaisir à lire le récit des bêtises que lui n'aurait jamais osé commettre ; il prenait soin dans ses réponses d'accorder à sa cousine toute l'attention qu'elle réclamait. Paul en avait conscience : Cyrille manquait cruellement d'une oreille attentive dans son entourage. Pourtant, il n'avait jamais eu l'impression, au cours de leur correspondance, que la jeune fille souffrait sérieusement. Jamais, jusqu'à cette terrible missive.
Cyrille lui envoyait toujours des cartes achetées au tabac de Vilmorne, pour la plupart des vues en noir et blanc des rues de la ville autrefois. Parfois, il lui prenait la fantaisie de dessiner des personnages dans les ruelles désertes ou d'ajouter des dialogues qui transformaient du tout au tout la scène représentée.
L'une des cartes préférées de Paul était la photographie d'une boutique de prêt-à-porter dont sortait, à l'instant, une femme élégante enveloppée d'un vison. Sur le trottoir d'en face, un homme promenait son chien et l'animal, fortuitement, tournait la tête, langue pendante, vers la bourgeoise. Cyrille lui avait attribué une bulle, à l'adresse du vison : « Mon pauvre Roger, t'as jamais eu de chance avec les filles ! ».
À l'instant même où Paul avait découvert dans le courrier la carte qui lui causerait tant de tourment, il avait été frappé par le choix de la vue : la nature morte d'une table où ne subsistaient que les restes d'un banquet et un vase renversé.
Il lui fallut trouver le courage de relire les mots précipitamment griffonnés par Cyrille.
Vilmorne
Le 6 novembre 1986
Mon cher Paul,
Je m'excuse d'abord de ne pas t'avoir écrit le mois dernier. J'espère que tu ne m'en voudras pas. Ces dernières semaines, je n'ai trouvé la force de parler à personne. La vérité, c'est que je n'arrive même plus à me regarder dans un miroir. Chaque fois que je croise mon reflet, je voudrais l'effacer d'un coup d'éponge, et mes conneries avec lui.
Paul, si jamais je commettais quelque chose d'atroce... Si je tuais quelqu'un, par exemple, tu m'aimerais toujours ? Tu m'accepterais toujours telle que je suis ?
J'aimerais te voir bientôt. Je voudrais te dire en face quel genre de personne je suis vraiment. Parce qu'à toi, je sais que je peux tout dire. N'est-ce pas ?
Je prendrai le train un week-end pour venir chez ma tante. Il te suffira de me donner une date dans ta prochaine lettre.
À très bientôt !
Cyrille
Par la suite, compte tenu des événements, Paul avait toujours cru que la terrible révélation que souhaitait lui faire Cyrille – et qu'elle lui avait effectivement faite lorsqu'elle lui avait rendu visite – concernait son orientation sexuelle. Toute la tristesse qu'elle ressentait depuis, il l'imputait au rejet de sa famille. Quant à ses nombreuses conquêtes, il se persuadait que c'était une façon pour elle de compenser les années durant lesquelles elle s'était sentie bridée.
Cependant, depuis que Cassandre logeait à l'auberge, Paul commençait à soupçonner que sa cousine lui avait caché quelque sordide détail. Cette femme sortie de nulle part, Cyrille la connaissait et, il en était certain, le dégoût manifeste qu'elle éprouvait envers elle-même avait quelque chose à voir avec cette mystérieuse figure du passé.
Annotations