XVIII. Matin
L'eau chaude commença à ruisseler sur ses épaules. Cassandre tira le rideau de la baignoire et entreprit de se savonner vigoureusement afin d'éliminer de sa peau toute trace du plâtre qui s'y était collé. Ses maudites méninges lui jouaient encore des tours. Elle se remémorait avec une précision sans faille des instants que jamais elle n'aurait voulu revivre, pas même en songe, et ce alors même que l'objet de sa quête demeurait enfoui dans les méandres inaccessibles de son passé. Elle se souvenait douloureusement des conséquences, et non des causes qui seules paraissaient en mesure de la délivrer.
Sa propre enfance demeurait pour la jeune femme une véritable énigme. Avec le temps, elle était parvenue à se rappeler quelques détails insignifiants, comme le toucher singulier de son vieil ours en peluche ou le goût amer du cacao en poudre premier prix que sa mère versait dans le biberon de lait qu'elle lui préparait avant d'aller à l'école. Outre cela, les seize premières années de son existence ressemblaient à s'y méprendre à un film VHS dont la bande folle, jaillie des bobines, aurait été sauvagement bourrée dans la cassette : un écran grésillant sur lequel, occasionnellement, surgissait l'image furtive d'un spectre lumineux.
Sa vie actuelle commençait un matin d'automne, en 1986. Le matin, avait-elle coutume de l'appeler, parce qu'il ne ressemblait à aucun de ceux qui suivraient.
Tandis que le jour se levait et que débutait sa nouvelle existence, la première sensation qui la frappa fut une douleur totale. Chaque parcelle de son corps hurlait de souffrance, chaque nerf se tordait, chaque muscle se contractait vaguement. Son genou la lançait, le déchirement redoublé par le fourmillement qui remontait son mollet, comme une colonie entière de termites lancées à l'assaut de ses vaisseaux sanguins. Elle tenta de remuer la jambe afin de repousser l'essaim grouillant, en vain. Sa rotule était cassée. Elle le comprit avant même de tendre le cou pour apercevoir le plâtre qui comprimait son membre inférieur de la cuisse jusqu'aux orteils.
Se faisant, elle sentit trois ou quatre sillons lancinants lui fendre le dos en différents points, comme autant de coups de hache assénés simultanément, et le corsage sanglé qui lui enserrait le buste. Les vertèbres, elles aussi, avait été brisées et Cassandre, ainsi momifiée, se retrouvait clouée au lit. Les inflexibles bandages ne lui laissaient même pas le luxe de profiter de la douceur des draps.
Ses bras n'étaient pas en reste, puisque deux sévères fractures gratifiaient le poignet de l'un et l'épaule de l'autre. Il lui semblait qu'on avait déformé son corps en tout sens, comme on désarticule les membres d'un pantin.
Néanmoins, rien ne la heurtait davantage que le haut de son crâne. En passant le bout des doigts de sa main plâtrée sur l'épais turban qui lui couvrait la tête, elle eut le sentiment étrange qu'une partie d'elle-même manquait, comme si le couvercle de sa boîte crânienne avait été ôté. À l'instant, son cerveau était incapable de produire n'importe quelle comparaison mais, en y repensant et en revivant malgré elle ce souvenir d'une vivacité accablante, elle pouvait affirmer que son crâne alors lui paraissait un œuf à la coque dont le jaune, dangereusement exposé, menaçait à tout instant de couler. Peut-être l'avait-il déjà fait.
À l'idée que sa cervelle pût dégouliner hors de sa caboche, elle poussa un hurlement d'effroi. Aussitôt, les infirmières accoururent dans la chambre pour tenter de comprendre ce qui affolait la patiente. Cassandre ne pouvait l'exprimer. Aucun mot alors ne voulait plus sortir de sa bouche ; non pas parce que ses cordes vocales avait écopé de quelque séquelle, mais parce que les mots lui faisaient défaut, tout simplement. Ils étaient là pourtant, agglutinés au fond de sa gorge, coincés sur le bout de sa langue, sans qu'elle fût en mesure d'en prononcer aucun.
Alertée par le personnel de l'hôpital, la mère de l'adolescente se pressa jusqu'au chevet de sa fille, enfin réveillée après plusieurs jours de coma et de multiples opérations. Tandis qu'elles croyaient certainement assister à d'émouvantes retrouvailles, les infirmières demeurèrent pétrifiées devant la scène qui suivit.
Cassandre leva les yeux sur la femme qui venait de la prendre de ses bras pour la rassurer, de lui caresser avec tendresse la joue pour essuyer ses larmes hystériques. À la façon dont elle la regardait, la jeune patiente pouvait sentir qu'elles se connaissaient. Toutefois, elle n'avait aucun souvenir de celle qui au moment-même lui prenait la main, des larmes de joie au bord des yeux.
Cette joie ne dura qu'un court instant. Face au regard vide et incrédule de son enfant, la mère eut l'intuition subite de l'épouvantable affliction qui frappait Cassandre.
– C'est moi, maman, murmura-t-elle.
Sans doute espérait-elle ainsi débrider la mémoire morte de sa fille. Pourtant, aucune étincelle n'illumina les pupilles de la jeune patiente. En ce qui la concernait, la peur étouffait en elle toute émotion. Non seulement elle ne pouvait témoigner d'affection à la mère qu'elle ne reconnaissait plus mais, en outre, l'état de perpétuelle incompréhension induit par la perte de ses souvenirs faisait croître en elle une appréhension quasi sauvage. Elle tenait dorénavant plus de l'animal craintif que de l'être humain.
En même temps que sa mère encaissait péniblement le coup et digérait l'idée de devoir apprivoiser la chair de sa chair, rendue étrangère à sa propre vie, Cassandre se calma. Une sorte d'instinct venait de lui souffler la tragique réalité : sa cervelle était toujours d'un seul morceau à l'intérieur de sa boîte crânienne, bien refermée ; en revanche, chaque infime moment qui avait constitué jusque là son existence en avait été effacé.
Dans un élan de colère, Cassandre cogna du poing contre le mur carrelé de la baignoire.
– Rendez-moi ma putain de vie ! Cyrille... merde... quand est-ce que tu vas me dire la vérité ?
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