XIX. Loup solitaire
Dehors, il faisait grand vent. Cyrille était sortie sans même prendre la peine de revêtir un manteau. Elle grimpa dans la voiture et démarra au quart de tour, pressée dans sa perpétuelle fuite en avant. Elle éprouvait envers elle-même un profond dégoût, le même qu'à l'époque. Incapable de soutenir la souffrance de Cassandre, elle l'abandonnait à son chagrin ; elle l'abandonnait une fois de plus. Elle partait pour mieux revenir, pour mieux l'aimer, pour mieux la détruire en fuyant de plus belle – le cycle vicieux paraissait insurmontable.
Tandis qu'elle dépassait le parc pour gagner la route nationale, elle aperçut la frêle silhouette d'Alix, enveloppée dans son imper jaune. La fillette brandissait une imposante pierre devant les yeux écarquillés du garçon qu'elle avait tabassé quelques jours plus tôt. Le sang de Cyrille ne fit qu'un tour dans ses veines. Elle va le frapper avec ça ! Alors elle pila et courut hors du véhicule pour arracher le galet des mains de l'enfant.
– Non ! cria Alix. Rends-le moi !
– Si tu crois que je vais te laisser éclater la face de ce pauvre gosse à coup de caillou !
La colère qui saisissait la jeune mère était telle qu'elle gifla aussitôt la petite, en envoyant voler l'odieux galet dans le fossé. Alix leva sur elles ses grands yeux rougis par les larmes.
– Tu comprends rien ! Tu m'écoutes pas ! T'es la pire mère du monde !
Quand Cyrille voulut attraper le bras de sa fille, cette dernière se dégagea violemment et tourna les talons pour plonger dans la tranchée boueuse, à la recherche de la pierre volée. Pendant que la mère voyait l'enfant se jeter à corps perdu dans la vase pour récupérer son arme de fortune, comme s'il s'était agi d'un trésor inestimable, la petite main potelée du garçon tira sur le pull de Cyrille.
– C'est pas ce que vous croyez, M'dame. Alix est gentille avec moi, maintenant. Elle a dit aux autres d'arrêter de me frapper. Elle voulait me montrer son œuf de dragon. Alix dit que si je m'en occupe bien, quand il éclora, le dragon me protégera et plus personne ne m'embêtera.
– Un œuf de dragon ?
Alix se redressa dans le fossé en essuyant la boue qui souillait le gros galet bien lisse. En effet, on aurait dit l’œuf pétrifié d'une créature mythique. Elle lança un regard noir à celle qui avait bien failli tuer le dragonnesque embryon, en même temps que Gaëtan venait lui tendre la main pour l'aider à s'extirper du trou bourbeux. Cyrille pouvait encore sentir la brûlure de la gifle qui irradiait les lignes de sa main.
– Pardon, bredouilla-t-elle. Je croyais que...
– Allez viens ! lança Alix au garçon en l'entraînant avec elle. On va jouer ailleurs. Ma mère est une grosse nulle !
Cyrille se cogna la tête contre le volant. Si elle chérissait tant la solitude, si elle s'y repliait dès lors que l'occasion se présentait, sans doute était-ce en raison que chaque échange humain lui faisait prendre conscience de sa propre médiocrité. Franchement, comment quelqu'un comme moi pourrait la rendre heureuse ?
Lorsqu'elle reprit la route, poursuivant coûte que coûte sa grande évasion hors du cercle infernal des rapports sociaux – exode qui la conduirait immanquablement à affronter l'entité qui la jugerait le plus impitoyablement : sa conscience – des larmes cinglantes lacéraient les joues de la jeune femme.
À travers l'eau salée qui inondait ses pupilles, les contours de l'autocar, stationné à l'arrêt qui bordait la forêt, à l'entrée de Vilmorne, tremblaient comme un reflet sur le miroir d'un lac – réminiscence surgie d'un au-delà qu'elle avait trop longtemps espéré noyer dans la houle de son cœur.
Une terrible fin d'après-midi de 1985 planait au-dessus d'elle et l'enveloppait tranquillement ; un énième viol que le passé infligeait impunément au présent.
Cyrille descendait du bus qui les ramenait du lycée, elle et les autres jeunes de Vilmorne. Son frère partageait une cigarette avec Jérémie. Le garçon était le meilleur ami de Maxime. Il sortait depuis quelques mois avec Michelle, amie d'enfance de Cyrille et camarade de classe de Cassandre. Ils descendaient tous les cinq à l'orée du bois avant de remonter la grand rue à pied vers leurs foyers respectifs.
En cette fin d'après-midi aussi terrible que d'ordinaire, Michelle estima que Cassandre méritait qu'on la passât à tabac. La rouquine n'avait pas sourcillé une seule fois face aux insultes dont on l'avait rossée durant tout le trajet. Cela méritait sans doute une petite correction.
Il suffit à Michelle de bousculer Cassandre pour que les garçons comprissent que l'heure était à la fête. Maxime s'amusa à brûler les cheveux de la jeune fille du bout de sa cigarette, la menaçant tantôt d'écraser me mégot fumant sur sa joue, lui crachant tantôt au visage. Jérémie jouait de son canif pour l'intimider. Puis, comme Cyrille se tenait résolument en retrait, Michelle la tira par le bras et lui fourra une grosse pierre dans la main.
– Va-y, Cyci, frappe-la !
Refuser, ç'aurait été pure lâcheté. Du moins, c'est ce dont était alors persuadée l'adolescente. Elle accepta donc le caillou et s'avança vers celle qu'en secret, à l'abri des regards, elle avait l'habitude d'embrasser, pour la rouer de coups. À aucun moment Cassandre ne fit mine de se débattre, s'offrant tout entière aux cruelles caresses de son amie. De son côté, Cyrille préférait s'imaginer qu'elle l'éreintait à grands coups de passion.
Plus tard, dans l'intimité, elle présenta ses excuses à celle qu'elle avait injustement battue. Celle-ci les accepta sans s'y étendre. Mais les démonstrations de force perdurèrent, descente du bus après descente du bus, chaque fois que l'un des trois autres énergumènes décidait d'engager contre leur souffre-douleur quelque hostilité. Toujours, on demandait à Cyrille de venir régler son compte à son amante, incapable d'opposer la moindre résistance. Et toujours Cyrille s'exécutait servilement. Parce qu'elle avait du cœur, elle commença à devancer la sempiternelle requête de ses pairs et, avant même qu'on ne l’exhortât à se déchaîner contre la proie innocente, elle prit pour réflexe de constamment choisir au préalable la pierre la plus lisse et la moins coupante qu'elle pouvait dénicher ; un véritable œuf de dragon.
Si en ce temps-là elle avait déjà été un loup solitaire, si elle n'avait pas suivi, la queue entre les pattes, les appels hargneux de sa meute enragée, Cassandre, à ce jour, ne se serait pas trouvée dans un tel état de souffrance. Jamais la coquille brisée m'aurait jeté entre elles une guivre sanguinaire.
Au dernier moment, son instinct de survie s'éveilla et elle appuya de toutes ses forces sur la pédale de frein pour éviter de percuter l'autocar. Le conducteur du bus, en rogne, martela le klaxon pour lui exprimer ses sentiments les plus virulents.
Cyrille expulsa un soupir, tandis que son corps, des pieds à la tête, était parcouru par d'incontrôlables spasmes. Dès qu'elle se jugea en mesure de reprendre la route, elle rebroussa chemin jusqu'à l'auberge et se précipita jusqu'à la chambre 104. Sans prendre le temps le frapper, elle ouvrit grand le battant.
La fenêtre de la chambre de Cassandre était ouverte, les rideaux dans le vent, et la jeune amnésique perchée sur le rebord. La moindre bourrasque aurait suffi à la faire chavirer et chuter, irrémédiablement. Le regard fixé sur l'horizon, la potentialité d'une telle dégringolade ne semblait nullement l'inquiéter. Son long manteau noir lui couvrait les épaules et ses mains se crispaient, comme grippées, dans le fond de ses poches.
Cyrille s'approcha en silence et entoura son corps frêle de ses bras, tant pour lui témoigner son affection que pour l'empêcher de tomber. Elle le savait pertinemment, de plates excuses ne suffiraient jamais à effacer tout le mal qu'elle avait fait. Les « mea culpa » sans consistance, elle en avait probablement épuisé son quota autrefois. Puisque les mots, en aucun cas, ne panseraient les blessures, elle reconnut simplement :
– J'étais là, le jour où tu as été tabassée et laissée pour morte dans les bois.
– L'accident, lâcha Cassandre sans détourner le regard de l'horizon grisâtre. Et tu n'as rien fait pour m'aider. C'est ça qui te fait culpabiliser ?
– S'il n'y avait que ça... Mais il y a aussi Marjorie.
– Tu as dit qu'elle était morte d'une crise d'asthme.
– Elle ne serait sûrement pas morte, si l'asthme ne s'en était pas mêlé. Mais la vérité, c'est qu'on s'en est pris à elle aussi. On l'a menacée, tabassée et coursée sur des kilomètres. Quand la crise s'est déclarée, elle était déjà épuisée, au milieu de nulle part, et les seules personnes présentes lui lançaient des cailloux à la tronche... Si quelqu'un avait fait quelque chose, elle ne serait pas morte.
Cassandre se retourna doucement et vint coller sa joue froide contre celle de Cyrille.
– Tu étais là, à ce moment-là ?
– Non. Quand je suis arrivée, c'était déjà fini. Mais ça ne change rien, dans le fond. Si au lieu de les rattraper, j'avais couru prévenir quelqu'un... Si au moins je les avais dénoncés...
L'amnésique s'écarta doucement, pour admirer le visage ruisselant de celle qui, pour une fois, prenait sur elle pour se livrer franchement.
– Pourquoi tu ne l'as pas fait ?
– Je faisais partie de la bande. J'avais peur que ça me retombe dessus, qu'on me tienne responsable. La belle affaire ! La justice n'a rien à me faire payer, ma conscience s'en charge toute seule à longueur de temps !
– Alors, personne n'a jamais été puni pour la mort de Marjorie ?
– Non. Si je les avais balancés... Je pourrais le faire, maintenant. Si ça peut te soulager, alors...
– Tu penses que je cherche la vengeance ?
– Ce serait normal, non ?
– Sans doute, si je me souvenais de tout ça. J'ai beaucoup de peine pour Marjorie, et pour moi-même d'ailleurs. Mais je ne sais plus rien ni de qui elle était, ni de qui j'étais à l'époque. Alors, chercher un coupable maintenant, ça servirait à quoi, à part remuer le couteau dans la plaie ? Tout ce que je veux, c'est aller de l'avant, et y aller avec toi.
En même temps qu'elle lui déclarait sa flamme, Cassandre ôta les mains de ses poches pour l'étreindre en retour. L'autre, quoi que sa vue fût obstruée par un voile de gouttelettes salées, entraperçut les paumes éraflées de sa belle, sauvagement mutilées par des éclats de châtaignes.
– Cassie...
Les paroles de Cyrille furent tout aussitôt étouffées par ses sanglots. Elle enfouit son visage contre la poitrine de sa bien-aimée et, la serrant un peu plus fort contre elle, explosa dans un torrent de chagrin. Tandis qu'elle pleurait toutes les larmes de son corps, des lèvres aimantes lui embrassèrent le crâne.
Le loup interrompit sa course et se roula en boule sur le sol mousseux d'une clairière. Comme il ne bougeait plus du tout, les petits animaux des sous-bois, et les rongeurs au pelage fauve dont ils se délectait jadis sortirent de leurs cachettes et commencèrent à s'affairer autour de lui sans même remarquer sa présence prédatrice. Alors, dans la placidité la plus totale, le chasseur harassé se rendit compte qu'étrangement la faim avait cessé de le tirailler.
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