XXII. Mémoire
– Alors c'est ça, ton explication ? soupira Cassandre. Tu voulais mon bonheur... Tu voulais m'épargner des souvenirs insoutenables, tu dis.
Cyrille se mordit la lèvre. Elle se demandait ce qui serait advenu, si elle avait tout avoué dès leurs retrouvailles, avant que Michelle ne crachât le morceau à sa place. Sans doute n'aurait-elle pas eu droit à la moindre tendresse de la part de celle qu'elle avait rendue amnésique. En outre, rien ne laissait penser que ces révélations auraient soulagé cette dernière. Au contraire, à en juger son état actuel, tout portait à croire que la vérité détruisait – véritable tornade – la plus infime perspective heureuse.
En aurait-il été autrement si Cyrille n'avait pas gagné le cœur de sa victime avant que ses actes passés ne le brisassent ? Probablement. Elle voyait déjà le tableau : Cassandre, réduite à endurer le deuil d'une parfaite inconnue ; contrainte de la haïr, elle qui avait dérobé ses souvenirs, sans la connaître non plus, de même que les sentiments qui avaient motivé ses crimes. Faute de mieux, désormais, Cassandre pouvait l'abhorrer en connaissance de cause, nourrir sa rancœur des instants passionnés qu'elles avaient partagés, sans avoir proprement à éprouver la perte de la défunte amante dont aucune trace ne subsistait en sa mémoire. Ouais, je suppose que c'est la meilleure conclusion possible.
– Je ne cherche pas à me justifier, bredouilla Cyrille. Encore moins à me disculper. Je me sens coupable, tu le sais. Je m'en voudrai toute ma vie pour avoir laissé les choses prendre cette tournure. Mais si je ne t'ai rien dit, c'est parce que j'étais convaincue que c'était le meilleur choix possible...
– Je ne t'aurais pas tenu responsable de la mort de Marjorie, tu sais.
– Évidemment. Tu as toujours été trop gentille. J'en ai toujours abusé. C'est comme ça, je suis toxique. C'est ma malédiction : je ne peux aimer que toi, tout en sachant que je te rendrai malheureuse, quoi que je fasse...
– Putain, Cyrille, tu n'es pas en position de te plaindre !
Cassandre s'écroula sur le gros fauteuil de la chambre 101 et prit sa tête entre ses mains.
– Pourquoi est-ce qu'il a fallu que je tombe amoureuse de toi ?
Cassandre était hors d'elle. En revenant du bar, son esprit avait tenté par tous les moyens possibles de réfuter l'abjection avancée par Michelle. Incapable de se défaire de ses doutes – comme si un fragment de son être, malgré l'amnésie, ne pouvait se soustraire à la réalité ; comme si son propre cœur, tout ce temps, avait tenté d'occulter la nature véritable du drame – elle s'était néanmoins décidé à poser la question à la principale intéressée.
« Est-ce que c'est toi qui m'a frappée à la tête ce jour-là ? »
Avant que Cyrille eût reconnu les faits, la vérité s'était lue dans son regard. Sans doute parce qu'elle pensait que Cassandre avait besoin de comprendre, sinon la raison, les circonstances de son crime, elle s'était lancée dans le récit précisément atroce et atrocement franc de la scène qui depuis trop longtemps avait sombré dans les abysses insondables d'une mémoire détraquée.
En se laissant conter cette effroyable histoire, Cassandre faisait les frais de tant de tiraillements qu'elle ne pouvait déterminer lequel se révélait le plus éreintant.
Écartelée entre la froide amnésie et le fer incandescent que chaque révélation apposait sur ses méninges : elle pouvait ressentir chacun des coups portés à son être passé, à travers le tableau brut que lui en livrait Cyrille, sans pourtant pouvoir embrasser pleinement la souffrance de cette autre révolue, noyée dans le néant profond de son propre oubli. La moindre image que l'honnêteté de son bourreau ravivait dans son esprit la renvoyait au même constat frustrant : comme s'il s'était agi du film de la vie d'une autre, Cassandre n'éprouvait envers elle-même qu'une empathie illusoire, suivant sa propre destruction comme elle aurait suivi les aventures d'un Rick Deckard, poussé dans ses retranchements par un réplicant séducteur.
Déchirée d'un côté par la passion ardente et de l'autre par le tranchant glacé d'une haine cristallisée : elle souhaitait en cet instant que les pires supplices s’abattissent sur Cyrille ; pourtant, il lui semblait dans le même temps avoir elle-même trop enduré pour devoir se résigner à avorter son amour.
Les larmes s'étaient mises à perler au bord des yeux de la coupable et rien n’énervait désormais plus Cassandre que de la voir ainsi s'apitoyer sur les conséquences de ses propres bévues. Elle s'emporta.
– T'as cru que j'étais un fichu robot qu'on pouvait reformater d'un coup sur la tête ?
– Bien sûr que non, Cassie... Je te demande pardon, encore... Je te demandais toujours pardon, et je continuais sans cesse à te faire du mal. J'ai encore fait de la merde... C'est la dernière fois, promis. J'imagine que tout s'arrête là...
– De quoi tu parles, Cyrille ?
– C'est bon. Inutile de se voiler la face. Ce que je t'ai fait, c'est irréparable. Tu me haïras du plus profond de toi-même pour ça, et c'est normal. Quel avenir on a ensemble, partant de là ? Je me doute bien que tu ne voudras plus jamais me revoir. Alors, m'aimer...
– Tu as raison. Je te hais à un point... Je n'ai aucune envie d'aimer quelqu'un comme toi. Mais ça, je ne décide pas. Je crois que je n'ai jamais eu d'emprise sur ce que je ressentais. Aujourd'hui encore.
– Ça ne change rien. Même si tu m'aimes, je sais que tu ne peux pas me pardonner.
– C'est vrai. J'imagine qu'il te faudra longtemps, pour gagner mon pardon. Je ne peux même pas te promettre que je te l'accorderai...
– Arrête de parler comme si j'avais encore quelque chose à attendre.
– Alors, c'est toi qui me quittes ? Tu ruines ma vie, et tu me laisses en plan ? C'est comme ça que ça marche ? Tu ne vas même pas te donner la peine de supporter ma colère ? Non, tu vas te tirer, comme tu le fais toujours... Moi, je n'irai nulle part.
– Mais enfin, Cassie, tu débloques ! Tu m'as écoutée ? Ça fait dix ans que je te rends triste, que je suis incapable de t'aimer comme il faut...
– Parce que tu me laisses en plan à chaque fois. Parce que, pendant huit ans, tu n'as jamais eu le cran de venir me trouver. Tu auras toujours tes failles et j'aurai toujours les miennes. Quitte à ce qu'on soit deux vases brisés, autant qu'on s'embourbe dans la même résine, non ?
– Je te promets que je me rachèterai, même si je dois y passer ma vie...
– Arrête. Arrête avec les belles paroles, ça ne fait que rouvrir les plaies. Maintenant, il va falloir que tu dédies chaque seconde de ton existence à panser tout ça. Tu en as conscience ?
– Oui.
Cyrille ravala sa salive. Trop de paroles contraires venaient d'être échangées. L'amour triomphait de la rancœur, mais cette apparence ne la trompait pas : le chemin qu'elle avait consenti à emprunter, main dans la main avec sa victime, était semé d’embûches. L'amour seul ne vaincrait pas. C'était à elle, dorénavant, de redoubler d'efforts pour combler de présence celle qu'elle avait ignorée ; pour combler de présent sa mémoire dérobée.
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