XXV. Parfum
Cyrille avait rapidement été mise au parfum – littéralement : Cassandre lui avait offert un flacon d'eau de parfum et avait exigé qu'elle le portât quotidiennement. Parce qu'elle avait consenti à changer par amour, sans néanmoins savoir ce que ce changement impliquerait ni jusqu'où il devait aller, elle obéissait docilement.
En l'espace de dix jours, Cyrille se démena pour répondre du mieux qu'elle put aux exigences de Cassandre, avec pour unique espoir de réparer un jour le tort qu'elle lui avait causé.
D'abord, Cassandre s'installa avec elle dans la chambre 101. Tout bien considéré, étant donné qu'elles partageaient déjà le même lit, ce petit déménagement constituait l'évolution logique de leur relation. Cependant, parce qu'elles habitaient en fait une chambre d'hôtel, elles se sentirent rapidement à l'étroit. Cassandre émit alors l'idée de trouver un appartement ou une maison en ville ; option que Cyrille rejeta immédiatement. Malgré son attachement sincère pour sa compagne, elle ne pouvait se résoudre à aller aussi vite en besogne. De plus, prétexta-t-elle, elles travaillaient toutes deux à l'auberge et avaient la chance de pouvoir y loger. Cassandre demeura sceptique quant à cet argument, aussi, puisqu'elle était dure en affaires, Paul fut contraint d'intervenir. Il consentit à leur louer gracieusement le troisième étage, inoccupé, de l'auberge. Dès lors, l’amnésique passa la plupart de son temps libre là-haut à retaper la maison.
Mais les caprices de la jolie rousse ne s'arrêtèrent pas là. Après un lourd sermon sur son irresponsabilité, elle somma Cyrille de prendre son rôle de parent au sérieux et de daigner accorder davantage d'attention à Alix. Chaque matin de la semaine, la mère négligente se leva donc aux aurores pour conduire sa progéniture jusqu'à la grille de l'école et, chaque soir, elle acheva ses corvées avant seize heures trente pour l'y récupérer.
Sous l’œil attentif de sa compagne, Cyrille prit l'initiative de lire tous les soirs une histoire à sa fille. Toutefois, comme les contes de fées l'ennuyaient profondément, elle prit aussi la liberté d'en modifier régulièrement la fin. Puisque d'autres femmes du royaume faisaient vraisemblablement la même pointure qu'elle, le prince ne retrouvait jamais Cendrillon, mais sa bonne-fée de marraine la prenait sous son aile pour l'emmener vivre avec elle. Gobée par le loup, le Petit Chaperon Rouge n'attendait pas l'arrivée du chasseur pour se laisser digérer : elle fendait de l'intérieur le ventre de la bête avec le couteau à beurre que contenait son panier et se taillait un nouveau manteau dans la fourrure de l'animal.
– Tu es sûre que c'est approprié ? s'inquiéta Cassandre en entendant ce conte.
– De toute façon, c'est trop tard : elle préfère cette version-là.
Blanche-Neige, quant à elle, se gardait bien de croquer la première pomme offerte par une inconnue. Mais, comprenant que sa beauté faisait des envieux, elle changeait de coupe de cheveux et troquait ses vêtements pour des guenilles en laissant au miroir magique le soin de trouver plus jolie qu'elle. Certains soirs, le miroir détraqué persistait à accuser la pauvre Blanche-Neige d'abuser de ses charmes. Alors, elle vandalisait habilement le château avec son escadron de nains pour enfin briser la maudite glace enchantée.
– Je ne comprends pas, dit un soir Alix. Si la reine trouve que Blanche-Neige est si jolie que ça, pourquoi elle veut la tuer ? Elle devrait plutôt essayer de l'embrasser.
– Tu marques un point, gamine. La reine est dans le déni...
– Comme toi avant, avec Goupil ?
Dieu seul savait où l'enfant avait été pêcher ce surnom, mais elle n'appelait plus Cassandre autrement.
– Oui, comme moi avant.
– Alors c'est sûr, elle va rester avec nous ?
– Bien sûr. Enfin, si elle arrive à te supporter, petit monstre !
Cyrille disait cela sans méchanceté aucune, sans plus la moindre sécheresse. Bien que l'instinct maternel lui échappât encore, elle apprenait à apprécier les moments partagés avec sa fille et une complicité infantile s'établissait entre elles. L'enfant était perspicace et la jeune femme aimait voir quel regard elle portait sur le monde, écouter ses questions innocentes. Davantage, sans doute, Cyrille trouvait enfin grâce aux yeux de quelqu'un de son sang. Les choix de vie que son frère et ses parents avaient rejetés, sa fille les accueillait avec une nonchalance qui les banalisait. Alix, épargnée par les jugements hâtifs que répandent plus tard dans les esprits les conventions et les idées toutes faites dont grouille la société, ne voyait aucun mal à ce que sa mère aimât une autre femme, pourvu que celle-ci les rendît heureuses.
Heureuse, Cyrille l'était-elle ? Elle était résolue à donner le meilleur d'elle-même, à se montrer digne de celle qu'elle aimait et à changer, autant qu'il le faudrait. Pourtant, elle ne pouvait réprimer un profond sentiment de tristesse, à l'idée que peut-être elle ne regagnerait jamais la confiance de Cassandre.
Ce qu'elle avait commis été irréparable. Elle se devait de faire au mieux et, si c'était seulement possible, de se racheter un jour. Néanmoins, les jours passant, Cassandre trouva de nouveaux reproches à lui adresser ; reproches dont Cyrille ne put facilement se défaire, même s'ils lui parurent totalement illégitimes. Quelque langue de vipère – Michelle, probablement – avait dû informer l'amnésique de l'attitude volage qu'avait eu sa compagne ces dernières années. Depuis, Cassandre ne cessait de mettre en doute sa fidélité.
– Tout le monde raconte que tu collectionnes les jolies filles, que tu ne les gardes jamais longtemps.
– C'est vrai, j'étais comme ça. Mais ça, c'était avant de te retrouver.
– Qu'est-ce que j'ai de plus qu'elles ? Qu'est-ce qui me dit que tu ne vas pas te lasser de moi ?
– Je t'aime. Toi, et aucune autre. Tu sais, souvent, quand j'ai fréquenté d'autres filles, c'était à toi que je pensais...
– Donc, ce que je dois comprendre, c'est que j'ai beaucoup de substituts ?
– Bien au contraire...
La maladresse habituelle de Cyrille rendait vaine toute tentative d'explication. Son manque cruel de tact mettait Cassandre hors d'elle. Les justifications eussent-elles étaient imparables, l'accusée commençait à penser que ce petit jeu amusait son amante, qu'elle mettait exprès le feu aux poudres quotidiennement.
Et pour cause, chaque fois qu'une querelle les divisait, elles se réconciliaient en de violents ébats. Cyrille serrait les dents, laissait Cassandre lui lacérer la peau tout en humant sa nuque, vérifiant au passage qu'elle respirait le bon parfum. Elle la laissait lui pincer les seins et lui griffer les fesses, sans le moindre ménagement. Cela n'avait rien d’excitantes caresses, mais relevait bel et bien d'une colère refoulée. Cyrille accueillait docilement cette fureur passionnée, consciente que les tortures qu'elle avait autrefois infligées à la belle la dépassaient de loin.
Pourtant, elle redoutait constamment l'instant fatidique où Cassandre faisait glisser sa langue menaçante contre son palais. Se faisant, elle l'étouffait sans retenue entre ses muqueuses labiales – l’asphyxie avait le goût du baume à lèvres et d'un relent caféiné. Tandis qu'elle lui dévorait le bas du visage, son amante agrippait les cheveux de Cyrille à la racine et forçait brutalement la fusion de leurs deux gorges en lui retenant la tête. À mesure qu'elles s'embrassaient, les papilles de Cassandre se desséchaient. À court de salive, la créature lubrique se retirait alors dans un mouvement lascif. Cyrille avait tout juste le temps de respirer, en prévision de ce qui allait suivre, avant que les mains glacées de sa furieuse compagne ne vinssent saisir son cou, toutes griffes dehors, les pouces résolument appuyés sur sa trachée. Cassandre ne feignait plus, elle blessait bel et bien.
Néanmoins, Cyrille ne pouvait se résoudre à la repousser par la force, ni même à la supplier d'arrêter. La belle voyait, sans aucun doute possible, la façon dont sa mâchoire se crispait ou les larmes amères qui perlaient aux coins de ses yeux. Si la vue de la souffrance ne l'amadouait pas, l'implorer n'y changerait rien. C'est ce que se disait sa victime, laquelle, en quelque sorte, se complaisait tortueusement dans une position qu'elle jugeait mériter. En outre, la culpabilité n'était pas l'unique raison pour laquelle elle se soumettait servilement à tant de sauvagerie : chaque fois qu'à l'issue de cette éprouvante torture Cyrille glissait la main entre les cuisses de Cassandre, elle y découvrait, stupéfaite, le même torrent bouillant. Dès lors qu'elle lui faisait l'amour, elle était désormais tiraillée entre la fierté de lui apporter un plaisir certain et une gêne profonde, toute teintée de dégoût. Car il y avait quelque chose de tout à fait répugnant à songer, en effet, que son âme-sœur pût jouir jusqu'à l'extase rien qu'en la dégradant.
Il flottait dans cette volupté quelque parfum tragique.
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