XXVI. Bandage
Un jour, alors qu'elle revenait du magasin de bricolage de la zone commerciale la plus proche, Cassandre, constatant que sa réserve d'essence était presque vide, fit halte dans une petite station service, située à l'entrée de Vilmorne.
Tandis qu'elle coupait le contact et enfilait ses gants afin d'éviter de se tacher les mains, un jeune homme sortit du modeste commerce et courut jusqu'à elle. Par habitude, il décrocha la pompe et la fourra dans le réservoir en demandant :
– Combien de litres ?
– Le plein.
Cassandre était sortie du véhicule et, puisqu'un chevalier-servant s'occupait d'en remplir la citerne, elle ne savait que faire et demeura debout, les bras ballants dans ses vieux gants de mécano.
Soudain, l'employé de la station leva la tête, la vit et ses yeux se figèrent dans une expression d'effroi. Prenant sur lui, il étouffa son trouble dans un rire forcé.
– Ça alors, Sami ! rit-il. Enfin... Cassandre, pardon.
La jeune femme fronça les sourcils.
– Oh, on se connaît. Jérémie, je présume.
– Dans le mille. Tu as vraiment perdu la mémoire ?
– Oui. Mais Cyrille m'a tout raconté en détails...
– Je vois. J'imagine que ça ne servirait pas à grand chose que je te présente des excuses.
En effet, les excuses n'avaient que peu de valeur pour Cassandre. Elles ne répareraient jamais le passé, elles ne lui rendraient jamais sa mémoire. Si l'idée que celui qui lui avait autrefois explosé la mâchoire en éprouvait aujourd'hui quelque honte paraissait réconfortante, elle ne l'était pas tant que de savoir qu'il trimait désormais quotidiennement dans un hangar puant l'essence pour une bouchée de pain.
À la simple vue de cet énergumène, aussi serviable qu'avenant, de ses yeux qui pétillaient, la douleur de Cassandre refaisait surface. Tout le bas de son visage se souvenait, avec une précision monstrueuse, de chaque coup porté à ses gencives, de chaque dent arrachées. Ses prothèses dorées n'étaient que les témoins éclatants d'une douleur qui, sans doute, ne s'effacerait jamais.
Alors qu'elle ôtait ses gants et se penchait sur le vide-poches, à la recherche de sa carte de paiement, Jérémie ferma le réservoir, raccrocha la pompe et toqua au carreau du véhicule. S'en suivit un bref échange de regards : Cassandre leva sur lui des yeux interrogateurs et, d'un simple mouvement des pupilles, il lui fit signe de baisser la vitre. Elle tourna la manivelle. Tout en posant ses coudes sur le bord de la fenêtre, le pompiste passa sa tête dans l'habitacle.
– Je regrette sincèrement, tu sais. Ce qui est arrivé à Marjorie... Ce que je t'ai fait... On était vraiment cons. Si je peux faire quoi que ce soit pour réparer mes conneries...
Il se tut, conscient que son ancienne victime n'accepterait certainement aucun dédommagement de sa part, qu'elle refuserait obstinément de le laisser se racheter de quelque manière. Il s'étonnait d'ailleurs qu'elle l'eût laissé remplir sa citerne, qu'elle n'eût même pas songé à filer à pleine allure une fois le plein effectué. Peut-être leur rencontre ne relevait-elle pas d'un simple hasard. Peut-être que Cassandre, guidée par le ressentiment, était venue le trouver à dessein. Il s'assura timidement :
– Est-ce que tu es venue pour te venger ?
– Non, ne t'en fais pas. Toute cette violence, il faut que ça s'arrête.
Alors, devinant que le jeune homme se laisserait attendrir par sa conscience, la jolie rousse, chez qui nulle contrariété ne pouvait altérer le sens inné des affaires, se risqua à demander :
– Bon, si tu commençais par me faire cadeau de ce plein ? Ça aiderait à rembourser mes prothèses dentaires.
– Eh ben, tu ne perds pas le nord ! lâcha Jérémie dans un rire nerveux. Tu sais quoi ? C'est ok. Tu peux venir faire le plein chez moi quand tu veux. Je ne te ferai rien payer, jusqu'à c'que toi t'estimes que j'ai payé ma dette. Ça te va ?
Cassandre conclut leur marché par un sourire vainqueur, le seul que le garçon eut jamais vu sur son visage. Décidément, songea-t-il, elle avait changé. Elle n'avait plus rien du bouc émissaire, ni de la proie craintive. Le petit écureuil s'était mu en une sorte de prédateur rusé.
Non seulement parce qu'il tenait enfin l'occasion d'expier ses erreurs de jeunesse, de faire table rase des méfaits dont il redoutait depuis tout ce temps un retour de bâton, mais surtout car cette femme aux antipodes de la camarade qu'il avait autrefois tabassée distillait en lui une crainte aussi prégnante qu'injustifiée, Jérémie hasarda :
– Je t'offre un café ?
– Non merci. J'ai déjà trop soupé de l'amertume de Michelle.
– Un soda, alors ? J'ai du Coca, du thé glacé...
– Tu espères payer ta dette plus vite, c'est ça ?
– Non, pas du tout. Vois plutôt ça comme... une simple civilité entre voisins.
L'hésitation ne fut que de courte durée. Entre accepter de boire un verre avec celui qui lui avait déformé le visage à coup de semelles et rentrer retrouver celle qui lui avait lavé le cerveau en lui martelant le crâne avec une pierre, sous prétexte qu'elle l'aimait, Cassandre opta finalement pour le premier choix. À bien y réfléchir, si elle passait tant de temps dans les travaux, c'était peut-être pour ne pas avoir à soutenir les regards amoureux de celle que chacun des blancs dans sa tête la poussait à haïr. Quoi qu'elle éprouvât pour Cyrille un désir incomparable, il s'accompagnait d'un dégoût grandissant, impossible à refouler.
Cassandre prit place sur le siège que son hôte lui désigna du doigt : une banquette de voiture démontée, posée à même le sol dans l'entrepôt qui servait visiblement aux réparations. Jérémie piocha deux canettes fraîches dans la portière d'un petit réfrigérateur. Il lança sa boisson à l'invitée avant de se jucher sur l'appareil. Tous deux firent sauter leurs capsules et commencèrent à boire, dans un silence cérémonieux. Le bruit des déglutitions, dans le calme plat de la petite station, mettait le jeune homme profondément mal à l'aise. Malaise qui redoubla, sitôt que Cassandre éloigna la canette se sa bouche entrouverte et qu'il vit briller au fond le reflet d'une dent en or ; le spectre resplendissant du crime qu'il tentait d'enfouir. Par soucis de s'extraire à la morsure du passé, il entreprit de briser la glace :
– J'ai cru comprendre que toi et Cyrille... Enfin, les gens disent que...
– Oui. Ça te dérange ?
Il se trouva bête et il se demanda pourquoi il avait choisi un sujet aussi sensible.
– Non, pas spécialement. Ça m'est égal. J'veux dire, que vous soyez deux filles. Je ne vois pas le problème. C'est vrai que pour toi et Marjorie... Mais j'étais con, en ce temps-là. Ça ou autre chose, c'était juste un prétexte pour passer mes nerfs.
– Il y en a qui ont de la chance, de pouvoir passer leurs nerfs.
– Je suis désolé...
– Oui, je sais. Tu es désolé. Cyrille est désolée. Ça me fait une belle jambe ! Vous êtes là, huit ans plus tard, à vous poser en victimes en implorant mon pardon. Alors que vous avez pourri des vies. Vous avez pourri ce monde, encore un peu plus. Et vous croyez qu'il suffit de demander pardon ?
– Alors, ça ne va pas si bien que ça, entre vous deux ?
Cassandre vida sa cannette d'une traite, se leva et la jeta dans une poubelle en quittant le hangar.
– Peut-être que je suis mal placé pour donner mon avis, insista Jérémie en la rattrapant, mais comment tu peux être avec elle, si tu lui en veux autant ?
– Je lui en veux. Ça ne veut pas dire que je ne l'aime pas.
– Si tu le dis. Mais à elle, tu lui dis quoi ? Quand vous vous retrouvez toutes seules, toutes les deux ? Tu lui dis que tu l'aimes, ou tu lui fais savoir à quel point ça te répugne, ce qu'elle a fait ?
– Ça, c'est mon problème.
Alors qu'elle s'apprêtait à grimper en voiture, le pompiste lui empoigna le bras et la retint.
– Tu vas me frapper, Jérémie ?
– T'en as sûrement rien à foutre de moi, de la façon dont tout ça m'a chamboulé. Mais Cyrille, tu vis avec elle, merde ! Ça se voyait déjà, à l'époque, qu'elle en pinçait pour toi. J'étais con et ça m'amusait de la voir te malmener. Mais quand ça a dérapé et que t'es partie, moi j'étais toujours là pour voir ce qu'elle devenait. Toi, t'es pas restée dans cette putain de ville, qui te regarde de partout et qui te bouffe de l'intérieur. J'me plaindrai pas. Mais j'ai vu comment elle, elle a déraillé. Ces conneries l'ont détruite autant que toi, Cassandre. Alors arrête de croire que t'es la seule qui a besoin qu'on panse ses plaies. Aujourd'hui, t'as le beau rôle. T'as le pouvoir de nous absoudre ou non. Moi, je sais qui j'étais et qui je suis devenu. Je m'en remettrai, si tu me pardonnes jamais. Mais Cyrille, elle ne se pardonnera jamais. Elle ne se donnera jamais le droit d'avancer. Tu dis que tu l'aimes. Alors comment tu peux la regarder partir en vrille sans chercher à la retenir ?
– Qu'est-ce que tu peux savoir de ce que Cyrille ressent ?
– C'est une petite ville, tout le monde voit ou ferme les yeux. J'me mets facilement à sa place.
– Reste plutôt à la tienne. Salut.
Cassandre reprit le volant et démarra au quart de tour. Alors que les essuie-glace chassaient la bruine du pare-brise, le verre embué se métamorphosait en surface de projection. Son propre reflet apparaissait comme un fantôme dans la vitre. Elle revoyait le visage tourmenté de Cyrille, la violente peine qui la submergeait dès qu'elles faisaient l'amour. L'aimait-elle, ou lui en voulait-t-elle au point de la vouloir, tout entière ? De désirer imprégner de hargne chaque parcelle de son corps, laissé en offrande sur l'autel de la pénitence ?
Elle s'arrêta sur le bas-côté et cogna contre le volant, déclenchant dans sa colère d'indésirables coups de klaxon.
– Merde. Merde ! Merde !
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