XXIX. Fleurs
Les bouquets mortuaires décoraient les étalages de la boutique du fleuriste. Alix déambulait d'un pas tournoyant entre les chrysanthèmes et les cyclamens. Le choix de la fillette s'arrêta finalement sur un bouquet d’œillets bariolé dont les nuances tachetées de jaune et de pourpre dégageaient tout le charme d'une toile de Van Gogh.
– Tu peux me rappeler pourquoi tu veux me faire acheter des fleurs ? demanda Cyrille.
– C'est pour la maîtresse. Pour dire que je suis désolée.
– Désolée pour quoi ?
Alix ne répondit pas. L'institutrice avait téléphoné à plusieurs reprises pour prendre rendez-vous avec la mère de l'enfant, sans préciser le motif de cette entrevue. La petite ne s'était guère montrée plus loquace lorsqu'on lui avait posé la question, refusant obstinément de dévoiler la dernière de ses bêtises. Cyrille songeait qu'elle connaîtrait bien assez tôt le fin mot de cette histoire.
– Tu sais que ce sont des fleurs pour décorer les tombes, gamine ?
– Je les trouve belles.
– Eh ben c'est ta maîtresse qui va être ravie !
La jeune femme fit signe à l'enfant de la suivre jusqu'à la caisse. Elle y déposa le bouquet impressionniste, ainsi que deux compositions moins criardes et un petit cactus. Alors qu'elle ouvrait son porte-monnaie, Alix l'interrogea :
– Toi aussi, tu dois demander pardon ?
– Non, l'heure n'est plus aux excuses.
L'air frais s'infiltrait dans le couloir désert de l'école, ignorant les prétendues barrières du simple vitrage et des joints décollés des fenêtres brouillées par une crasse décennale. La mère et sa fille patientaient, immobiles sur le banc face à la porte close de la classe de Madame Bertin. Un frisson secoua le dos de Cyrille, qui enfouit aussitôt ses doigts crispés par le froid dans les poches de son manteau.
– Coupures budgétaires, hein ? Ces couillons attendent novembre pour mettre en route le chauffage...
Puis, baissant les yeux sur la petite :
– T'as pas froid, pendant la semaine ?
Alix secoua sa tête baissée, réfugiée sous la capuche de son petit blouson. Néanmoins, dans le même temps, elle se décala furtivement pour venir se blottir contre le buste de la jeune femme, à la cherche d'un peu de chaleur. Cyrille la laissa faire. Son regard parcourait le corridor désolé de l'école. Exception faite des affres visibles du temps – la peinture écaillée des murs cramoisis, des traces de patafix, quelques dalles déchaussées du carrelage ou encore les taches de moisissures causées par une fuite dont une brèche dans le faux plafond témoignait encore – rien n'avait, semblait-il, radicalement changé depuis l'époque où elle-même avait été élève ici. La même rangée de porte-manteaux colorés décoraient toujours le mur extérieur des salles de classe. On punaisait encore sur les mêmes panneaux de liège la traditionnelle photo de classe, le plus joli dessin du mois, une photocopie couleur de la première de couverture du livre préféré des élèves de l'an passé et le règlement intérieur de la bibliothèque scolaire qu'aucun d'eux ne savait lire.
En ce samedi matin, les porte-manteaux demeuraient vides et un air d'abandon flottait dans le couloir. Un rire idiot ébranla les lèvres de Cyrille lorsqu'elle imagina une horde de zombies débouler furieusement du passage obscur qui conduisait au réfectoire.
– C'est quoi qui est drôle ? questionna la petite.
– J'ai aussi été à l'école ici. Si tu reviens dans vingt ans, je suis sûre que, toi aussi, tu rigoleras.
– De toute façon, la maîtresse va me punir. On va me mettre en prison, et j'irai plus jamais à l'école.
– En prison, carrément ! s'esclaffa la mère. T'as volé le goûter d'un autre gosse ? T'as écrasé sa fourmi porte-bonheur ?
Pourtant, voyant que l'enfant ne bronchait pas et paraissait soudain saisir la gravité du crime pour lequel elle serait jugée d'un instant à l'autre, Cyrille s'efforça de retrouver son sérieux.
– Tu sais, gamine, quoi que tu aies fait, la maîtresse va me le dire. Tu ne voudrais pas cracher le morceau pour qu'on en discute calmement toutes les deux ? Je te promets de ne pas me mettre en colère.
Malgré toute la bienveillance déployée par sa mère afin qu'elle se confessât, Alix garda résolument le silence jusqu'à ce que la porte de la classe s'ouvrît. Madame Bertin : une femme sèche à la voix nasillarde, les invita à prendre place sur les chaises qu'elle avait disposées en face de son bureau. L'enfant tendit sans un regard à l'institutrice le bouquet qu'elle lui avait apporté et celle-ci l'acceptât en feignant d'être touchée. Tandis qu'elle prenait place sur l'assise raide de la chaise d'école, Cyrille se laissait peu à peu envahir par la désagréable impression d'être elle-même redevenue une môme rebelle qui écoperait bientôt de quelque punition.
– Vous êtes bien la maman d'Alix ? demanda la maîtresse en s'installant à son bureau.
« Vous n'êtes pas un peu jeune pour élever une enfant ? », pense-t-elle, perchée sur son piédestal.
– Ma fille a fait une bêtise ? J'imagine que c'est grave, vu la façon dont vous avez insisté pour que je vienne en personne. J'ai bien essayé de lui tirer les vers du nez, mais elle n'a rien voulu me dire.
– Vous savez, Madame...
– Mademoiselle, la coupa Cyrille.
Bah oui, tu peux me dévisager, madame l'institutrice ! C'est pas ça qui va me laver de mes péchés !
– Vous savez, Mademoiselle, se reprit l'enseignante, Alix est une petite fille pleine de ressources. Elle est vive et maligne, mais aussi très turbulente.
– Bah, elle a un peu plus d'énergie à revendre que la moyenne. Et elle met un peu plus de temps à intégrer les règles.
– Parfois, elle se montre agressive avec ses camarades.
– Vous connaissez les enfants, ils se bagarrent pour un rien...
– C'est vrai. C'est pour ça que je ne vous ai pas convoquée plus tôt. Pas quand Alix a lancé des craies à la figure du petit Gaëtan. Ni quand elle a découpé la robe de son amie Sophie. Ni quand elle a cassé les lunettes de Marc, tiré les cheveux de Solène ou poussé Joachim du haut du toboggan. Je l'ai punie et j'ai écrit un mot dans son carnet pour chacune de ces bêtises, mais ça fait un moment que vous ne signez plus.
Cyrille lança un regard discret à l'enfant qui se tortillait, toute gênée, sur la chaise voisine. Jamais Alix ne lui avait demandé de signer la plupart de ces avertissements. Cependant, elle ne pouvait pas l'en blâmer entièrement : elle-même n'avait pas toujours été un parent attentif et, dernièrement, depuis qu'elles s'était rapprochées, sa fille avait sans doute cherché à tout prix à éviter de la contrarier. Tant pour sauver les apparences que pour couvrir les arrières de la fillette, Cyrille décida de mentir :
– C'est vrai que je n'étais pas au meilleur de ma forme, dernièrement. L'oncle de Cyrille s'est beaucoup occupé d'elle. Mais je vous assure qu'on va faire ce qu'il faut pour qu'elle arrête de vous causer des ennuis.
L'enseignante joignit les mains sur la table et hocha la tête, sans la moindre conviction.
– Il va falloir que vous vous expliquiez auprès des parents de son camarade Martin. Hier, Alix et lui se sont battus. Elle l'a griffé à sang et elle lui a cassé le bras.
Cyrille tomba des nues, déroutée par toute la violence dont pouvait faire preuve une enfant de primaire. Mais, parce qu'elle avait elle-même été le bourreau dans sa jeunesse, elle se tourna vers la petite et chercha à comprendre.
– Alix, pourquoi tu t'es battue avec Martin ? Il doit bien y avoir une raison. Tu n'es pas bête, quand même. Tu ne l'as pas tabassé pour jouer. Alors, qu'est-ce qu'il a bien pu faire pour que tu lui casses le bras ?
Le regard renfrogné de la fillette allait et venait entre sa génitrice et la maîtresse d'école. Elle fit la grimace sans décoller les lèvres. L'institutrice, qui commençait à perdre patience, lâcha un soupir agacé.
– Madame... Mademoiselle, vous êtes consciente que je vais devoir exclure votre fille de ma classe jusqu'à ce qu'on ait tiré cette affaire au clair ? Si Alix ne s'explique pas, vous pourrez lui chercher une autre école. Je doute que mes collègues des communes voisines l'accueillent à bras ouverts quand vous leur aurez donné les raisons de ce renvoi.
– Je comprends...
– Eh bien, je crois que nous allons en rester là pour aujourd'hui. Je vous laisse faire le point avec Alix et j'attends de vos nouvelles.
– Bien sûr...
Merde ! Pourquoi je trouve rien de mieux à répondre ? Pourquoi je la laisse me dicter ce que je dois faire comme si elle parlait à une môme de CP ?
Avant de trouver la force de réagir, Cyrille retrouva l'ambiance glaciale du couloir et la porte fermée. Déjà, Alix s'éloignait vers la sortie, les mains dans les poches. La jeune mère la suivit, en prenant soin de garder ses distances, de ne pas la brusquer. Elle remuait intérieurement tout un tas de formules, en quête de la meilleure manière possible de s'adresser à sa fille. Elle voulait comprendre ce qui l'avait conduite à une telle brutalité et, soudain gagnée par un instinct absurde, elle souhaitait qu'une raison, même futile, pût venir légitimer cet odieux comportement.
Elles atteignirent la voiture sans que Cyrille eût été saisie par un éclair de génie. Alors elle installa Alix dans son siège-auto et démarra sans un mot. Ce n'est qu'à l'entrée de la rue où se trouvait l'auberge qu'elle se décida enfin à prononcer le discours qu'elle répétait mentalement depuis plusieurs minutes. Elle se rangea prudemment sur le bord de la route et détacha sa ceinture pour se tourner vers la fillette.
– Il vaudrait mieux que tu me dises la vérité, Alix. Je suis obligée de t'envoyer à l'école. C'est la loi. Alors, si aucune école ne veut de toi après ce que tu as fait, je vais être obligée de t'envoyer en pension. C'est ça que tu veux ? Moi, franchement, ça ne me ferait pas plaisir. À qui je raconterais les aventures du Petit Chaperon Rouge ? Cassie déteste mes histoires...
Durant un bref instant, Cyrille crut que l'enfant, les pleurs au bord des yeux, allait enfin parler ; mais elle se retînt au dernier moment.
– C'est ton ami, ce Martin ?
– Non, il est trop bête.
– Est-ce que c'est lui qui a commencé à t'embêter ?
Un faible hochement de tête vint conforter Cyrille dans ses espoirs.
– Il t'as fait quelque chose ?
Cette fois, Alix secoua la tête. Bon sang, je déteste ces devinettes !
Devant les yeux larmoyants et le regard abattu de l'enfant, la jeune femme éprouvait un malaise croissant. Le silence ridicule de sa fille la plaçait dans le rôle de l'inquisiteur, mission qui lui déplaisait au plus haut point.
– Arrête un peu avec cet air de chien battu !
Excédée, Cyrille avait sans le vouloir tapé du poing sur le dossier de son siège, et la fillette, en sentant poindre en elle une inquiétante fureur, s'était mise à sangloter.
– Tu veux aller en pension, Alix ? Tu veux vivre loin de moi, loin de Paul et loin de Goupil ? Si tu ne me dis rien, je ne vois pas ce que je peux faire... Martin ne t'as rien fait... Est-ce qu'il a dit quelque chose ?
Étriquée dans son manteau et retenue captive par la ceinture qui encerclait son rehausseur, Alix plissa les yeux pour réprimer ses larmes. Puis, elle déglutit, la peur au ventre, avant d'annoncer d'une toute petite voix :
– Martin a dit... que ma mère c'était qu'une gouine.
Cyrille soupira en se retournant vers le pare-brise. Elle éprouva une sorte de honte, toute mêlée d'apaisement, en comprenant que le mutisme obstiné de sa fille visait depuis le début à éviter qu'elle souffrît de ce dont un marmot avait pu l'insulter.
À l'arrière du véhicule, Alix sanglotait de plus belle.
– Pourquoi il te traite de gouine, d'abord ? Ça veut dire quoi ?
Tout en se demandant par quel biais elle pouvait faire comprendre à une enfant de six ans, même aussi éveillée qu'Alix, le concept d'homophobie, la jeune femme rejoignit sa fille sur la banquette arrière. Elle lui ôta sa capuche et rangea une mèche rebelle derrière son oreille.
– Tu sais, gamine, parfois les gens utilisent de vilains mots pour parler de choses qu'ils ne comprennent pas. Une gouine, c'est juste une femme qui est amoureuse d'une autre femme. Comme Cassie et moi. Mais, ce mot-là, les gens l'emploient plutôt pour nous insulter... Parce qu'ils pensent que deux filles qui se font un bisou sur la bouche, c'est quelque chose de dégoûtant. Tu en penses quoi, toi ?
– Les bouches des garçons sont plus sales que celles des filles ! Ils n'arrêtent pas de cracher...
– On verra si tu tiens toujours le même discours, quand toutes tes copines auront un appareil dentaire !
Coincée dans son siège, la petite fille fronçait les sourcils et pinçait les lèvres. Cette grimace soucieuse, songeait Cyrille, signifiait certainement qu'elle réfléchissait à ses explications, faisait le tri dans son petit esprit candide et intégrait doucement l'idée que des personnes qui, comme sa mère, aimaient quelqu'un du même sexe, seraient toujours pointées du doigt et moquées de quelque façon. Mieux valait qu'elle en prît conscience sans tarder. La jeune femme, non mécontente d'avoir posément préparé sa progéniture à la rudesse du monde et du jugement d'autrui, ne s'attendait toutefois pas à devoir répondre de sitôt à la question qui suivit :
– Dis, Cyrille, est-ce que les autres me traiteront de gouine si je demande à Fiona de se marier avec moi ?
La jeune mère dut se retenir de pouffer, sans savoir si c'était la merveilleuse naïveté de l'enfant qui lui serrait le cœur où l'ironie du sort qui vraisemblablement avait poussé sa fille à adopter ses mœurs. Bien qu'elle trouvât l’engouement d'Alix pour cette autre fillette tout à fait adorable, il lui fallut répondre franchement.
– Bah, oui, sûrement... Mais, tu sais, t'es encore un peu jeune pour penser au mariage. C'est même pas possible, entre deux filles, de toute façon. Si tu t'en vas parler de ça à ta copine Fiona, ça va sûrement lui faire peur. Alors, fais-moi plaisir, p'tit monstre, contente-toi d'être son amie et attends au moins le collège pour essayer de l'embrasser. En attendant, si t'as des pensées inappropriées sur tes petites camarades, tu peux venir m'en parler.
– Des pensées inappropriées ? Des pensées, comme les fleurs ?
À ce stade, ces fleurs-là n'étaient sans doute encore que de tendres bourgeons.
– Ouais... T'inquiète pas. Tu le sauras, quand ça arrivera. Mais il n'y a pas de honte à avoir. Tout ce que j'ai jamais pu dire à ma mère, toi tu pourras m'en parler.
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