XXX. Bonbons
Les mèches sombres d'Alix flottaient, rebelles, dans le vent tourbillonnant de l'automne. Elle accompagnait les bourrasques dans leur fougueux ballet, tournoyant sur elle-même dans son long manteau cuivré – une petite merveille que l'oncle Paul avait dégotée dans une friperie lorsqu'il était enfant : un vrai manteau de pirate dont les boutons rouillés portaient d'étranges blasons et dont la doublure, rabattue en ourlets sur les manches, sentait bon le vieux cuir.
En haut du clocher de l'église, l'aiguille de l'horloge venait de marquer le passage des quinze heures. Pourtant, le ciel couvert de cette fin d'octobre prenait déjà les traits mauves d'une nuit abyssale ; de ténébreuses nuées rampaient au firmament, tel un cortège de spectres. Il paraissait effectivement qu'à Vilmorne, le trente-et-un du mois, quelques fantômes ressurgissaient d'outre-tombe pour déverser sur les vivants le fiel mélancolique qui gangrenait leurs âmes, captives du monde terrestre où elles s'étaient éteintes.
Cette année, pour la première fois, on avait autorisé Alix à partir seule à la chasse aux bonbons, à condition qu'elle ne s'aventurât pas plus loin que la rue principale et qu'elle ne se battît pas avec ses camarades. Tous les enfants de la ville étaient de sortie dans les rues. Par petits groupes, ils sonnaient aux portes des maisons pour réclamer, parés des traits intimidants de sorcières, vampires et autres diablotins, leur lot de friandises annuel, menaçant qui voudrait bien leur ouvrir de quelque terrible malédiction.
Alix cheminait seule. Depuis quelques temps, tout le monde à l'école lui tournait progressivement le dos. Les autres enfants trouvaient sa mère bizarre, ils regardaient de travers la gentille dame qui s'était installée à l'auberge et, depuis qu'ils avaient compris que Paul n'était pas le père de la gamine, certains se permettaient même de la prendre de haut. Ces attitudes inexplicables dépassaient la fillette. Dans ses tréfonds intérieurs, une petite part d'elle se réjouissait timidement d'avoir infligé d'un tour de bras à cet abruti de Martin la correction qu'il méritait ; car – elle le pressentait – pour quelque obscure raison, lui, on le punirait pas.
Ce déguisement de pirate lui donnait fière allure, et Alix le savait. Elle paradait crânement, coiffée de son grand chapeau à plume. Munie du cache-œil qui lui fendait le visage en travers, elle se voyait comme invincible. Tous les coups étaient permis, derrière le bandeau noir qui, cachant sa pupille, dissimulait la moitié de son âme. Du crochet en plastique qu'elle empoignait fermement afin qu'il restât, au bout de son bras, l'illusion d'une main perdue, elle se faisait l'idée d'une pointe mortelle. Cependant, puisque l'on n'est jamais suffisamment armé pour affronter le regard d'autrui, elle s'était également pourvue d'un beau sabre, tout de bois, dont la peinture d'argent de la lame incurvée brillait sous la lueur faiblarde du ciel grisonnant.
Ce petit simulacre de bandit des mers s'en alla toquer à la porte de son ami Gaëtan, seul camarade qui, depuis qu'elle lui avait porté secours, lui demeurait fidèle. Le garçon sortit de chez lui, affublé d'un étonnant costume de momie que sa grand-mère avait confectionné spécialement pour l'occasion, grâce à un lot de vieilles bandelettes qui traînaient dans sa pharmacie et un ingénieux système de fermeture éclair. Comme s'ils se rencontraient pour la toute première fois, le pirate et la momie conclurent prestement une alliance et, ensemble, ils coururent piller le trésor du Marquis Halloween qui, à ce qu'on racontait, avait été disséminé dans diverses chaumières. Il fallait donc gravir les perrons et tambouriner aux portes afin de persuader les habitants des lieux de céder les précieux joyaux en leur possession. Le bleu métallique, le vert scintillant et le doré radieux de l'aluminium qui enveloppait les chocolats eurent tôt fait de remplir le coffre bancal qu'avaient confectionné les deux compères dans un carton de chaussures.
Vers seize heures trente, Bonne Maman appela l'enfant-bandelettes pour le goûter, sonnant la fin de la chasse au trésor. Alix fut invitée à partager avec eux une tarte au flanc. Puis, sur les coups de dix-sept heures, elle jugea bon de reprendre le chemin de l'auberge.
Tandis qu'elle coupait par le parc, portant à deux bras sa boîte remplie de friandises, Alix entendit comme le couinement d'un petit animal. Puisqu'elle entretenait toujours le rêve secret de ramener un renardeau à la maison, et ce malgré l'interdiction formelle qu'avait opposée Cyrille, elle marqua une halte et tendit l'oreille, essayant de déterminer l'origine du jappement, de plus en plus intense. Ce fut sous le toboggan qu'elle débusqua ce qui, recroquevillé en boule, poursuivait sa jérémiade. Pourtant, la surprise la frappa lorsqu'elle découvrit les traits, non de quelque créature des bois, mais de sa camarade Fiona.
Alix s'accroupit à hauteur de la fillette en pleurs et, en vue d'annoncer sa présence, elle accola doucement la paume de sa main contre sa joue humide, rendue tiède par les larmes. À l'instant où Fiona levait sur elle ses grands yeux couleur gadoue, dégoulinants comme un bassin dont on aurait omis d'ôter le tuyau d'arrosage, la gorge d'Alix se noua. Sa voix n'était plus qu'un murmure ténu lorsqu'elle offrit à l'autre sa boîte en soulevant le couvercle :
– Le sucre, ça remonte toujours le moral !
Les pupilles de l'enfant triste répétèrent quelques aller-retours entre le trésor de bonbons et la gueule de pirate d'Alix. Elle avait tout l'air de craindre que cette aimable attention ne dissimulât quelques mauvaises farce.
– Vas-y, insista Alix, dont les cordes vocales s'étaient détendues. Prends ce que tu aimes. Il n'y a pas de piège.
La gourmandise terrassa la peur dans une ultime hésitation : Fiona plongea la main dans le coffre de fortune et attrapa avidement un bonbon au cassis qu'elle fourra dans sa bouche édentée. Alix lui adressa un sourire approbateur et, comme pour l'encourager, elle croqua à son tour dans un caramel dur. Quand l'atmosphère sembla s'être apaisée, seulement, elle osa lui demander :
– Pourquoi tu n'es pas avec les autres ?
– Parce qu'ils se moquent de moi.
– Pourquoi ils se moquent de toi ?
Fiona secoua la tête et cacha sa figure dans ses bras, serrés autour de ses genoux, refusant obstinément de répondre. Alix s'installa en tailleur en face de l'enfant aux yeux rougis par le chagrin. Parce qu'elle redoutait que le dessous du toboggan abîmât son couvre-chef, elle l'ôta et le pressa contre sa poitrine.
– Moi aussi, on se moque de moi, rappela-t-elle. Tu sais pourquoi ?
Alors, la confusion prit le pas sur la tristesse et Fiona baissa les yeux sur les froufrous tachés de boue de sa robe de sorcière.
– Tu n'as pas de papa. On dit que ta maman est amoureuse d'une autre dame.
– Ma maman n'aime pas faire les choses comme tout le monde. Mais elle a raison, non ? Pourquoi tout le monde devrait vivre tout pareil ? Je n'ai pas de papa, mais ça ne me manque pas. J'ai mon tonton. Et j'ai Goupil, l'amoureuse de maman. Elle est gentille : elle me raconte des secrets et des histoires de dragons.
Fiona renifla, se moucha dans les plis de sa robe sale, essuyant au passage les larmes pendues à ses joues dans le tissus en lambeaux. Elle avait le visage crasseux et le nez rouge, à présent ; mais elle ne pleurait plus.
– Joachim et les autres, ils disent que je pue le rat mort.
– Joachim et les autres sont des andouilles ! En plus, je suis sûre qu'il n'ont jamais senti un rat mort... Moi, oui : dans le grenier. Et ça n'est pas ton odeur. Toi, tu sens... L'automne.
– Et ça sent quoi, l'automne ?
– Les feuilles rouges, les fleurs coupées, la pluie et le potiron.
À dire vrai, Alix parlait sans réfléchir, laissant fuser tout ce qui lui passait pas la tête. En vérité, Fiona transpirait trop et sa lessive empestait la chimie. Mais l'amour ne recule pas devant d'aussi futiles désagréments, et elle désirait à tout prix consoler sa petite copine. Ainsi, elle se leva d'un bond et lui tendit une main amicale.
– Tu veux être mon amie ? Je te ferai voir mon œuf de dragon ! J'adore chercher des trésors ! On pourrait être des pirates ? Je serai le capitaine, et toi tu seras mon second.
– Comme... le Capitaine Crochet et Monsieur Mouche ?
– Non, comme rien qui existe. Comme des filles-pirates méga-fortes, qui sentent bon la poudre à canon !
Elle ignorait d'ailleurs ce que pouvait bien sentir la poudre à canon, mais l'idée lui plaisait.
– D'accord, approuva Fiona en se redressant. Mais d'abord, tu dois me montrer ton œuf de dragon.
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