XXXI. Halloween
La colle à tapisserie s'engluait sur les doigts desséchés de Cassandre. Elle avait finalement opté pour un papier peint rétro orné de rosasses colorées. La pose lui demandait toutefois une précision extrême : il lui fallait juxtaposer correctement les arcs de cercles de couleur correspondante, en prenant soin de ne pas faire de plis sur la bande en la fixant au mur. Il lui tardait que Cyrille achevât ses corvées à l'auberge pour venir lui prêter main forte !
Cassandre descendit de l'escabeau, essuya de l'avant-bras la sueur qui perlait sur son front – évitant ainsi que sa main poisseuse enduisît de glu les mèches rebelles qui lui voilaient le visage – et empoigna sa bouteille d'eau. Tandis qu'elle inspirait profondément, prête à attaquer la prochaine bande de tapisserie, la porte de l'appartement s'ouvrit et Cyrille fit irruption dans la pièce, un grand cageot à bras. Elle déposa furtivement un baiser sur les lèvres encore trempées de sa compagne, puis disparut dans la cuisine où elle se déchargea de la clayette. Lorsqu'elle parut à nouveau dans le hall, Cassandre lui tendit avec malice un seau de colle et un pinceau. Néanmoins, voyant que son amante hésitait à s'en saisir, la jeune femme entreprit de la rassurer :
– Ne t'en fais pas, je vais t'aider. Et puis, si tu nous fais un faux-raccord, ce ne sera jamais que ta petite touche perso !
L'autre accepta les ustensiles de bricolage, visiblement à contrecœur. Sa belle l'interrogea du regard. Sans trouver les mots pour le lui expliquer, Cyrille voulait en fait lui éviter de s'affairer inutilement. Quelques fussent les paroles qu'elle emploierait, elle savait que son annonce serait maladroite. Mais, puisqu'aucun secret ne devait plus les diviser, elle soupira et déclara :
– Peut-être qu'on ne devrait pas rester à Vilmorne. Peut-être qu'on partira bientôt.
– Trop de mauvais souvenirs ? hasarda Cassandre.
– Il y en beaucoup, c'est vrai. Mais ça restera toujours l'endroit où je t'ai rencontrée, et celui où je t'ai retrouvée. Il y aura toujours de bons souvenirs, malgré tout.
Le discours, pour une fois si optimiste, de son amante ajoutait à l'incrédulité de Cassandre. Cyrille suggérait qu'elle progressait dorénavant en paix avec son passé, pourtant elle songeait à quitter leur ville natale, cette Terre des Origines où s'était joué chaque acte de leur amour. Elle s'interrogeait d'ailleurs régulièrement sur les raisons pour lesquelles sa partenaire n'avait jamais cherché à fuir l'horizon toxique de Vilmorne. Elle supposait – et prenait acte au passage de tout l'égocentrisme qu'une telle pensée révélait – que Cyrille avait patiemment, et sans doute subconsciemment, attendu son retour ; demeurée accrochée au seul lieu qu'elles avaient jamais partagé et à l'espoir dérisoire qu'elles s'y rencontreraient de nouveau. L'improbable était advenu. Jusqu'alors prisonnière de Vilmorne, la jeune femme sentait probablement qu'aucune attache ne l'y retenait plus.
Avant que Cassandre eût pu lui faire part de ses considérations, Cyrille déposa les instruments de chantier et l'attira jusqu'au canapé, encore enveloppé de grosses bâches, avec l'intention manifeste d'entamer quelque discussion sérieuse.
– J'étais à l'école ce matin.
– D'ailleurs, comment ça s'est passé ? s'enquit Cassandre. Je n'ai pas osé poser de question devant Alix...
Cyrille lui rapporta l'entièreté de son entretien avec l'institutrice. L'importance qu'elle accordait à chaque détail de ce récit intimait à sa compagne que cette entrevue s'était muée, d'une manière ou d'une autre, en un genre d'événement fondateur. Elle remarqua également tous les efforts que Cyrille déployait pour contenir une colère dévorante ; fureur dont l'étincelle pourtant incendiait son regard. Une onde déchaînée gagnait imperceptiblement le moindre muscle de son corps, bien que seules ses mains, hors de contrôle, s'en trouvassent secouées. Alors que le compte rendu touchait à sa fin et que Cassandre mesurait toute l'étendue de l'affaire, la jeune mère, cédant à son humeur, sortit enfin de ses gonds.
– Tu te rends compte ?
– C'est vrai que la maîtresse n'a pas été très perspicace, reconnut son amante.
– Non, pas ça, la coupa Cyrille. Rien n'a bougé. C'est toujours exactement la même école que quand toi et moi nous y étions. Dans cette ville, tout change trop lentement. Tout semble figé. Je ne veux pas qu'Alix grandisse dans un endroit pareil. Je ne veux pas que tout le monde la regarde de travers parce que sa mère est lesbienne, que les autres enfants se moquent d'elle à cause de ça.
– Ils vont bien devoir apprendre le savoir-vivre tôt ou tard. Autant que ce soit tôt.
– C'est une enfant de six ans, Cassie. Pas une militante pour la lutte des droits de l'Homme. Pas une martyre. Tout ça, ce n'est pas son combat. Et ça ne doit jamais le devenir malgré elle.
– À défaut d'être une mère exemplaire, tu es vraiment quelqu'un de bien. En fin de compte, elle a beaucoup de chance de t'avoir.
Cassandre s'en rendait compte à présent : prises dans leurs émois et leurs tourments endiablés, elles avaient occulté les conséquences que leur relation pourrait avoir sur la fille de Cyrille. Elles pouvaient déjà s'estimer heureuses qu'Alix acceptât si naturellement leur situation et accueillît d'emblée sa belle-mère comme membre de la famille. Si protéger son innocence infantile et la quiétude de son quotidien requérait quelques sacrifices, il faudrait s'y plier de bonne grâce.
– Où est-ce que tu voudrais vivre ? demanda Cassandre.
– Dans une vraie ville, plus grande qu'ici. Là où rien ne se sait. Là où les gens sont toujours trop occupés pour se mêler de la vie des autres.
– Dans une maison ? Un appartement ?
– Peu importe. Où qu'on soit, je sais que pour toi et moi, ça se finira bien. Ou plutôt, ça ne se finira pas. Mais Alix, toute son histoire doit encore s'écrire. Son horizon ne peut pas se limiter à ce trou morose.
La belle-mère de l'enfant ne put qu'acquiescer. Toutefois, Cyrille ne souhaitait pas prendre de décision hâtive. Elles convinrent donc d'en toucher d'abord quelques mots à Paul, qu'elles craignaient de mettre dans l'embarras si elles abandonnaient le navire et le laissaient seul à l'auberge. Alors, seulement, elles soumettraient à la fillette l'éventualité de ce déménagement.
Cyrille se leva, enhardie par la satisfaction d'avoir accompli son devoir. Convaincue que deux discussions d'une telle envergure ne pouvaient se succéder sans entracte, elle crut bon de détendre l’atmosphère.
– Ferme les yeux, dit-elle. J'ai une surprise pour toi !
Intriguée, Cassandre s'exécuta joyeusement. Il lui fallait pincer les lèvres pour ne pas laisser échapper un fou-rire compulsif. Elle connaissait trop bien les surprises de Cyrille pour ne pas imaginer par avance les plus folles extravagances. Cependant, lorsque la douce voix de son aimée l'autorisa à rouvrir les paupières et que se dévoila à ses yeux l'image burlesque de Cyrille, agenouillée devant elle pour lui offrir un pot de terre coiffé d'une plante difforme et velue, l'hilarité la saisit et elle s'esclaffa jusqu'à en pleurer.
– Les bouquets étaient tous pour les morts, se justifia Cyrille, alors je t'ai pris un cactus à la place.
– Il y a un message caché ? la taquina Cassandre en s'essuyant les yeux. Tu veux... plus de piquant ?
– Sans façon, ça me pique encore bien assez !
La belle accepta ce saugrenu présent, la bouche crispée par l'envie d'éclater de rire à nouveau. Parce que l'attention la touchait néanmoins, elle attira Cyrille contre elle et l'embrassa fougueusement. Puis, avisant le cageot par-dessus son épaule, elle s'étonna :
– Tu n'as pas dit que les bouquets étaient tous pour les morts ?
– Si, bien sûr. C'est la Toussaint, demain.
– Alors, pourquoi tu en as ramené deux ?
Cyrille recula vers la table et désigna la botte de roses claires.
– Je me disais que, toi et moi, nous pourrions le porter à Marjorie. Enfin, si tu ne veux pas, tu n'as pas à te sentir obligée de venir. Ou bien, si tu veux y aller seule, je comprendrais aussi...
– Nous irons toutes les deux. C'est une bonne idée que tu as eue.
Inhabituée à ce qu'on la félicitât de la sorte, Cyrille laissa le coin d'un sourire orgueilleux creuser sa joue. Alors, comme si la modestie elle-même la rappelait à l'ordre, Cassandre lui demanda :
– Et les œillets ?
Cyrille baissa les yeux sur les fleurs odorantes.
– C'est pour ma mère.
– Elle est morte ? se désola son aimée.
– C'est plutôt moi qui suis morte, à ses yeux.
– Je vois... Alors, tu as l'intention de lui rappeler qu'elle a une fille, qu'elle approuve ou non ses choix de vie ?
– C'est l'idée.
Bien que Cyrille se montrât soudain laconique, visiblement anxieuse à l'idée de confronter, pour la première fois depuis des années, la marâtre qui l'avait mise à la porte, sa courageuse résolution inspira immédiatement à Cassandre une profonde admiration.
– Est-ce que ça te soulagerait, si je venais avec toi ?
– Un peu. Pour ce que ça vaut, rencontrer ma mère, c'est sûrement le truc le plus flippant que t'auras fait pour Halloween !
Cassandre souffla de rire, un air bête plaqué sur la figure. L'angoisse qui grouillait dans les boyaux de Cyrille la gagnait peu à peu. Machinalement, elles se lovèrent dans les bras l'une de l'autre pour affermir leur vaillance. Puis, pressées par la fragilité de cette pulsion intrépide, elles enfilèrent leurs manteaux et emportèrent le bouquet, prêtes à en découdre.
Alors que les deux femmes s'apprêtaient à passer le seuil pour quitter l'auberge, elles croisèrent Alix qui rentrait de sa croisade sucrée. L'enfant leur introduisit avec enthousiasme la petite camarade qui la talonnait.
– Voilà Fiona. Je viens lui montrer mon œuf de dragon !
– Bonsoir, maman d'Alix, entonna poliment l'invitée. Bonsoir, Goupil.
Les deux amantes échangèrent un regard amusé. Cyrille éprouvait davantage de mal que sa compagne à demeurer sérieuse, car elle connaissait les sentiments de sa fille à l'égard de Fiona. En outre, elle ne s'attendait pas à ce que cette dernière eût la chevelure de braise et les joues clairsemées d'une poussière de pigments.
– Alix, il se fait tard. Quand ton amie devra repartir, demande à tonton de la ramener jusqu'à chez elle. Compris ?
Alix acquiesça, une main portée au front, à la manière d'un petit soldat. Dieu seul savait qui lui avait appris ce geste. Sans doute encore une des lubies de Paul...
Les fillettes s'élancèrent à l'assaut de l'escalier et les deux femmes sortirent en direction de la voiture. Tandis que Cyrille, rongée par l'inquiétude, allumait sa cigarette, Cassandre se blottit tout contre son bras.
– Dis-moi, c'est de famille ?
– Quoi donc ?
– Rien. Dépêchons-nous, avant d'avoir envie de rebrousser chemin. Sinon, il faudra qu'on attende l'année prochaine pour braver le donjon de tes fantômes passés !
Un sourire déterminé s'installa sur le visage de Cyrille. Cassandre avait glissé les doigts entre les siens et une douceur tiède avait aussitôt amolli sa peur. Elle lâcha son mégot à peine consumé et l'écrasa au sol. Quelques minutes plus tard, la voiture vrombissante disparaissait au bout de l'allée.
FIN
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