La triple menace

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Paris, café de la Jamaïque, 18 Juillet, 8h20

Grant s'était installé à une table proche de la baie vitrée, dans l'intention de bénéficier d'un large champ de vision sur l'artère. Il commanda un expresso. Avec ravissement, il sentit le breuvage l'imprégner de sa saveur amère, et, en dépit de ses soucis, se relâcha. Cet état de semi-torpeur qui l'investissait chaque matin produisait invariablement une impression de bien-être. Les objets lui apparaissaient plaisamment flous, une tiédeur charmante l'enveloppait, ses tourments revêtaient, l'espace d'un instant, l'aspect de péripéties négligeables.

Au bar, un habitué se figeait devant son ballon de rouge, dans une pose contemplative, des éboueurs dégustaient un moka en se demandant mutuellement des nouvelles de leur famille. A droite du juke-box, un vieillard coiffé d'un béret de marin s'était ratatiné sur sa chaise, débitant des incohérences, éparpillant la logique et la syntaxe sans que nul ne semblât s'en émouvoir.

La porte vitrée de l'établissement grinça. Parurent deux costumes noirs, un petit et un fort grand. Un imperméable bleu les suivait de près. Les trois individus s'attablèrent à quelques encablures de Grant, quasiment face à lui.Il discerna les visages du grand costume et de l'imper. Le premier avait un teint mat, la figure dévalée par une crispation géante, comme une sorte de rictus perpétuel. L'autre paraissait moins atteint, mais se distinguait par des sourcils épais et des iris charbonneux qui lui conféraient une mine menaçante.

" Vainqueurs du concours annuel de danse de Saint-Guy" pensa Grant, "De vraies gueules de tueurs."

Le dernier personnage échappait à la description. Une casquette de golfeur dissimulait ses yeux. Grant remarqua seulement la finesse de ses mains. Lui seul ne portait pas de gants.

Vaguement inquiet, Grant avala son second café d'un trait, paya le garçon, et rejoignit son immeuble d'un pas rapide.

Paris, le Dahlia bleu, 18 Juillet, 8h44

Burton Granyt, personnage moderne, possédait la rare qualité de l'oubli. Il faisait partie de cette catégorie d'hommes dotés de la faculté d'effacer très vite les désagréments pour ne retenir que les éléments positifs de l'existence. Il s'extirpa de son lit confortable. Il ne pensait plus échouer dans son expédition praguoise. Et puis, quand bien même... il se rattraperait sur un autre plan. Pendant son rasage, il chantonnait. Le miroir lui renvoyait ses sourires comme autant de petits soleils.

A la radio, un reporter trop énervé s'égosillait au sujet d'une affaire faisant grand bruit. Il était question - Burton n'était pas sûr d'avoir bien compris les enjeux- d'une poire et d'un certain Parmentier, ou plutôt Pollentier, lequel avait triché au cours d'une épreuve sportive nommée 'Grande boucle', ce qui semblait passionner les Français, de manière absolument incompréhensible. Quel intérêt mystérieux ces mièvres pédaleurs pouvaient-ils bien avoir?

Paris, domicile des Lilnorth, 18 Juillet, 9h16

Posté derrière sa fenêtre, rue Aixe, Grant observait les allées et venues des trois quidams du café. Il remarqua qu'ils dessinaient des cercles autour du pâté de maison dont le centre était immanquablement l'entrée de sa résidence. De temps en temps, un des deux costumes s'absentait, sûrement pour téléphoner, mais ses acolytes poursuivaient leur ronde obsédante. Si ces gars-là le surveillaient, eh bien, ils s'y prenaient mal, à moins ... qu'ils ne songeassent pas à s'en cacher. Grant déglutit.

Autant en avoir le cœur net. Il décrocha son imperméable couleur de muraille, celui qui l'avait fait surnommer Marlowe par ses collègues de bureau, se dirigea vers l'ascenseur, se ravisa, retourna chercher un couteau dans le tiroir de la cuisine, précaution ridicule, mais qui le rassurait, et saisit son destin à pleines mains.

Soudain, un bruit dans le corridor de l'étage le fit sursauter. Il s'approcha lentement ... Et là, son épuisement était tel qu'il crut se retrouver en face d'un autre lui-même...

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