Mustang
Paris, Dahlia bleu, 18 Juillet 1978 , 11h18
Burton émergea de l'hôtel afin d'aller chercher des cigarettes dans son coffre. Depuis la suite 15, Ella l'enveloppait du regard.
— Vous comprenez, Tania, avait-elle plaisamment déclaré, la santé de Granyt est précieuse. Je surveille mon placement.
Le Dahlia bleu dénué de parking souterrain, le placement en question avait garé son automobile sur la rue, où, pour tout dire , elle ne passait pas inaperçue. Il ouvrit la portière et s'apprêtait à poser son sac de voyage sur le siège passager quand un individu débraillé le happa, le projetant à l'intérieur du véhicule.
Avant qu'il eût pu réagir, l'agresseur avait pris place et le menaçait au moyen d'un objet pointé à travers la poche de son imperméable.
— Démarrez ! Démarrez ! Vite !
Prudent, Burton obtempéra. Une surexcitation malsaine secouait l'individu. La pâleur de son visage faisait deviner qu'il venait d'être en proie à une émotion intense. La clef fouilla le contact: la Ford n'obéit pas immédiatement à l'injonction, moteur trop froid. L'inconnu s'énervait.
— Dépêchez-vous, j'ai dit! Je suis poursuivi, bon sang !
Dans la poche, ce qui ressemblait au canon d'une arme insistait. Après quelques ratés, le moteur ronfla, Burton réalisa un savant braquage, la voiture bondit hors de son emplacement.
Derrière les rideaux de la suite 15, n'ayant pas perdu une miette des évènements, Ella béait de surprise. Le moment de stupeur passé, elle se jeta à corps perdu, agrippant sa veste au passage, dans les longs couloirs du palace, plantant Tania interloquée, non sans la gratifier d'un ultime message.
— Je vous appellerai dès que possible ! See you soon !
La chance avait décidé de la prendre sous son aile duveteuse: un énorme camion de livraison obstruait l'extrémité de la rue. La Ford de Granyt était bloquée par un conglomérat de véhicules hurleurs. Elle sauta dans un taxi et aboya la formule d'usage:
— Suivez cette voiture ! La Mustang rouge ! La quatrième à partir du poids-lourd !
La belle comprit rapidement qu'elle n'était point la seule concernée par le gibier. Une fourgonnette postale avait déjà pris en chasse Granyt et son invité de dernière minute. Hélas, des lunettes fumées rendaient impossible toute tentative d'identification des occupants.
Dans la Ford, le climat se dégradait.
— Déboîtez ! Brûlez-les ! Faites quelque chose !
Burton reprit du poil de la bête.
— Je ne peux pas! Vous voulez quoi ? Que je survole la file ?
Un peu au-delà, au sein de la cohorte de conducteurs exaspérés, deux formes sombres se glissèrent hors de la fourgonnette jaune, par l'arrière. A la même seconde, le livreur responsable de l'encombrement du secteur redémarra, laissant le champ libre à la virtuosité de Burton, qui s'élança dans un couinement de gommes. Les deux ombres réintégrèrent la camionnette que le pilote engagea sur la route tracée par la Mustang. Le taxi d'Ella exécuta à son tour des prouesses pour ne pas se laisser décrocher. Surfant à grande allure sur le boulevard Poissonnière, les fugitifs pouvaient assister dans leur rétroviseur à une étrange sarabande: une fourgonnette jaune les suivait, qui multipliait les infractions, entraînant dans son sillage un taxi anthracite.
— Et où va-t-on ? crut bon de s'enquérir Burton.
— Semez déjà ce fourgon postal ! Hurry up ! cria son compagnon.
Burton esquissa un sourire: un compatriote ... son Français parfait l'avait tout à l'heure induit en erreur. Maintenant, l'accent perçait dans la panique. Un accent du Sud, même, il l'aurait juré !
Il freina violemment, produisant une terrible secousse, et la Ford s'engouffra à angle droit dans une rue minuscule. Grant se cramponna à la poignée pour ne pas heurter la plage avant.
Paris, VIe arrondissement, 10h34
. Grant , car c'était bien Grant Lilnorth, venait de connaître une des expériences les plus traumatisantes de sa vie. Conformément à ses craintes, les guetteurs l'avaient pris en filature, enfin ... en filature ... en chasse plutôt, une chasse dont il n'était pas compliqué de pressentir l'issue fatale.
A peine avait-il posé la semelle sur le trottoir que les trois formes s'étaient avancées vers lui dans un même mouvement. Comme synchronisées par un implacable mécanisme, elles lui avaient emboîté le pas lorsqu'il avait fait volte-face.
Accélérant le rythme, il avait eu la présence d'esprit de se diriger vers le quartier étudiant afin de s'immerger dans la densité de la foule. Noyé au milieu des badauds, il aurait pu égarer plus aisément le triple péril.
C'était bien pensé, parce que la profusion de toute cette population d'oisifs , de touristes, dont les vagues gaies déferlaient devant les vitrines et les bistrots, lui garantirait au moins une certaine sécurité. Un seul mot d'ordre: éviter les lieux déserts.
Malheureusement; les deux costumes et l'imperméable s'étaient coulés silencieusement dans la masse sans perdre un pouce de terrain.
Au croisement de la rue de Sèvres et de la rue du Vieux Colombier, il avait obliqué vers la droite et avait fondu sur la place Saint-Sulpice, puis avait plongé dans les entrailles de la ville pour attraper le métro salvateur. Une rame était passée à ce moment-là, et il était parvenu à la prendre au vol.
Mais son soulagement avait été de courte durée: contre la paroi du wagon voisin s'était collée la face grimaçante du grand costume. A la station suivante, étrangement, les trois sangsues n'avait pas estimé nécessaire de rejoindre son compartiment . Sûrement attendaient-elles un moment plus propice, que le métro se vidât, pour accomplir leur sinistre besogne.
Tétanisé, Grant n'avait pas réagi pendant cinq minutes interminables. Proie facile, il l'était alors sans nul doute. C'eût été sous-estimer ses réserves....
A la station Etienne Marcel, il avait patienté jusqu'au dernier moment avant de jaillir du wagon, et à la façon d'une bête aux abois, s'était lancé dans une longue chevauchée désespérée, contraignant les trois chasseurs à éjecter deux passagers sur le quai.
Revenu à l'air libre, Grant avait sprinté sur deux cents à trois cents mètres, et poursuivi son effort rue Montorgueil, puis rue de Cléry, slalomant dans le trafic pour éviter de possibles coups de feu. Papillon affolé, il avait gagné la rue des Jeuneurs au prix d'une harassante cavalcade, ce qui ne l'empêcha pas d'entendre le sifflement d'une balle. A l'entrée dans la rue du Sentier, un coup d'œil au-dessus de son épaule avait confirmé la proximité des trois formes, se déhanchant, avec, au poing, l'éclat bleuté de revolvers.
Hors d'haleine, il avait grignoté quelques hectomètres supplémentaires, puis s'était effondré derrière une palissade. De cet emplacement, il avait pu humer l'ambiance bon enfant du quartier, bien que ce ne fût pas alors, à proprement parler, sa préoccupation première.
Deux de ses agresseurs arpentaient le bitume, désemparés, comme des bassets désorientés par l'entremêlement de plusieurs pistes. A un souffle d'eux, aléatoirement protégé par la fine consistance métallique de la palissade, Grant avait intégré des propos terrifiants.
— Il faut absolument le refroidir dès aujourd'hui, disait le grand costume, avec une abominable intonation new-yorkaise. J'ai envoyé Bess casser une camionnette pour emporter le corps.
L'imper avait opiné. Son partenaire avait enchaîné, avec un calme surnaturel.
— Il est à bout de ressources. Finissons-en.
Puis, plus rien ...
Grant comprit qu'ils s'étaient éloignés. Il ne balança pas davantage. Là-bas, sur la chaussée, quelqu'un ouvrait la portière d'une voiture. En trois enjambées, il avait surgi de son refuge, renversé l'homme à l'intérieur de son véhicule : "Démarrez ! Démarrez ! Vite !"
Paris, Xeme arrondissement, 11h24
La Ford rugit. Burton décéléra en abordant la rue Richer. Il la dévala en direction de la rue des Petites écuries. Rue Martel, le fourgon percuta une série de poubelles, le conducteur n'en reprenant le contrôle qu'in-extremis. A l'intersection, un îlotier , qui palliait la carence d'un feu tricolore, voulut intimer à la Ford et à ses deux échos un arrêt immédiat. Burton l'esquiva d'un court crochet, mais le grand costume gomma la contrariété en précipitant son engin sur l'importun, obligeant ce dernier à un salutaire plongeon sur le goudron.
Burton cilla. Ces types-là étaient vraiment capables de tout.
Pour se débarrasser de la menace jaune, il additionna les zigzags et les changements de rythme. Par un à-coup imprévisible, il projeta la Mustang dans la rue de Paradis, à contre-sens, s'attirant le sermon agressif d'un tintamarre d'avertisseurs. La fourgonnette était restée coincée au milieu du passage, et Grant se croyait tiré d'affaire lorsque, pour éviter une bicyclette, Burton, d'une embardée, grimpa sur le trottoir, envoyant la berline finir sa folle échappée contre un réverbère, capot fracassé, et moteur à l'avenant.
Grant se dégagea de l'ossature inerte, en frappant la portière à coups de talons furieux. Il contourna le véhicule, libéra Burton, hagard, le secouant sans ménagement.
— Filons ! La gare de l'Est n'est pas loin ! Allez !
Le voyageur de commerce épousa sa foulée, tandis que les poursuivants abandonnaient à leur tour leur véhicule inutile.
Ella n'eut guère que le temps de fuser du taxi. Elle se trouvait déjà aux abords de la gare que le chauffeur pleurait encore sa course non réglée.
Grant et Burton pénétrèrent dans l'immense hall par l'entrée principale. Il entrevirent un train blanchâtre en instance de départ, voie E. Sans même se concerter, ils avaient sauté sur le marchepied.
Au bout du quai, le grand costume, sémaphore désarticulé, se signalait à l'attention de ses complices, perdus dans la masse de migrateurs journaliers. Sur le wagon de queue, une plaque de ferraille ornée de caractères noirs indiquait la destination du convoi : Paris - Stuttgart - München.
Paris, Gare de l'Est, 11h39
Avec pondération, Ella composa le numéro du Dahlia bleu, obtint de la réception la suite 15.
La conversation fut brève. Evidemment , faire comprendre à sa partenaire que la cible qui leur avait été assignée se conjuguait désormais avec Granyt, ou encore que Stuttgart et Munich s'étaient délicatement substituées à Paris, exigea de sa part des trésors de pédagogie. Dans des activités du style de celles pratiquées par Tania Minerves et Ella Vendek, où l'on baigne dans la méfiance et l'incrédulité H24, on ne goûte guère ce genre de coïncidences fumeuses.
— La situation est d'autant plus tendue, poursuivit Ella, qu'ils ont trois MS aux fesses.
— Il ne manquait plus que ça !
— En même temps, c'était une probabilité non négligeable.
— J'entends bien.
— Rejoignez-moi avec la voiture, le plus tôt possible: Place du 11 Novembre. Nous cinglons sur Stuttgart.
Ella raccrocha. Les tueurs avaient disparu de son champ visuel. Eux non plus ne pouvaient se permettre de laisser courir une seule seconde.
La station continuait à délivrer une bruyante foule grise, dans un roulement éreintant. Cette cohue cyclique avait grandement avantagé la fuite de Lilnorth et de son compagnon, mais peut-être les circonstances ne seraient-elles pas toujours aussi favorables. Ella se sentit titillée par une anxiété qui contrastait avec sa décontraction usuelle. Elle n'était plus aussi sûre de son fait qu'à l'accoutumée.
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