Les proies (Eros et Thanatos)
Munich , 18 Juillet 1978, 22h30
Grant gravit l'escalier à la façon d'un somnambule, les yeux rivés sur les hanches de Tania. Le parquet pleura, attestant de l'âge de l'hôtel.
Il pénétrèrent dans une chambre dont rien dans le couloir ne laissait présager la somptuosité: de la tenture, du tapis persan, un lit à baldaquin, un fauteuil rococo, des boiseries dorées.
D'un regard d'intelligence, Ella indiqua à son équipière qu'il était temps pour elle de se retirer— "Je vous verrai tout à l'heure."— et se retournant vers Grant, proposa:
— Pourquoi ne prendriez-vous pas un bain ? La salle d'eau est à côté.
Burton réalisa vite que les trois croque-morts s'étaient projetés à ses trousses. Contrairement à ses pronostics, ils n'avaient pas poursuivi Lilnorth, pourtant cible autrement plus évidente. Vraiment verni, Lilnorth !
Comme toujours, il réagit en homme d'action: d'abord, les semer; ensuite, se trouver une planque. Il s'enfonça dans les quartiers les plus sales de la ville, comme si les murs lépreux et les vagabonds allaient de pair avec l'obscurité dont il recherchait la protection.
Dans cette cour des miracles, croyait-il, favorable à la dissimulation, les clochards, les chats errants, les rats dansaient une valse sinistre qui ne s'achevait qu'à l'aube avec le passage de l'équipe de nettoyage, laquelle, tous les matins depuis trente ans, effectuait un vain labeur. La pestilence des ruelles, la noirceur de leur ciel, les impasses tire-bouchonnées, gavées d'urine et de mégots, se heurtaient à chaque élection municipale aux vélléités d'assainissement du nouveau conseil. Deux ou trois mois suffisaient à plonger les chargés de mission dans le plus profond des renoncements. Le quartier gagnait toujours la bataille de la crasse, sécrétant comme par jouissance son lot d'indigences et d'immondices.
En courant, Burton bouscula des hardes mouvantes et ricanantes. La sueur perla à son front. Foutu bordel ! Non loin de ses enjambées furtives, les trois tueurs scrutaient les ténèbres, leur ombre maléfique adoptant les contours des venelles, leur course se confondant avec les cahots de son coeur. Silencieux comme la mort, ils esquivèrent la horde de clochards plusieurs secondes après son passage.
Parvenu à une épingle, il prit à gauche, négligeant dans sa précipitation le panneau de signalisation. Ignorant son erreur, il fonça droit devant lui, jusqu'au fond du cul de sac. Il ne comprit qu'en face de la rue murée, impitoyable.
"Dead end street !" émit-il d'une voix rauque. "Tu es arrivé au bout du voyage, my boy..."
La pénombre habillait les batisses grises. L'air, épais, l'enveloppait de sa pesanteur macabre. Soudain, une enseigne à la luminosité pourtant faiblarde irradia les yeux du fuyard : 'Armée du salut'.
Burton n'hésita pas et entra vaillamment dans la bicoque qui lui aurait fait horreur la veille. Il héla le gardien. Une vieille femme se présenta. Son visage portait les stigmates d'une existence passée à tutoyer la misère.
— Speak english ? Vous parlez français ?
— Che parle un peu France, consentit-elle.
— Bien ! Je peux dormir ici, cette nuit ? Dormir ! Vous avez des lits ? Des matelas ?
— Sûr fous poufez ! Il n'est pas te proplème ! C'est premier étage.
Burton soupira:
— Merci ... merci beaucoup !
Il se dirigea vers vers l'escalier de la démarche traînante de l'homme en bout de course, puis parut se raviser.
— Avez-vous des douches, quelque part ?
— Che fous temante parton. Che n'afoir pas gompris.
— Des douches ! Showers ! Ich möchte unter die brause gehen, verstehen sie ?
Son interlocutrice gloussa stupidement.
— Ah Dusche ! Touches ! C'est armée du salut,ici, fous safez ! Pas hostel afec étoiles, n'est-ce pas ?
Le menton enfoui dans la mousse parfumée, Grant devinait la décontraction de ses muscles. l'eau tiède caressait agréablement sa barbe naissante. Une valse de Strauss emplissait la pièce attenante de sa saveur aristocratique.
On frappa à la porte. Il entendit un court dialogue.
— Bonsoir Madame. Les repas de la chambre seize.
— Oui ? Placez-les sur la table.
S'ensuivit un silence de quelques minutes, juste entrecoupé par le bruit des couverts qu'on déposait sur une nappe.
— Puis-je me retirer, Madame ?
— Je vous en prie ... Oh, un instant.
Le froissement d'un billet sollicita impérieusement l'oreillle du groom.
— Oh, merci Madame ! Bonne nuit, Madame !
" Je rêve", songea Grant. Détendu, il se surprit à à sourire, à rire, même . Le contre-coup nerveux, sans doute. Il se savait trop mou pour réagir, pour continuer à fuir des assassins sans mobile, pour seulement réfléchir. Résultait de cet épuisement une euphorie inattendue. Le luxe des lieux, la douceur de l'eau, l'empressement servile du personnel, tout était si merveilleux. Lentement, il sombrait dans les délices de Capoue.
Burton s'assit sur une des paillasses faisant office de literie, l'estomac tenaillé par la faim et la peur mêlées. Autour de lui, des miséreux empuantissaient l'atmosphère du dortoir. Un clochard hulula dans son sommeil. Des souris trottaient au-dessus de sa tête. Des traces de vomissure se partageaient le dortoir avec des bouteilles vides et des éclats de verre. Ambiance fin du monde !
Grant enfila un peignoir siglé GS, aux initiales de l'hôtel, et sortit de la pièce aux miroirs embués. Ella leva les yeux sur lui.
— Allez vous raser.
— Pardon ?
— Retournez vous raser. Il y a un nécessaire sur la table de toilette.
— Je ne l'ai pas vu.
— Vous aurez mal regardé.
— Vous êtes cruelle de me renvoyer dans cette serre.
— Je peux l'être encore bien plus. Allez, pressez-vous. J'aimerais aussi profiter de la baignoire.
Un vieux barbu se retourna, raclant son pardessus mité contre la cloison du dortoir. Burton, les sens en alerte, bondit sur ses pieds. Le vieux se mit sur son séant et gratta fénétiquement des cheveux dégoulinant de poussière. Il grommela des sentences incompréhensibles. Burton serra les dents. Il ne resterait pas toute la nuit dans ce cloaque.
Depuis la chambre, on pouvait entendre les ablutions d'Ella. Pas de bain aux effets pervers pour elle. Pas question de s'abandonner à un traître confort. Une douche suffirait. Le jet de la poire innonda son adorable dos.
Grant trompait l'attente en faisant tourner la ceinture de son peignoir. Intrigué, il alla détailler les plateaux-repas : évidemment, canapés, mets raffinés, bonne bouteille. Il en vint à s'étonner de l'absence de champagne. Tant qu'à flotter en pleine déraison ...
La porte de la salle d'eau s'ouvrit. une bouffée de moiteur se déversa dans la pièce. Ella parut, fraîche, le visage engageant, le corps nimbé d'un déshabillé suggestif.
Le vieux clochard agrippa Burton, lui éructant au visage sa haine de l'univers. Ecoeuré, saoulé par le souffle fétide, il s'en débarrassa d'une manchette. " Allez, je me casse ! J'en ai assez vu !" Il dévala les escaliers et se jeta dans la rue. Une erreur supplémentaire.
Fasciné par la scène s'offrant à lui, Grant ne bougeait pas plus qu'un rocher. La fille s'était assise sur le bras d'un fauteuil, tranquille, l'air satisfait. Des bas couleur chair léchaient ses cuisses satinées. Une petite mule argentée à talon pendait à son pied droit. Dans un flash, Grant revit les grosses chaussettes de sa femme, se raidit. Consciente, et à coup sûr charmée de son embarras, Ella continuait à sourire.
Burton tressaillit, recula dans un sursaut d'épouvante. Les trois ombres étaient là, qui condamnaient l'accès unique de l'impasse. Il les distinguait bien, maintenant. Il y avait deux corbeaux et un nabot. C'était ça ... un nabot !
Le nabot fit un pas en avant. Une lame effilée prolongea sa main blanche, décrivant dans le vide de larges cercles.
Aspiré par la tourbillon du mystère, captivé par la sirène cendrée aux gestes onctueux, Grant demeurait interdit. Les images défilaient: appart', tueurs, métro, mustang, gare, Munich, hôtel, festin, beauté blonde. C'était digne d'un James Bond, mais pas de la vraie vie, pas de la sienne en tous cas.
Estimant que l'attente avait assez duré, Ella se leva, ondoya félinement. Grant se raidissait de plus en plus. La séductrice, sans un mot, sans une mimique, se frotta au corps de sa conquête, laquelle, au contact de la chair chaude, chancela, prête à s'adonner, le désir chahuté par le remords, à un plaisir aussi coupable qu'improbable.
Lookuir s'avançait, la démarche chaloupée, le regard éteint, reptilien, pour ainsi dire, planté sur son objectif.
Dans un ultime réflexe, Burton appuya ses épaules puissantes contre des volets grinçants. Il se rendit compte qu'il allait crever là, au milieu d'une ruelle de Munich dont il ignorait jusqu'au nom.
A l'inverse de Lilnorth, il avait toujours pensé qu'il s'en tirerait. Il n'était pas un loser, lui ! Retranché derrière l'illusoire paravent d'une virilité hautement revendiquée, rassuré par une mythomanie débridée qui légitimait les projets les plus insensés, il n'envisageait jamais l'échec, la défaite, et encore moins sa propre disparition. La mort, c'était bon pour les cons et les malchanceux ! La rubrique décès des quotidiens, deux mille cinq cents tués dans un séisme, un pompier disparu dans un incendie de forêt, des infirmières coupable d'euthanasie : du fait divers, tout ça ! Rien d'effrayant. Le concept de mort faisait déjà tellement partie de sa vie ; la mort des autres, bien entendu.
Le gnome poursuivait son funeste ballet, hypnotique, autour de lui, réduisant inéluctablement la distance les séparant, comme aimanté.
Ella, mutine, écarta les revers du peignoir de Grant, et, chaton boxant une pelote, le repoussa en direction du lit par de légers coups de patte. Lentement, elle lui mordit la bouche, abandonnant au passage un peu de la peinture de ses lèvres. Grant, statique mais peu enclin à se débattre, chut gauchement sur l'édredon. D'un abordage savant, elle le plaqua contre les coussins chamarrés, et l'enfourcha comme une écuyère, pressant sur son torse une poitrine de velours. Grant roulait de grands yeux stupéfaits. Mais, Ella savait s'y prendre, et bientôt, leurs lèvres se regoutèrent, fruitées, urgentes. Le corps de la femme produisit des ondes significatives. Leur peau se joignit dans une cascade de frissons. Fusion de la chair. Les saccades s'accélérèrent.
Acculé, Burton tendit ses muscles. Avec la témérité du désespoir, cette réaction propre aux couards en face du destin, le fameux courage de la lâcheté, de la bête aux abois, il se rua sur son agresseur ... et s'empala. La stylet s'enfonça dans son abdomen. La froide ferraille lui brûla le ventre. Un râle suinta de sa bouche torturée.
Le poignet de Lookuir trembla, secoué par des frémissements. Un rictus de plaisir illumina son visage féminin. Burton s'abattit sur les gravats.
Ella se laissa glisser sur le côté, avec un petit soupir d'aise. Sa jambe gauche chevauchait encore Grant. Elle alluma une cigarette, et en tira de longues bouffées pensives tandis que son partenaire l'accompagnait dans le mutisme.
Leur besogne achevée, les MS s'en étaient retournés. Tout bruit avait cessé dans l'impasse. Burton rampa vers une palissade, essaya de se relever, ne récolta dans l'effort que quelques échardes. Il tourna la tête en direction du bâtitment de l'armée du salut, sombre et immobile citadelle. De salut, il en était bien question, désormais. Il voulut crier. Aucun son ne s'échappa de son mufle ensanglanté. Sa main accrocha une poubelle et la renversa. Les déchets se répandirent sur le sol, alors que ses entrailles se tordaient. Las, il ferma les yeux. Minuit dix, Munich , dix-neuf juillet 1978. Burton Granyt s'endormit à jamais.
La respiration de Grant était devenue plus régulière. Ses paupières closes, ses cheveux ébouriffés, pas un de ses cils ne remuait. Ella observa le poupon assoupi, à moitié cramponné à sa jambe. Doucement, elle se dégagea.
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